L'envol du corbeau et le chant de la mésange - Chapitre 4

rosam

Léon sortit de la poche de son jean un petit sachet transparent, du papier cigarette, un bout de carton. Alors qu'il s'apprêtait à rouler du shit, le cachet de l'œilleton se retira. Le détenu s'empressa de cacher l'herbe et interpella le surveillant.

-          Salut Christian !

Ce dernier ouvrit la porte et resta sur le paillasson poussiéreux.

-          Salut, ça va ?

Le voleur haussa les épaules.

-          La routine… Au fait, je ne vois plus Chris ces temps-ci. Il a raté le dernier ciné, ce qui n'est pas à son habitude. Il est où ? Il a été transféré ?

Le gardien s'appuya contre le coin du mur.

-          Non. Chris a fait l'autre jour une crise de nerf. Il est redevenu violent. On a du le shooter de calmants.

-          Tss…

-          Là, il est redevenu dépressif et il se tapit comme une taupe. On s'inquiète beaucoup pour lui. Il a droit à de nombreuses séances chez le psychologue, annonça le geôlier. C'est toujours mieux que la drogue.

Sans laisser le temps à Léon de réagir il quitta la pièce.

-          Bon, je te laisse. La direction va me taper sur les doigts si je parle trop aux prisonniers.

Christian verrouilla la porte, et dans un bruit de tintement de clefs, allait de cachot en cachot.

 

-          Allongez-vous donc sur le sofa. Certains sont plus à l'aise lorsqu'ils ne regardent pas leurs interlocuteurs.

-          Non je ne préfère pas.

Le psychologue, un vieil homme aux cheveux grisâtre et lunettes ovales ne broncha pas. Son patient s'avérait être un cas ardu : il paressait si désemparé et s'isolait dans un mutisme inhabituel.

-          Savez-vous pourquoi vous êtes ici, dans mon bureau ?

Le bureau en question était une pièce à l'éclat blanc, les murs nus de tableaux et de décorations. La moquette bleue indigo au sol était de piètre qualité. La pièce était plutôt vide, seule une table, deux chaises et un sofa remplissaient l'espace. Une des deux portes au fond rappelait qu'une infirmière pouvait donner une piqure à tout instant.

-          Oui, répondit Chris

-          Pourquoi ?

-          Car je suis un cas désespéré…

-          Non, c'est parce que nous tenons à votre vie. Vous êtes un homme, comme nous tous, ne l'oubliez pas.

Le condamné se tut et dévia son regard.

-          Est-ce que vous vous souvenez de cette nuit ?

Il se montra pensif.

-          Laquelle ?

Le médecin nota sur son carnet cette interrogation surprenante.

-          Celle où vous avez eu une crise.

-          Un peu. Des morceaux. Je ne sais même pas si c'est la réalité.

-          Racontez-moi donc.

Chris soupira de paresse.

-          J'écrivais dans le cahier de Salomé. Je me sentais bien, ça me reposait… Puis…j'ai entendu cette musique. Elle ne s'arrêtait pas, se répétait sans cesse. Elle bourdonnait. Une cacophonie. Elle me faisait mal, pire qu'une migraine. Et des images se sont alors mélangées…

Il se tint le crâne de ses ongles, balançant sur sa chaise tel un pendulier, se remémorant cette douleur. L'homme âgé sentait qu'il s'approchait de l'élément crucial.

-          Avez-vous déjà entendu cette chanson ?

-          Oui, souffla-t-il

-          Quand ?

Le jeune homme cacha immédiatement ses mains dans son sweet et se replia.

-          Monsieur, racontez-moi. Cela vous fera du bien.

Il grimaça.

-          Je veux partir.

Le psychologue soupira puis de son stylo pointa une porte.

-          Vous pouvez. Mais si vous ne voulez pas m'en parler, parlez-en à quelqu'un d'autre.

-          Il n'y a pas de différence. On me jugera dans tous les cas.

Puis sans attendre la réponse de son interlocuteur, le condamné partit en courant. Dans les couloirs, il crut voir les nombreux judas s'animer, l'épier.

 

            Chris s'assit à la table, ses doigts cachant son visage. La clarté qui se faufilait entre les barreaux lui brulait les yeux. Il perçut l'écho des pas sur le sol et se redressa aussitôt. Accompagnée d'un gardien, Salomé avançait délicatement à pas de velours.

-          Bonjour Chris

Sa voix était chaleureuse. Elle le regardait avec tendresse dans un profond silence. Elle était réjouie de le voir en meilleure forme que la dernière fois. Le détenu avait le regard et l'esprit fixé sur les usures de la table. Les deux ne parlèrent pas, seule la respiration régulière de la demoiselle agitait paisiblement le calme.

Le prisonnier s'agita sur sa chaise. Etait-elle au courant ? On lui avait surement montré son casier judiciaire. Il la dévisagea méfiant. Cela se devinait, dans le regard  de la jeune fille, il pouvait y entrevoir du mépris. Ne jouait-elle pas la comédie ? Sa voix n'était-elle pas faussement douce ? Comment le savoir ? Le jeune homme tourbillonna, catalysa une colère grandissante. Il ne pouvait donc faire confiance à personne, ni même à elle.

-          T'écoute quoi comme musique ? demanda-t-il brusquement

-          De…la musique classique. Des symphonies, des concertos, sonates… J'aime beaucoup Chopin, Ravel, Satie…Je trouve leurs mélodies très poétiques, d'une beauté à couper le souffle.

Les pommettes flamboyantes, elle n'osa le regarder.

-          Je vois. Que des orchestres ?

-          En grande partie, puis voyant le visage curieux du condamné elle justifia, en fait, quand j'étais petite, mon père m'avait amenée à un opéra, « Carmen » pour être plus précise. Les costumes, les chanteurs m'ont tellement impressionnée, submergée. Je ne voulais pas que les secondes défilent. Je priais que le temps s'arrête. Depuis, dès que j'écoute des symphonies, je ne peux m'empêcher de rattacher à ce souvenir. J'ai passé de nombreux soirs, cachée sous les draps à écouter et savourer ces musiques.

Un sourire béat se dessina sur son visage. Jamais elle n'avait révélé ces souvenirs et son engouement pour la musique classique. Indéniablement, sa candeur avait calmé le détenu et l'avait transporté dans un état de quiétude. Il avait mis en quarantaine tous ses doutes.

-          Et toi, quelle musique aimes-tu ?

-          Du rock, du rap et du slam, répondit-il spontanément

Elle hocha la tête.

-          Il y aussi de la poésie dedans, ajouta-t-il d'un haussement d'épaule

Salomé émit un petit rire enfantin.

-          Je n'en doute pas. Tu es une des rares personnes à entrevoir de la poésie partout.

Le prisonnier fronça les sourcils, ne venait-elle pas de se moquer ?

-          C'est un compliment, précisa-t-elle aussitôt

La bouche de Chris forma un O de surprise puis se referma rapidement. Il récita alors les multiples groupes qu'il écoutait, ses chansons préférées. Il se révéla passionné, sa musique lui était une échappatoire, une porte vers la rêverie et l'oubli, juste un instant. L'échange se voulait animé, chacun étant intéressé par les goûts et la discothèque de l'autre.

A la fin des deux heures, la bénévole le quitta avec regrets.

Lui resta immobile quelques minutes, ses prunelles se perdaient dans la porte métallique. Il s'était trompé, elle ne paraissait pas être au courant. Il avait honte de l'avoir soupçonnée. « Parlez-en à quelqu'un d'autre » se remémorait-il. Et si Salomé était… Chris réfuta immédiatement cette idée absurde et se refugia dans sa cellule.

 

Non pas ça !

Réduit à la poussière, il recevait des coups de pieds de tout part. Une lame de couteau effleurait sa peau, tranchant ses veines. Il avait mal et n'espérait plus que la mort.

Calme-toi ! Par pitié !

Ses cris grondaient dans le brouillard. Ce n'était pas sa voix qui s'échappait de son corps. Un autre timbre qu'il connaissait malheureusement bien. Pour lui avoir fait du mal. Peu à peu, il distinguait l'auteur des violences dont il était victime. Une forme qui enchainait différentes formes. Et parfois son visage défiguré par la barbarie et sauvagerie.Et parfois son visage déçu.

Arrête. Je ne te reconnais plus.

Changement de décors.

De haut, il chuta dans une sombre pièce noire, sa colonne vertébrale ricochant dans un fracas sur le sol indissociable des parois. Des mains apparurent alors, abruptement. Tachées de sang, elles le pointaient du doigt, des pics comme ongles. Des échos se répercutaient dans la salle, s'entrechoquaient contre les murs. Des moqueries, du dégout, des injures en ressortaient.

Tu es un monstre. Tu ne devrais pas vivre…

Chris se réveilla en sueur, tremblant sous les fins draps gris. La respiration haletante, il dut laisser passer quelques minutes avant qu'un faible sentiment de sécurité le saisisse. Dans son lit, il resta immobile, n'osant plus penser, revoir ces images, revivre ces sensations. Le Jugement. Assommé par la fatigue, il s'écroula quelques minutes plus tard sur son oreiller. La lumière allumée pour faire fuir les ombres.

 

 

Salomé scruta la bouche pulpeuse d'Ambre. Jamais elle ne se refermait. Elle laissait l'air filer, mâchait, bougeait, parlait sans cesse, encore et encore. Trois admirateurs, serviteurs de la Reine, l'écoutait tel un prophète.

Ils étaient au restaurant universitaire. Une petite salle rectangulaire illuminée par des lumières jouant sur les tons orange. De nombreuses tables en bois blanc ciré étaient alignées, garnies d'assiettes aux multiples aliments industriels.

Les trois garçons étaient réunis autour d'Ambre, la contemplant. La jeune rousse observa la place vide en face d'elle, la faisant vaguement penser au prisonnier. Elle était ravie que les conversations se fassent plus dynamiques, plus vivants et plus forts. Elle pensait avoir gagné la confiance de Chris, et rien que pour cela, elle ne pouvait en être plus heureuse. Elle voulait mieux connaître sa souffrance, et peut-être pourrait-elle l'aider ?

-          ….et toi Salomé ?

La voix fluette de son amie la fit sortir de son songe.

-          Pardon ?

La blonde poussa un soupir d'agacement.

-          Tu n'écoutes jamais, reprocha-t-elle puis se tournant vers ses amis, vous avez vu comment elle peut plomber une discussion ?

Les fidèles grognèrent d'exaspération.

-          Alors… tu aimes quel type de musique ? articula Ambre en insistant sur chaque syllabe

En une fraction de secondes, Salomé se retrouva désemparée. Que devait-elle répondre ? Ses goûts ne seraient-ils pas considérés comme ringards ? Allait-elle se sentir de nouveau humiliée, à part ? Et est-ce que cela intéressait vraiment quelqu'un ? L'étudiante se rappela des goûts de son amie. Répondre des musiques dance lui effleura l'esprit, qu'elle chassa. Elle voulait donner son avis. D'ailleurs, Chris ne s'était pas moqué à ce propos, alors pourquoi eux en riraient ? C'était une occasion pour elle de s'affirmer.

Salomé avoua timidement son plaisir d'écouter de la musique classique, débitât dans un balbutiement ses compositeurs préférés. Elle évita néanmoins de donner des détails.

Une mine surprise puis un rictus railleur se dessinèrent successivement sur le doux menton de la Reine. Salomé s'efforça de garder la tête relevée : elle assumait ses préférences, qu'importent les réactions.

-          Ah oui ? C'est intéressant. Et tu écoutes les petits orchestrateurs de nos jours ?

Elle tourna la tête. Un des étudiants venait de la questionner. Il était grand, fin, portait sur son crâne une touffe désordonnée de cheveux châtain. Ses yeux marron étaient perçants. Quand il parlait, on pouvait apercevoir les dents du bonheur. Il s'appelait Quentin, si elle se souvint bien. C'était bien la première fois qu'il lui adressait la parole et qu'il la considérait.

-          Oui… Le plus souvent je les découvre lorsqu'ils ont écrit une musique pour un film…

-          Bien ! Tu es cinéphile ? ajouta-t-il

-          Un peu…

Elle devint écarlate et dévia ses yeux sur ses genoux. Elle n'avait pas l'habitude qu'on s'intéressât à elle.

-          Ah Salomé… Elle est si timide. C'est mignon, commenta Ambre d'une voix anormalement douce

L'étudiant qui l'avait accosté virevolta vers la bimbo.

-          Tu es gentille. Elle a de la chance de trainer avec toi.

Ambre mima la modestie et continua de faire part de ses derniers exploits.

 

Chris leva les yeux au plafond, agacé. Les visites chez le psychologue l'insupportaient.

-          Pourquoi dois-je tant raconter l'infamie que j'ai faite ?

-          Pour vous en libérer. Vous devez vivre dans le présent, et non vous enfermer dans votre passé sombre, répondit sagement le médecin. Ce n'est pas pour moi, je connais votre dossier judiciaire, mais pour vous.

-          Mais n'est ce pas le prix à payer quand on a commis un crime ?

Les jambes croisées, le docteur inspira longuement.

-          Monsieur, on n'emprisonne pas un criminel que pour le châtier, on veut aussi qu'il se reconstruise et qu'il puisse réintégrer la société.

-          Et donc vous estimez que j'ai été assez puni ?

-          Vous le prouvez dès que vous ouvrez la bouche. Vous vous torturez l'esprit à longueur de journée, vous êtes malheureux.

-          Est-ce vraiment une preuve ? Est-ce suffisant pour que je mérite la liberté ?

L'arrêté frissonna au son de ce mot. Comme un enfant entendant le mot adulte, la liberté lui paressait très lointaine, intouchable. Il avait trop de grandeur, trop de significations. Il renfermait à lui seul de nombreux espoirs, des aspirations qu'il ne pouvait se permettre d'aspirer.

-          Vos actes le diront pour vous. Vous devez réapprendre à faire confiance aux autres personnes, et vous serez surpris de constater que les autres porteront en retour une grande affection envers vous. Ne laissez pas ce crime entacher votre identité et vos relations. Ce n'est pas écrit sur votre front vos erreurs du passé et un homme ne se définit pas à la hauteur de ses actes, mais à la façon dont il se relève de ses erreurs. Réconciliez vous donc avec l'amour ! Vous êtes au bord de la dépression, reprenez-goût à la vie.

-          Cela n'est pas respectueux de recommencer toute une existence, vivre délibérément, sans soucis et mettre de côté tous les remords...

-          Votre geste n'était pas respectueux, certes, mais aujourd'hui, avoir une altitude exemplaire, devenir un homme intègre et droit est la meilleure chose que vous pouvez faire…en mémoire de ce jeune garçon.

Le détenu se mordit la lèvre inférieure, perdu dans ses pensées et images du passé. Et ce visage qui revenait sans cesse, hantait ses nuits et ses hontes.

 

Chris marqua la dernière lettre sur son calepin. Il lâcha le stylo dans un cafouillage et s'allongea sur son lit. Il observa le plafond miteux, creusé par quelques trous et noirci à certains endroits par quelques araignées jadis écrasées.

Et il pensa.

Il pensa à ses années de pénitence. Aux nombreuses soirées les yeux rivés sur ce plâtre gris. Son corps s'était sculpté à la prison : ses bras s'étaient endurcies de muscles, ses yeux s'étaient rouillés, ses dents s'abimaient. Déjà cinq ans…

Il resterait à jamais un être misérable. Il réentendit les paroles du psychologue. A quoi bon rappeler son crime ? A être de nouveau rejeté ? A lui redire qu'il est un homme abominable ? Il souffrait déjà ainsi, pas besoin de rajouter une couche.

Il songea alors à Salomé. Il appréciait énormément ses visites. Sa présence apportait un peu de soleil dans sa vie cloitrée et obscure. Chaque jour, il attendait avec impatience ces petites heures si chères, si riches, si éphémères.

Pouvait-elle savoir son pêché ? Ne serait-elle pas dégoutée ? Peut-être décidera-t-elle de ne plus revenir… Chris ne voulait pas la perdre. Il ne voulait pas qu'on lui arrache le reste d'humanité qui l'attachait au monde.

La deuxième personne en qui il avait confiance était Léon. Un précieux ami. Peu de temps après leur rencontre, ils s'étaient vaguement échangés leur passé, leurs fautes qui les avaient déchus ici avec peu de précisions. Puis ils s'étaient jurés de ne plus regarder derrière, d'essayer d'envisager un avenir. Léon semblait s'en sortir très bien, il avait un foyer qui l'accueillait dehors, des sourires l'attendaient patiemment. Mais Chris n‘avait personne à l'extérieur. Son futur était aussi vide que sa vie. Au bord de l'abîme.

 

 

La bénévole trouva le prisonnier se frottant le visage en sueur de ses mains, se tortillant sur lui-même.

-          Chris, je t'en prie… calme-toi…

Il l'observa, les iris remplis de désespoir.

-          Le psy veut que je te parle de mon passé, de mes erreurs…

A ces mots, la jeune fille trembla. Elle devait éviter de mentionner le passé du détenu, ce dernier devait en effet aller de l'avant, s'affranchir de sa vie antérieure. De plus, elle savait qu'inconsciemment son regard et son attitude envers Chris risqueraient de changer, suite à ses confessions.

-          Tu n'es pas obligé.

-          J'aimerais.

Il se tut, tapait ses pieds contre le sol.

-          Mais j'ai peur de te répugner…

Salomé fut touchée par cet aveu inattendu. Il lui accordait donc de l'importance. Ses lèvres frémirent.

-          Non…Moi j'écoute, je ne pense pas…

Elle se demanda si cette phrase à l'allure sage ne relevait pas plutôt de la stupidité. Elle rectifia.

-          Si ce n'est que mon regard qui t'effraye, je fermerais les yeux.

Elle crut voir les prunelles du jeune homme briller. Il sembla réfléchir.

-          D'accord.

La bénévole enleva les mèches de cheveux roux qui embêtaient son visage, puis, lentement, scella ses paupières. Elle entendit un faible « Merci » et la respiration forte et saccadée de l'arrêté.

-          Je crois qu'il faut partir du début pour mieux comprendre. Enfin, dans les séries américaines on cherche toujours les origines du criminel…., dit-il sur un ton qui se voulait amusant

-          Je t'écoute.

Il inspira longuement.

Dans un long discours discontinu, dans des mots saccadés, essoufflés, il chercha sa cause, fouilla dans les vestiges de sa mémoire qu'il avait jusqu'alors tenté de refouler. Il essaya d'illustrer par des phrases les nombreuses images et sensations qu'il continuait d'éprouver à l'évocation de ses souvenirs. Pouvait-il transmettre la version exacte de ses faits à jeune bénévole ? N'étaient-ils pas empreints d'une fausse réalité, étiolés par les années passées, ses jugements et remords, sa perception des choses ?

Hors du temps, telle une voix off, il commentait le long métrage qui se déroulait dans ses pensées. Contre son gré, il revivait ses scènes et moments, avec une trouble amertume.

 

« Je suis né et j'ai grandi, du moins j'ai essayé, dans un ghetto. Un labyrinthe sans issue d'HLMs, d'immeubles et de caisses délabrées. Ici, la lumière est reflétée par les armes et les mégots des clopes.

« Ma famille représente ce qu'il y a de pire, la noirceur de la nuit, l'oubli. Elle m'a élevée avec le surnom « putain d'accident ».

Ma mère était petite, sèche, déshydratée d'amour. Son visage était taillé par la colère. Ses lèvres formaient en continu un rictus de dégout et d'agacement. Elle m'en voulait d'être venu au monde, de devoir partager sa vie avec moi, de m'élever.

Mon père, lui, n'en avait rien à faire de moi. C'était simple, je n'existais pas. J'étais étranger à sa vie, un boulet qu'il refusait de côtoyer. Il a rapidement quitté ma mère, il a fuit cette famille sans avenir, abandonné son enfant qu'il n'a jamais regardé. J'avais neuf ans. Je ne l'ai plus jamais revu. Je serais incapable de le reconnaître.

Ils ont tout fait pour que je comprenne que ma présence n'était pas souhaitée, que j'étais un moins que rien, un nul. Il suffisait d'une moindre bêtise pour que je reçoive un lot d'insultes. Pour me punir, ma mère me noyait dans l'eau bouillante de la baignoire, ses uniques caresses.

Alors je fuyais. Je partais tôt le matin, rentrais tard le soir. Ma mère m'en était reconnaissante. Je n'avais nulle part où aller, mais le fait de piétiner mes pieds sur la route me rassurait. J'errais sans fin, ne m'arrêtais jamais. Je me sentais bêtement libre.

Dans ce sale quartier, il y avait une école minable. Les profs restaient six mois et déguerpissaient. A part leur paye, ils s'en fichaient de nous. Bah ! ils avaient raison. Il n'y a rien à faire avec des petits branleurs comme nous.

A la cour de récré, la loi du plus fort régnait, un peu comme en prison mais l'innocence en alibi. Tu devais mieux suivre le meneur, la grande brute. Sinon elle te frappait et t'avilit dans un coin reclus. Les autres élèves applaudissaient bêtement. Les peureux ! J'étais aussi un lâche. Je suivais les brutes, regardais en silence, me forçais parfois à rire.

Un jour, sans aucune raison, ce fut moi la victime. Un gros bras commençait à me blesser. Puis soudainement il s'arrêta. Il venait de voir une trace de brulure sur mon bras.

J'étais gracié par le mal.

La nouvelle a rapidement fait le tour de l'école et peu de temps après j'étais pris en charge par la DDASS. J'étais déposé dans une nouvelle famille à quelques kilomètres de mon ghetto. J'ai enchainé les foyers. On me gardait quelques années puis on me jetait dans un nouveau refuge. Un colis fragile que l'on jette sans papier bulle. Je n'avais plus de repères, plus de point d'attache. Sans cesse un nomade à la recherche de ses traces, d'un repère fixe.

J'ai vu des tas de parents, aucun ne convenait. Pour certains, je n'étais qu'un « rapporte pognon », pour d'autre un véritable cas désespéré, un malade. Une de ces familles m'emmenait tous les samedis chez le psy et tous les dimanches à l'église pour recevoir la bénédiction de Dieu. Recevoir Son pardon pour avoir été une tâche dans ce monde. Ne se moquait-Il pas de moi ? M'affliger des malheurs pour demander en retour ma vénération à Son culte ?

Onze ans, l'entrée au collège. Pas de nouvelles têtes. Je n'avais rien à faire ici. Les cours me saoulaient, l'adolescence n'a rien arrangé. J'enchainais les heures de retenues et les absences. Certains cours m'intéressaient toutefois, comme les langues. Je souhaitais partir dans une autre contrée, voir d'autres paysages, la nature elle-même. Peut-être serais-je accepté quelque part ailleurs ? 

Puis j'ai atterri dans une jolie banlieue. Des petits pavillons chics, une pelouse verte, très différents de mon ghetto. Je médisais tous ces bourgeois. Ils vivaient dans leur monde, de caviar et de gui, de caddies remplis de produits bios…

Quand la quiétude règne, on veut apporter le désordre. Montrer qu'on existe. Je voulais les embêter, leur faire comprendre que rien ne nous appartient. Qu'on ne définit pas un homme à sa possession.  Alors j'ai commencé à voler. Dès que j'eu posé un pied sur leur pelouse, j'avais enfreint la loi. Un être sale dans un lieu propre. Je les dépouillais en milieu de journée, d'une facilité déconcertante. J'ai pris quelques bijoux, quelques billets, peu de choses.

Et un soir, j'ai décidé d'aller plus loin. Je voulais non seulement dérober mais aussi casser. Briser une fenêtre, forcer une porte, entendre le fracas de vitres. Concrétiser ma colère, une violence inouïe que j'avais trop longtemps refoulée au fin fond de mon corps.  J'avais désigné la maison. Celle d'une vieille mégère, retraitée et grincheuse, qui ne m'appréciait guère. Elle changeait de trottoir quand elle me voyait !

J'ai attendu minuit. J'ai escaladé le petit muret. Je marchais sur l'herbe à pas de loup, l'adrénaline dans les veines. Je me sentais puissant, invincible. Le goût indéfinissable du risque. Près d'une fenêtre, je me baissai pour attraper une pierre. Quand je me suis redressé, je vis une silhouette sur l'allée, derrière le mur.

Je me suis senti si ridicule. On m'avait coupé dans mon élan. Je me suis alors approché de cette personne. C'était un autre gars de mon âge. Je ne l'avais jamais vu auparavant.

Il était grand, un blouson en cuir, un vieux jean foncé se terminant sur des baskets neuves. Il portait à son dos un sac bien rempli. J'avais du mal à distinguer ses traits à cause de l'obscurité bien que le maigre rayon de la lune mettait en évidence son nez droit et ses fossettes. Ses cheveux noir formaient quelques bouclettes, ondulaient désordonnément. Il me fixait du regard, tout en gardant son allure décontractée.

-          Tu perds ton temps, il n'y a aucun objet de valeur chez cette dame. A part une litière pour chats, tu ne trouveras rien d'autre.

Sa voix avait un ton amusé mais aussi provocateur. Il avait surement deviné devant quel minable il se tenait. Je me contentais de pousser un soupir qui s'apparentait à un grognement.

-          Je m'appelle Idris, continua-t-il. J'ai des bières pas très fraîches dans mon sac. Ca te consolera de ta soirée que j'ai gâchée.

Je détestais sa voix. Trop mesquine, trop joueuse. Je n'aimais pas non plus sa pitié cachée derrière son invitation. Et pourtant j'acceptais. Inexplicablement, ce garçon m'intriguait.  Il poussait un cri d'exclamation. Excessif. Pas de doute, il avait déjà bu.

Nous avions marché dans le silence, nos bruits de pas résonnant comme un tic tac d'une horloge. Horripilant. Je regrettais d'avoir dit oui.

Idris m'emmena jusqu'à un banc sur lequel nous nous assîmes dessus. Il sortit de son cartable deux bouteilles et m'en tendit une. J'avalais aussitôt une gorgée. Trop amer, trop chaude, je cachais ma grimace et me forçais à apprécier chaque goutte. Je n'avais pas tous les jours droit à ce luxe.

-          Tu es dans quel lycée ? me demanda soudainement Idris

-          Je vais au lycée Charles Baudelaire.

Je ne luis renvoyais pas la question, je me fichais de sa réponse.

-          Hey, comme moi !

Il trinqua sa bouteille contre la mienne.

On s'est échangé quelques phrases inutiles. Le silence semblait le déranger, moi je le quémandais. La veillée s'éternisait, s'enlisait. Puis on s'est quitté, heureux d'en finir. 

 

 Je l'ai revu une semaine après. A l'arrêt de bus. Il pleuvait des cordes, j'étais abrité sous ma capuche. Le car était en retard, je m'impatientais, mouillé. Les voitures qui passaient me crachaient des flaques d'eau, de la boue. Je râlais sans bruit. J'augmentais le son de la musique dans mes oreilles, essayant de contrôler ma colère avec quelques percussions.

» Idris est alors apparu. Sous un parapluie, il sifflait un petit air joyeux. Irritant.

Contre toute attente, il m'a aussitôt reconnu. Il aurait pu m'ignorer, mais il m'a abordé. J'étais contraint d'ôter mes écouteurs.

-          Où vas-tu ? me demanda-t-il

Je ne savais pas.

-          Zoner un peu.

Le garçon me fixa de ses iris noirs.

-          Sous cette pluie ?

Il avait le don de m'exaspérer, son côté niais m'hérissait.

-          Je vais au magasin de disques. Tu veux venir ? proposa-t-il alors

Il ne suffisait que d'une courte minute à échanger quelques mots avec lui pour que la solitude m'apparaisse comme un désagrément. Cette solitude que j'avais jusqu'à lors toujours cherchée.

Dans la boutique, je le laissais vagabonder vers les étalages qui l'intéressaient, tandis que je me perdais dans ces rayons colorés, pleins de vie. Au milieu des disques récents se cachaient des vinyles, des chansons oubliées, des groupes poussiéreux.  Je mettais les casques à disposition sur mes oreilles m'enfermant alors dans les vieux classiques. J'aimais déjà le rock à cette époque, et ce magasin représentait pour moi la caverne d'Ali-Baba. Je réalisai alors qu'avec Idris, je pouvais découvrir de nouveaux mondes, élargir ma culture de la musique.

Il m'extirpa de cette échoppe lorsqu'il eut fini ses achats. « On y retournera. » me promit-il.

 

Je ne l'ai pas revu avant la rentrée.

Je suis arrivé au lycée, et par le pur hasard dans la classe d'Idris. Dès qu'il me vit, il m'accosta, ne me lâcha plus. Je ne pouvais plus lui échapper. A vrai dire, je n'ai jamais compris pourquoi certaines personnes usent tous les moyens, juste pour gagner une amitié. Pourquoi ne baissent-ils pas simplement les bras et passent à autre chose ? Comment Idris pouvait-il savoir, pressentir que j'étais l'ami qui lui manquait ?

Au fil des mois, nous étions populaires. Idris et Chris. Jamais Chris et Idris. Les deux compères, les deux frères. Les élèves s'interrogeaient, comment deux personnes si différentes pouvaient être tant amies ? Nos caractères étaient contraires, nos aspirations semblables. L'un on l'enviait, l'autre on le craignait. On m'enviait de recevoir sa confiance, d'entendre les tréfonds de ses pensées, et on me dédaignait. Nous étions deux frères.

Idris était un gars singulier. A force de le côtoyer, j'ai appris à le connaître, ses manies et ses défauts, ses rêves et ses doutes. Il exerçait une certaine séduction, un charme qui ne laissait personne insensible. Il dégageait une énergie saisissante. Dans son regard, dans ses mots, il hypnotisait. Son corps était en harmonie avec son âme, ses paroles avec ses actes. Ses gestes matérialisaient une innocence incertaine, une volonté optimiste. Il croyait et se perdait en ses convictions. Toujours fidèle à lui-même quoiqu'il arrive, jusqu'au dernier soupir.

Je me souviens exactement de sa façon dont il se mordait la lèvre inférieure lorsqu'il méditait, la grâce de ses doigts lorsqu'il touchait les cordes de sa guitare, quand il jouait avec son médiator, sa pomme d'Adam en accord avec son souffle lorsqu'il expirait, le battement de ces cils quand il nous écoutait sagement, silencieux et pensif. Je l'entends à nouveau partager une blague, proclamer ses ambitions avec cette lueur imperceptible dans ses pupilles, son rire discret. Chacun de ses gestes renforçaient son aspect inaccessible. Il rappelait sans cesse, à nous tous, qu'on n'était pas à sa hauteur. On paraissait tellement dénué de sentiment et de délicatesse à côté. Personne n'égalait sa prestance.

Indéniablement, il était parfait. Je l'admirais et le haïssais. Il était mon ami et mon rival. Il excellait dans tout ce que j'échouais. Il avouait avec légèreté ce que je renfermais au fond de moi-même. Il était calme et réfléchi, j'étais une brute impulsive. Il m'arrivait souvent de le mépriser, de chercher son jeu d'acteur, de déceler une once de comédie, en vain. Je le voyais Idris comme un usurpateur, un menteur. Tout semblait sonner faux en ses propos avec l'impression que chacun de ses mouvements et pensées étaient conçues pour berner les autres, les tromper. Je compris bien plus tard que ce n'était que de la jalousie.

J'étais le seul qui n'arrivait pas à l'aimer entièrement. Bêtement je lui en voulais. Je lui rejetais la faute de mon enfance, d'avoir grandis dans différents foyers si étrangers, de ce que j'étais devenu. Pourquoi avait-il hérité d'une vie sans embuche, continue et belle ? Pourquoi lui et pas moi ?

Je manifestais alors ma rancœur dans les quelques liaisons avec des filles qui ne perduraient pas. Je les embrassais rageusement, les pénétrais avec force, je les délaissais. Comment puis-je offrir de la tendresse si j'en n'ai jamais reçue ?

 

Mon ami m'invita et m'accueillit dans sa famille. Ses parents étaient très gentils, compréhensibles, calmes. Je m'entendais très bien avec eux. J'étais souvent convié à manger chez eux, de bons repas. Peu à peu, ils avaient substitué la famille que j'avais toujours espéré avoir. Je pensais vraiment avoir ma place, dans ce quartier, dans cette ville, dans ce monde. Mais rien de tout cela ne m'appartenait.

On parlait souvent de musique, partageait nos nouvelles découvertes, nos disques. On essayait de déchiffrer les chansons comme Golden Brown  des Stranglers. Il m'apprit à jouer de la guitare, m'en prêta une et tous les samedis matins, nous répétions, nous nous entrainions. Nous créions nos propres compositions, emmêlaient des thèmes, des genres différents.

Un matin, il arriva chez moi, un flyer jaune en main. Un concours de musique, le Rockardeur Tour, était organisé cette année. Le gagnant remportait le privilège de jouer en live dans une des plus grandes salles en été. « Et si nous tentions ? » proposa-t-il joueur. Emporté par son aplomb, je suivais l'aventure, « que le meilleur gagne » ajoutais-je. Ce challenge fut un moteur à ma vie. Ce fut la première fois que je me montrais si ambitieux, si désireux de réussir. Je pourrais ainsi montrer ce que je vaux, que je ne suis pas un incapable. Pour mon ami, c'était un jeu, pour moi une véritable conquête.

Les auditions arrivèrent. J'étais en extase sur scène devant les juges, la guitare comme cœur, mon médiateur en accordeur. J'étais puissant, j'allais gagner.

Idris m'avait réconcilié avec l'école et les organisations. Je fondais peu à peu un avenir. Je commençais à penser au lendemain, puis au jour suivant. J'oubliais mon besoin de survivre et m'attachait à l'avenir. Je me repris à rêver, à croire en l'espoir. Je trouvais un but à mon existence de clandestin.

 

Et puis cette journée est arrivée. Le dernier jour du mois de janvier. 

Les évènements se sont enchainés comme un système d'engrenage. Impossible de m'extirper des rouages. Au lever, je ne doutais pas un instant que ces heures sonneraient le glas de ma liberté. Si j'avais seulement pris le temps de souffler un coup, d'inspirer de l'air, de me calmer, de ne pas m'énerver pour des petites mésaventures, rien de tout cela ne serait arrivé. Il me fallait juste du temps.

Ce 31 janvier débutait mal, comme si on essayait de m'avertir. J'ai fermé les yeux sur mon courroux. La pluie tombait encore, violente, glaciale.  Le ciel était gris. Je n'avais pas l'humeur d'aller en cours, d'endurer de longues minutes de leçons incessantes, de brouhaha, de maux de tête.

J'ai manqué le bus, je suis arrivé en retard. Je tachais déjà le décor, je n'avais plus ma place. J'étais de mauvais poil et les discussions menées avec mes amis n'étaient guère intéressantes. Monotones et longues. J'avais hâte de terminer au plus tôt cette journée.

Idris reçut un appel. En aparté il décrocha, parla quelques minutes puis revint vers moi, arborant un drôle de sourire, suscitant ma curiosité. « Je te dévoile tout ce soir » m'a-t-il dit.

Le soir venu. Je voulais me coucher, être seul. Toutefois, nous avions bu, enchainé les jeux d'alcools et les shooters.

Pourquoi a-t-il attendu que je sois ivre pour m'annoncer sa nouvelle ? Mesurait-il les risques ? Comment pouvait-il être autant confiant ?

Autour du flipper, il annonça victorieux « J'ai gagné le Rockardeur Tour».

Une phrase. Huit syllabes interminables. Cette sentence se répercutait sans pause.

Il avait encore gagné. J'étais de nouveau dans son ombre, derrière la scène, dans le  décor. J'étais un looser. Je ne pourrais de ma vie l'égaler.

Nous avions continué la partie du flipper. J'analysais son jeu. Il maîtrisait la balle, la contrôlait. Jamais elle ne tombait. Elle atteignait les sommets. Les lumières clignotaient,  illuminaient la star sous les projecteurs.

Ce fut toujours ainsi. Je devais me résigner.

 

J'étais dehors, dans la cour du bar. La pluie avait cessé de tomber, les nuages persistaient. La lumière rouge du bar et les musiques du jukebox se reflétaient sur le goudron humide.

J'étais seul à fumer ma clope. Tant d'idées, de questions s'entremêlaient dans ma tête. Je tentais de refouler une colère, une amertume trop longtemps ancrée.

-          Chris ?

Je ne voulais pas lui parler. Je ne me retournais pas.

-          Je pensais que tu le prendrais bien…

Dans son timbre une mauvaise foi se cachait. Cela attisa ma rage.

-          Tu te fous de moi ? Tu me voles mes rêves, tu arrives à tout faire et tu crois que je vais applaudir tes exploits là où moi j'ai échoué ?  Tu joues le bon, le gentil garçon mais en fait tu es le pire des connards.

J'hurlais. Essayer d'évacuer cette haine.

Contre toute attente, il ria, d'un rire simplet.

-          Tu crois vraiment ? J'ai toujours trouvé que j'étais le perdant et toi le gagnant. Tu as réussit à te relever des malheurs que tu n'as jamais demandé, à dessiner la vie que tu aspirais sans cesse. Moi, qu'est ce que j'ai fait ? J'ai tout reçu du premier coup, je n'ai jamais affronté l'échec… Sans toi je ne serais rien…

J'ai commis l'imparable.

Ce qu'il m'avouait était plein de bonté, une part de lui-même jamais dévoilé. Ces secondes là, je n'ai pas saisis l'importance de ses paroles, mais plutôt l'écho de ma jalousie. En ses mots, il me narguait, me rabaissait, encore une fois. Je croyais que la bête la plus infâme était devant moi, alors qu'elle somnolait en mon corps, ne demandant qu'à être stimulée.

Tout est alors devenu si rapide. Je ne me souviens plus des évènements exacts, de leur chronologie. J'ai perdu toute notion du temps.

Je me rappelle de ce coup de poing. Il aurait du m'apaiser. Il a avivé un plaisir bestial. Incontrôlable. Indéfinissable. Puissant.

Je revois le mégot de cigarette sur sa joue.

Du sang.

D'un deuxième poing. D'un énième coup.

Des cris brisant le silence de la nuit. Nous étions si seuls.

Il m'a surement supplié. Je n'ai pas entendu. Un bruit sourd grondait dans mes oreilles. Mes membres s'agitaient, gagnaient en vigueur.

Il agonisait, je renaissais. J'étais si vivant.

J'ai vu ses paupières se refermer. Renfermer à jamais sa vie, son âme. Je me suis alors arrêté. Brutalement.

Que s'était-il passé ?

Je réalisais l'abîme de la cour, le vide. Où suis-je ?

Le jukebox me huait Man who sold the world. Quelqu'un criait « Une bagarre !». Des bruits de pas. Des visages horrifiés, des cris d'effroi. Si loin du temps, si loin des sentiments.

Je ne bougeais pas. Je tendis les bras, paumes ouvertes, le sang sillonnant mes nervures, la pluie percutant mon cou raide.

Coupable, je me soumettais au regard des juges.»

 

Un silence perdurait dans la pièce. Salomé ouvrit lentement les yeux, bleus de pureté. Chris détourna aussitôt les yeux, cacha ses pleurs sous ses mains froides.

Elle resta figée, perdue dans cet aveu. Désemparée, sa bouche n'arriva à articuler aucun son. Elle était engouffrée dans le dur silence de la pièce vacante, de la signification d'un aveu.

La sainte tendit son bras, tremblant et lent, attrapa doucement la main du prisonnier. Spontanément, elle l'apporta vers ses lèvres et déposa un baiser sur ces cicatrices salées par les larmes.

 

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