L'envol du corbeau et le chant de la mésange - Chapitre 2

rosam

Accoudée à son bureau, Salomé se remémora la fin de l'entrevue avec Chris. Elle avait essayé de lui expliquer les vertus de la lecture et de l'écriture. Elle voulait que le détenu comprenne qu'avec un stylo et une feuille, on pouvait bien plus que d'écrire des lettres et des mots : on pouvait se libérer d'un poids, avoir un jugement rétrospectif, et même de se comprendre.  S'était-elle montrée convaincante ? Pour qu'il réalise les bienfaits, il devait l'éprouver et vivre cette expérience unique.

L'étudiante se leva et regarda les livres rangés dans sa bibliothèque. Elle effleurait de ses longs doigts fins quelques rigides reliures, hésitante. Elle savait que les livres avaient un certains pouvoir, celui de se construire, d'apprendre, d'affronter l'échec et de chercher un sens à la vie. En tournant les pages, le lecteur était guidé à se comprendre et à ressentir de l'empathie. 


Le tic tac de l'horloge la tira de ses pensées. Il était 9h41, elle devait rejoindre  l'université. Elle habitait dans un petit logement vers le centre ville. Une vielle résidence minable, en ruine. Les murs recouverts de vieille peinture prenaient une teinte jaunâtre. Une simple cloison peu épaisse séparait la chambre de la cuisine et il n'était pas rare qu'on ressente les odeurs de la nourriture, de graisse et de pourriture dans les deux pièces. Le bureau de la chambre était en désordre, recouvert de feuilles et de manuscrits encore non lus. Les autres bouquins étaient soigneusement rangés dans l'étagère en bouleau.

Elle attrapa son sac à dos bleu givré et quitta son appartement.Salomé avait vingt-deux ans et finissait son master. Elle apprenait les métiers de l'édition et entreprenait d'ouvrir une petite libraire. Passionnée de littérature, elle se renfermait dans les livres, les mots la nourrissaient, son corps et son âme en vent. Des rêves, des envies et des réflexions se bousculaient en elle sans pour autant s'en échapper. S'estimant ennuyeuse, elle s'enfermait dans un mutisme. En société elle se sentait désespérément jugée, mise à l'épreuve, qu'il fallait qu'elle construise une protection inutile.

Elle ressemblait à une muse léthargique. 

Dans la rue, ne supportant pas les klaxons et moteurs qui grondaient, elle mit des oreillettes et écouta "Nocturne E flat major" de Chopin. A chaque note de piano, le calme et la sérénité la saisissaient, la quiétude l'emportait et elle en oubliait le monde qui l'entourait. A chaque dièse, son cœur tintait et résonnait au rythme de la mélodie. Son corps orchestrait une multitude d'émotions, des frissons, des excitations. Ivre d'harmonie. Elle dévala ainsi les allées et rejoignit l'université. L'étudiante, à la vue de son amie Ambre, ôta ses écouteurs et la regagna. Elles se firent la bise et partit en direction de l'amphithéâtre. 


Au chemin, Ambre ne cessait de relater tous les événements, toutes les discussions qu'elle  a menés le week-end dernier. Elle était fière de raconter ses exploits du quotidien. Dans un long monologue se mêlaient des plaintes, de la joie, des ragots et des jugements sans fondements des élèves qu'elles croisaient dans les couloirs. Salomé prêtait l'oreille sans émettre un seul son. Elle connaissait les exigences de son amie : écouter et ne rien dire. Elle était inintéressante, fastidieuse et ne devait donc par conséquent pas prendre le risque d'ennuyer sa camarade. 

L'année passée s'était-elle hasardée à donner son avis suite au récit d'une rupture brutale entre Ambre et son ex copain.

- Je pense que…tu devrais lui expliquer les raisons de cette séparation.

L'autre fille, étonnée, l'avait alors toisé, l'évaluant de son regard hautain.

- Ma pauvre, tu ne connais rien à ce sujet, avait-elle répliqué sèchement

La jeune rousse s'en était voulue et s'était excusée. Désormais, elle approuvait la vision de sa copine, ne la contredisait point, et allait jusqu'à l'envier.

Elle avait de quoi envier Ambre. Cette dernière était grande, perchée sur de longues fines jambes bronzées. Elle attirait les convoitises par ces longs cheveux blonds cendrés raides, ses formes pulpeuses mises en avant par des habits étroits. Toutefois, elle n'était pas très belle, trop recouverte de maquillage au goût de Salomé, mais elle captivait les regards par son enthousiasme et son audace. 
Les deux filles rejoignirent d'autres élèves. Salomé était reconnaissante envers Ambre : celle-ci l'avait accueillit dans son cercle d'amis. Ces derniers se turent immédiatement pour entendre la jolie blonde.

Ambre lui rappelait une reine. Une reine qui par son éloquence exerçait son pouvoir, étendait son règne. Elle avait à ses pieds de nombreux fidèles, des hommes dévoués à son culte. Ils semblaient se nourrir de ses paroles. Ils vivaient dans le regard de la souveraine et elle grandissait dans l'admiration qu'ils lui vouaient. Elle savait parler en public, maîtrisait la foule, suscitait la vénération.

Salomé observait la scène avec une pointe de jalousie. Cachée derrière son amie, ne prononçant aucun son, elle se fondait dans le décor. Effacée, inexistante. Plusieurs fois, avait-elle tenté de donner son mot, mais elle s'arrêtait aussitôt. Ils devaient se ficher de son opinion. Et lorsqu'elle se convint de parler, son rougissement et son balbutiement la figeaient. Elle se sentait alors terriblement ridicule et s'isolait de nouveau dans un long et profond silence. Une chance pour elle d'avoir une amie si populaire qu'Ambre qui l'acceptait. Elle qui n'avait aucun charme, se contentant d'une vie triste et monotone.


Dorénavant, son quotidien s'élargissait jusqu'à la prison.

Hormis ses parents, personne n'était au courant de ce bénévolat. L'an dernier, l'étudiante s'était attribué un but : affronter sa timidité, se séparer de ce lourd fardeau. En lisant un article de presse sur les dures conditions des prisonniers, il lui vint une idée : devenir visiteuse de prison. Elle exercerait ce qu'elle réussissait le mieux : l'écoute. Elle se rendrait alors utile, apprendra à aider et à s'ouvrir aux autres. Elle aurait une lueur d'importance dans ce bas monde. 


A la fin de ses cours, au lieu de rentrer directement chez elle, elle fila à la première supérette. Salomé se perdit au rayon papeterie. Elle scruta les étagères remplies de cahiers de multiples couleurs, de feuilles à carreaux, de blocs notes. Elle vit un cahier à anneaux, recouvert d'une couverture épaisse bleue ciel. Elle s'empressa de l'acheter, le sourire aux lèvres.



- Tu veux que j'écrive dans ce cahier, « en silence » ? grogna Chris

L'étudiante s'en voulu de son zest d'audace et de sa naïveté à faire écrire le prisonnier.

- Ecoute, dans ma cellule, il y a la télé et elle est toujours allumée. Donc…

- Alors éteint la, coupa-t-elleIl fut surpris de cette suggestion.

- Haha ! ria-t-il d'un ton faussement ironique. Impossible. C'est la seule chose qui me rattache au monde extérieur.

- Mais…maintenant il y a le journal, et… moi aussi. 

La visiteuse fit preuve d'un effort considérable en soutenant le regard du condamné. Celui-ci parut songeur puis attrapa le cahier, le feuilleta d'un œil réprobateur. 

- Et tu  veux que j'écrive quoi là dedans ?- Tout ce que tu veux ! Tu peux aussi bien raconter ta journée, tes envies et rêves, tes…fantasmes… Je ne le lirais pas, ne t'en fais pas.

Chris la dévisagea, incrédule.

- Si tu ne le lis pas, tu ne sauras pas si j'écris dedans ou pas. Remarqua-t-il narquois

Elle fut hébétée,  cette idée ne lui avait guère effleuré l'esprit. Elle se punissait de nouveau de son caractère optimiste. En une réplique son projet s'était effondré. Déboussolée, elle implora :

- J'ai confiance en toi.

Le détenu ne pu cacher sa surprise, la bouche ouverte. Salomé crut voir une faible lueur d'étain dans ses pupilles d'acier.

- Ce n'est pas pour moi que tu écris. C'est pour toi. Écris alors sans honte, sans pudeur. Tout ce qu'il se passe dans ta tête, laisse en une trace. Tu verras les bienfaits, tu te sentiras bien plus léger. Je te l'assure. Affirma-t-elle d'une voix posée

Il poussa un long soupir et posa le journal près de lui sur la table bancale.

- Je vais essayer, céda-t-il

 - Merci.

- Tu es bien une des rares à me dire merci, avoua-t-il peu distinctement

Salomé vit de la peine s'émaner de lui dans cette phrase se voulant désinvolte. 

- C'est la politesse, répondit-elle naturelle, et je sais combien ces mots peuvent faire plaisir.

Ses pommettes s'empourprèrent et sa voix était devenue amenuisée. Chris devina qu'elle venait de dévoiler une intimité. Il allait rétorquer quand un surveillant toqua à la porte et l'ouvrit.

- La séance est terminée.

La bénévole fit un sourire navré au détenu et se leva suivie de ce dernier. Elle marcha silencieusement dans les couloirs, ses yeux se perdant à chaque fois sur les grandes portes grises percées d'un œilleton. Elle s'imagina des hommes derrière ces barreaux, attendant désespérément une visite.



Chris fut raccompagné jusqu'à la cour. Une cour sans arbre, sans nature, que du béton et cloîtrée par une muraille et des miradors. Seules les rares hirondelles survolant la prison lui rappelaient la liberté. Une vingtaine de prisonniers étaient dehors, rassemblés en petits clan de part et d'autre dans la cage. Le détenu rejoignit quatre collègues appuyés contre un mur.

- Whesh Chris ! salua l'un d'eux

Il leur tapa les mains et participa à la conversation qu'il avait brièvement interrompue. Léon, un grand et corpulent homme, aux cheveux blond platine, une petite barbe sur son menton rond, la quarantaine, répétait des éloges sur son épouse. 

- Ma femme m'attend chez moi ! Quand je serais de retour, on baisera plus d'une fois par jour ! Et croyez-moi, elle est bonne…ajoutait-il avec un clin d'œil

Les deux autres prisonniers, admiratifs, sifflèrent. Léon sortit du papier et un paquet tout abîmé de sa veste en cuir camel. Tandis qu'il roulait du tabac, il accosta Chris.

- On dit que tu t'es trouvé une meuf.L'intéressé jeta un coup d'œil la cour, mimant de chercher quelqu'un.- Tu la vois où « ta meuf » ? contesta-t-il, malicieux

Le blond toussa d'un rire gras.

- Ne joue pas au petit malin. Je parle de ta visiteuse.

Chris resta béat puis s'esclaffa à son tour.

- Je veux bien croire que les bénévoles sont sympas mais aller jusque là ! Et celle-ci est bien trop timide et coincée pour tenter une aventure avec un taulard. Puis entre nous, je me demande si elle a des seins…

Léon sourit, amusé par la réponse.

- Tu es chanceux d'avoir une visiteuse pour toi tout seul. Même si elle ne te chauffe pas.

- Un peu quand même ! Ça fait un bail que je n'ai pas vu de femme. Puis elle est gentille et ouverte.

Les quatre amis rirent sur cette fin de phrase et discutèrent quelques minutes jusqu'à ce que la sonnerie retentisse. Sous les ordres des surveillants, les prisonniers rentrèrent dans le bâtiment, en colonne. Ils se bousculaient, se poussaient entre eux. Certains en profitaient pour faire les poches ou pis, se châtier et se mutiler. 

Personne n'approchait Chris et Léon. 

Au bout de quelques années de pénitence, ils s'étaient forgé une réputation et un certain respect auprès de leurs congénères. Tout ne fut pas ainsi. En effet, lorsque Chris arriva en prison, deux autres arrêtés, deux colosses, l'avaient choisi pour cible afin d'y décuver leurs souffrances et leurs plaisirs pervers. Rackets, agressions, insultes et viols étaient devenu l'affreux quotidien du jeune nouveau. Les autres condamnés fermaient les yeux, remerciant le Ciel de ne pas être encore la victime. La prison, ultime endroit où les pires défauts des hommes se rassemblaient. 

Or, un jour, alors que Chris était sous les coups, accroupis au sol dans un coin de la cour, entaché de sang, Léon vint à son secours. Armés de poings américains, il blessa les deux géants. Depuis cet événement, ils devinrent amis, une confiance et une complicité régnaient entre eux. Léon, ancien banquier, était inculpé pour de nombreux cambriolages, d'escroquerie et de détournement de fonds. L'argent était son obsession, sa « drogue» tel il disait.


Chris pénétra dans sa petite cellule. Une simple pièce étroite, aux murs peu isolés. Deux affiches de belles femmes étaient accrochées. L'une d'elle était Rita Hayworth, en nuisette, dévoilant une poitrine ronde.* Les meubles étaient funestes. Son lit touchait presque le sol, le sommier perdait ses barres de fer et les piliers rouillaient. Dans un coin, au dessus du frigo grisâtre, une télé diffusait des émissions de jeux.

Le reclus observa à travers les barreaux de sa fenêtre les yoyos du bâtiment d'en face. Des draps, verts de crasse, reliaient les fenêtres entre elles. Il pouvait voir des mains tirer sur ces tissus afin de récupérer l'objet convoité. Le détenu admira les moyens mis en œuvre pour les trafics illégaux, dans un endroit où on essayait de faire régner la loi. Pas seulement la loi des plus forts, la loi des ministres, des mots sur papier qui restreignaient la liberté. 


Le condamné réalisa qu'il tenait depuis tout à l'heure le cahier donné par Salomé. Il maugréa. Il n'avait rien à écrire sur ce fichu journal, et ce « en silence ». Il railla, jamais il n'éteindrait l'écran, certes coloré d'inepties. Il noterait quelques phrases inutiles dedans, c'était déjà un immense effort. Il s'assit à sa table, attrapa de son pot à crayon, un stylo bleu, et ouvrit le calepin. Voir la page nue, les lignes blanches le mit mal à l'aise. Il était confronté au néant.Le jeune homme voulait tacher cette feuille, gribouiller, la taguer. «Écris tout ce qu'il se passe dans ta tête » répéta-t-il. Un dessin peut faire l'affaire, se convint-il. Il se débarrassa du stylo bleu et prit un pinceau noir et un feutre gris. A la première tâche d'encre, le plaisir de laisser sa trace le saisit. Sa main se déchaîna. La plume noire salit la blanche feuille. Le feutre s'enragea sur le papier, le déchirant presque. Il esquiva des traits grossiers, impétueux, épancha une violence despotique. Étrangement, une sensation de soulagement l'envahit et l'apaisa. La respiration régulière, il ajoutait des minutieux détails, des petites touches anthracite. Il coloria pendant une heure puis lâcha le crayon. Alors, comme réveillé d'un songe dont il ne maîtrisait pas lui-même, il découvrit enfin ce qu'il avait dessiné. Il resta muet quelques secondes puis rit. Nerveusement.


Sur la table du parloir, un livre le fixait. Un petit bouquin, jaune pâle. Dessus était représentée une rose avec quelques pétales fanés tenue par une main peu humaine, recouverte par des écailles et des pics. Au dessus étaient inscrit en lettre argentées…

-La Belle et la Bête ?


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*   NDA : Clin d'œil à la nouvelle Rita Hayworth et la rédemption de Shawshank de Stephen King, adaptée en film : Les évadés;)

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