L'envol du corbeau et le chant de la mésange - Chapitre 6 - Fin

rosam

-          Dis, quelle sera la première chose que tu feras en sortant de prison ?

C'était une question prévisible, pourtant jamais Chris n'y avait sérieusement réfléchi. Il eut un regard profond.

-          Je veux tellement faire plein de choses. Je pense que je commencerais par marcher. Je vagabonderais un peu partout, là où je veux, sur le béton et dans l'herbe, sans que personne ne me surveille. Je ne me sentirais jamais si libre.

-          C'est très beau. Approuva Salomé

-          Et toi, que fais tu en journée, dehors ?

La bénévole fut surprise qu'il lui renvoie la question.

-          Mes journées sont souvent rythmées par les heures de cours. A présent, je cherche un stage pour valider mon master. Mais j'ai aussi besoin de rêver, alors entre deux entretiens d'embauche, je m'allonge sur un banc dans un parc et je lis un roman.

-          Tu lis beaucoup…Tu n'as jamais pensé à écrire un livre ?

-          Non… Si j'écris, je ne pourrais m'empêcher de comparer ma plume à celle des grands auteurs. J'ai peut-être beaucoup de culture mais je n'ai rien à raconter. J'ai appris et je me suis accommodée à être silencieuse.

-          C'est dommage, tu as une belle voix et de beaux mots.

La jeune fille, écarlate, baissa les yeux. Il ne disait cela que pour la flatter et lui faire plaisir, elle en était convaincue.

 

Assise sur un siège poussiéreux dans le bus, la bénévole ne pouvait s'empêcher de penser à Chris. Dans un mois, elle ne le retrouvera plus dans cette petite pièce, sur sa chaise habituelle. Elle n'entendra pas ses compliments, ne recevra plus son regard attentionné. Sa gorge se noua. Il allait enfin goûter à la liberté. Bien que ravie pour lui,  elle se sentait triste et nostalgique. Et s'il coupait tout contact ? Et s'il ne voulait plus la voir car elle lui rappellerait ses mauvais moments en prison ? L'étudiante s'efforça de chasser ces idées. Elle avait honte de se montrer si égoïste. Ses visites régulières s'étaient parfaitement ancrées dans son quotidien. Elle n'aimait pas les changements, cette sensation de perdre ses repères. Bêtement, elle se sentait seule et abandonnée.

Un léger frisson sur sa peau l'ôta de ses songes. Salomé réajusta alors sa jupe afin qu'elle recouvre au mieux ses genoux. Elle s'était revêtue d'une jupe à imprimé fleuri et d'une chemise crème.  Cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas dévoilé ses jambes si blanches. Mais en ce mois d'août, elle avait une envie de fraicheur.

Elle descendit du bus. Dans la rue, elle observa passivement le ciel. Le soleil brillait dès l'aube et la brise chassait les nuages et la pollution. Une belle journée s'annonçait. Au lieu de se soucier du futur, elle devait vivre pleinement son présent.

Sur le chemin pour rentrer à son appartement, elle joua avec les dalles, sautant sur un pavé sur deux. Elle pouvait s'évader autrement qu'en lisant et en écoutant du Chopin.

-          Tiens Salomé !

L'intéressée hésita à se retourner, elle ne connaissait que trop bien cette voix. Ambre.

-          Tu ne me donnes plus de nouvelles, tu ne réponds plus à mes sms. J'ai même cru un instant que tu avais une vie sociale. Lança-t-elle

Salomé écarquilla les yeux. Elle ne pouvait pas s'empêcher de lui lancer des piques.

-          Ca va et toi ? ignora la rouquine, sarcastique, le sourire forcé

-          Je passe un été merveilleux ! Mon copain m'emmène en…

-          Tu me l'écriras sur une carte postale, coupa-t-elle

La Reine resta figée quelques secondes, puis son visage se tendit, partagé entre l'incompréhension et l'agacement.

-          Pourquoi es-tu si sèche ? Depuis avril tu es bizarre et distante. Si tu as un problème contre moi, ne fais pas ta gamine et dis le ! s'énerva-t-elle

Salomé eut un léger tressaillement. Elle avait toujours évité les confrontations, c'était dans sa nature. Que faire ? Elle observa Ambre. Habillée d'un mini short en jean et d'un bustier, elle exposait à nouveau sa plastique parfaite. Elle attirait tant de regards. Elle mandait tant de convoitises et louanges. Mais derrière  ce physique avantageux, que restait-il ? Ambre avait tellement besoin de l'admiration de l'autre pour se sentir exister. Elle ne supportait pas qu'on complimente et flatte quelqu'un d'autre qu'elle. Par tous ses mépris jetés, ne renvoyait-elle pas le jugement qu'elle se portait à elle-même ? Les critiques qu'elle a toujours essayé de fuir ? Tout ceci ne dissimulait pas un sentiment d'infériorité ? Salomé ressentit alors de la peine. Elle avait été cruelle de l'ignorer et de la diaboliser aussitôt. Elle ne s'était jamais davantage préoccupée de son amie, au-delà de ses exploits artificiels et des apparences. Or, elle ne pouvait plus rien faire. C'était le chemin initiatique d'Ambre et elle risquerait d'être trop tentée de se venger, pour satisfaire son égo.

-          Je ne veux plus honorer la Reine. Souffla-t-elle

-          Quoi ?

-          Je ne suis pas l'amie qu'il te faut. Je pense qu'il ne faut plus qu'on se voie.

Ambre resta immobile, stupéfaite.  Elle poussa un long soupir d'exaspération, un perceptible « Ne viens pas te plaindre » et fit demi-tour, avec le reste de fierté. Salomé était affranchie.

 

La balle rebondissait silencieusement, hors du temps. Alternant les allers-retours entre la paume du détenu et le sol sale. Chris ne méditait pas, trop concentré sur le mouvement de la boule. Il percevait au loin des bruits sourds. Ses collègues menaient leur quotidien à bien, paisiblement. Le voisin du dessus déplaçait sans cesse ses meubles, celui d'à côté accrochait au marteau de nouvelles photos.

Chris  fit attention au bruit des trousseaux de clés des surveillants. Au bruit de pas glissant sur le sol ciré, il reconnut Gérard. Un imposant homme un peu brut mais gentil dans le fond. Il avait mit du temps à s'habituer à l'écho des pas. En mettra-t-il autant pour se plier au silence ?

Il observa sa cellule et s'arrêta sur chaque détail.

Le pied défaillant du lit, qu'il avait vigoureusement recollé mainte fois avec du scotch bon marché.

La télé et ses émissions stupides. S'abrutir devant un écran pendant des jours entiers. Quel temps perdu.

 Son regard se perdit sur les courbes des jolies femmes imprimées sur ses posters. Il connaissait par cœur leurs lignes affriolantes et les coutures de leurs lingeries en dentelle. Il avait du économiser sa pécule, renoncer à des paquets de cigarettes pour pouvoir se procurer ces affiches, achat qu'il ne regrettait pas.

L'évier, dans l'angle, recouvert de calcaire, parfois bouché. Il s'était rasé devant ce miroir, coupé et saigné devant son reflet. Sans apaiser pour autant sa souffrance.

Sa table en bois recouverte d'assiettes et de livres. Il y avait des soirs où il se privait de nourriture et des matins où il remerciait le ciel de pouvoir déjeuner.

Il rumina sur cette lourde porte de métal. On voyait quelques traces de poings. Il frémit devant le cacheton. Combien de fois il fut effrayé à l'ouverture et à l'œil du maton épiant à toute heure de la journée ? Il tremblait désormais à la vue d'œil, ne pouvant plus visionner Orange mécanique ni Le Chien Andalou.

Réduisant longtemps cette porte à la serrure bloquée, il la voyait maintenant comme une ouverture sur le monde. Il aimait quand Christian s'arrêtait quelques instants pour discuter, ou quand on l'emmenait dans le parloir pour ses visites si chères. Il n'attendait que de sortir de cette cellule, revoir son ami Léon dans la cour, ses promenades et échanger quelques paroles avec lui ou confier ses appréhensions.

Chris lâcha la balle qui roula se cacher sous le bureau.

S'attacher à son lieu de pénitence, quelle ironie du sort.

 

 

-          Tu te rappelles du journal que tu m'avais acheté ? Je l'ai toujours tenu à jour. Je voulais te le donner.

-          Ne te sens pas obligé. C'est personnel.

-          Je crois que je n'ai plus grand-chose à cacher, argua-t-il souriant. Mais ne le lis pas devant moi.

Salomé acquiesça d'un mouvement de tête. Il lui tendit lestement le carnet qu'elle rangea dans son sac.

-          Dans deux semaines c'est le procès. Lâcha-t-il soudainement

-          Comment te sens-tu ?

Il haussa des épaules et poussa un long soupir. Il ne savait expliquer ce qu'il ressentait. L'anxiété, la peur de l'inconnu mêlée à de la satisfaction. Puis le poids des responsabilités estompant toutes ses illusions faites de la liberté.

Rentrée chez elle, la bénévole s'empressa d'attraper le petit cahier bleu. Par la couverture partiellement déchirée et noircie dans les coins, les pages pliées et abîmées par la lecture, la bénévole ne put s'empêcher de sourire. Elle ouvrit le journal.

En page de garde, elle fut surprise par un dessin aux traits grossiers et sauvages. Les coups de pinceaux étaient bruts, désordonnés. C'était un autoportrait. Les détails, tels que le nez, les sourcils, les pupilles étaient néanmoins soignés, la plume était appliquée minutieusement. Le dessin était légendé : «Parce que j'ai perdu mes mots».

Elle défila lentement les quarante-deux pages, déchiffrant précieusement chaque ligne.

«20 février,

 Salomé n'est pas très bavarde et semble mordue de littérature. Nous sommes à priori très différents, trop différent. Elle est la brebis, je suis le loup. Je l'effraye, je le pressens. Elle ne tardera pas à me fuir. C'est triste mais je ne veux pas recevoir de la pitié ou de la crainte. Pas besoin qu'on me rappelle que je suis un être pitoyable.

 

22 février,

Je ne sais pas quoi écrire. Je n'ai pas envie de retracer et revivre ma journée de taulard. Une fois ça suffit.

 

06 mars,

J'ai lu un bouquin, non ce n'est pas une blague. J'avais oublié comment mon imagination pouvait s'emporter, comment de simples lettres assemblées pouvaient m'émouvoir, toucher un point sensible jusqu'alors dissimulé. Comme si les mots étaient écrits pour moi. C'est bête et niais, je sais. Pff, je fais tapette à écrire ça, heureusement que personne ne lira ce fichu journal.

 

21 mars,

J'ai tout avoué à Salomé. Mon crime, ma faute qui m'empêche de penser librement.

Elle ne m'a pas jugé.

Merci. C'est plus que je ne pouvais espérer.

 

05 avril,

J'ai rencontré mon avocat, M.Huld. Un homme d'une cinquantaine d'année, aux cheveux grisonnant contrastant avec ses sourcils noirs. Il a d'épaisses lunettes rondes lui donnant un air pittoresque. Je suis une mauvaise langue, il semble être quelqu'un de confiance. Mais je suis mal à l'aise avec toutes ses questions. Il m'a informé de la saisie de nombreux papiers administratifs. J'horrifie les documents officiels. Le baveur m'a ensuite quémandé sur mon futur domicile. Je ne sais pas où je résiderais. Il m'a informé de l'existence de certains logements à disposition pour les jeunes relâchés. Je remplirais un formulaire.

 

11 avril,

Avec Salomé, nous avons longuement discuté de mon avenir. Elle m'a aidée et guidée à construire un futur cohérent. Elle m'a aussi rassurée. J'entends encore sa voix qui résonne « Je serais là pour toi ». Elle m'a conseillée de faire un métier physique, de me défouler, d'utiliser ma force canalisée depuis trop longtemps. Bosser dans une usine ou une entreprise, comme début. Ensuite, je pourrais faire autre chose, comme travailler dans un magasin de musique, une boutique de guitare, une échoppe de vinyles. La prison est en relation avec une boîte qui recrute des anciens détenus. « C'est une chance rare » m'assure Salomé. Je la crois.

« Réinsère-toi pas à pas. Ne te précipite pas trop tout de suite, tu risques de te heurter sur les lacunes de la société. Ne confronte pas la réalité avec tes espoirs, cela peut te mener à ta perte, te détruire lestement. Sois fort. ».

 

30 avril,

J'ai de nouveau rêvé. Cet habituel cauchemar s'est métamorphosé en songe. Je suis dans cette pièce lumineuse, aveuglante par son éclat jaune. Je lève la tête, cherche l'origine de cet éclairage. Le soleil. J'erre silencieusement dans cette grande salle sans mur. Puis je perçois faiblement des brouhahas, des sons difformes. Mais plus j'avance, plus les bruits deviennent harmonieux et mélodieux. Les notes s'assemblent et m'entraînent au bout du chemin. Je marche, je trottine, je cours. Puis je m'arrête. Je regarde le sol, m'assure que mes pieds sont toujours sur terre. Et je me méfie du sol. Je cherche le traquenard, le piège à rat. Je me réveille, ne sachant pas comment interpréter ce rêve.

 

02 mai,

J'eus la visite de Salomé ce matin. Un vrai rayon de soleil. Ma semaine est illuminée. A chaque son s'échappant de ses lèvres, je perçois la beauté du monde extérieur, l'indolence du vent, le chant des oiseaux. J'en oublie ma misère. J'aimerais tant lui montrer ma gratitude.

 

9 mai,

Je consacre un peu plus de mon temps à lire. Je trouve des vieux classiques croulant sous la poussière. Pourquoi les personnes les délaissent ? Jugés ennuyants, ils sont pourtant des fondements de la belle littérature, des vestiges à eux seul, en très bon état. Comme le Parthénon. Je ne comprenais pas certains mots, alors j'ai demandé à Salomé. Elle a répondu à toutes mes questions.

 

13 mai,

J'ai passé mon après-midi dans la bibliothèque, à dévorer  Conversation avec moi-même de Nelson Mandela. Je ne connaissais pas cet homme jusqu'à ce que Salomé mentionne son nom l'autre jour. Ses mots m'ont touché, je me suis sentis compris et si proche de ce militant noir. Il a écrit « La cellule est un lieu parfait pour apprendre à se connaître et pour étudier en permanence et en détail le fonctionnement de son esprit et de ses émotions » Je ne pourrais pas dire mieux. J'ai longuement médité, réfléchit sur ma condition et sur ma nature. Je me suis découvert, parfois surpris. J'ai appris de mes forces et faiblesses, de mes craintes et espoirs. Puis je me suis accepté.

 

01 juin,

Que se passera-t-il quand je sortirais de prison ?

J'ai l'impression que je découvrirais un nouveau monde.  Je ressens cette stupide peur de l'inconnu.

Puis je m'interroge. Est-ce que je nierais mon passé, dissimulerais ces cinq années encellulé ? Que répondrais-je quand on me questionnera sur cette part sombre ? Avec quelle intonation et quelle émotion avouerais-je ? Est-ce que je leur en voudrais de me juger ? En ais-je le droit ?

J'ai peur. Je ne suis pas autonome. Je suis passé d'une chambre d'ado à une cellule.

Ma liberté ne me parait plus comme un cadeau.

Personne ne m'attend dehors. Qui veut de moi ?

Vingt-deux ans,  cinquante euros en poche. Beaucoup d'espoir et d'incertitude aussi.

 

18 juin,

La solitude me terrorise, me ronge lestement dans une grande tortue.

Elle m'a toujours suivie, depuis mon enfance. En cellule, elle devint mon compagnon. Je ne pouvais pas la fuir. La cellule était trop petite et je la jugeais coupable de ce fardeau.

Mais dehors, ma liberté ne se réduit pas à de simples murs. Or, la solitude ne m'hantera-t-elle pas toujours ? Ne sera-t-elle pas plus terrible car elle m'apparaitra alors comme une fatalité ? Où que j'aille, je devrais la porter en fardeau ? N'est-elle pas ancrée en moi ? Ne suis-je pas voué à vivre seul ? Je veux croire que non mais la triste réalité me rattrape.

Et si je suis retenté par le mal ? Et si j'ai de nouveau envie de voler, de casser, de me défouler sur le bien d'autrui ? Ma détermination est-elle assez forte pour ne pas sombrer ? Je ne sais même pas si je suis digne de confiance. Ne suis-je pas au fond tout simplement quelqu'un d'abject ? Suis-je réellement un homme ?

Tout peut basculer en seulement quelques heures. Ce que l'on a bâtit dans une vie, ce que l'on croyait toujours solide s'avère fragile et se casse à la moindre fissure.

 

06 juillet,

Les rendez-vous avec M.Huld me lassent. J'ai parfois envie de fléchir, de déchirer les papiers et formulaires. Je n'ai pas le droit. Je dois les ranger, classer et archiver.

 

15 juillet,

Les mains en l'air

Subir encore des refus

Le temps révolu censure le futur

 

28 juillet,

Je retrouve souvent M.Huld au parloir. C'est devenu une habitude, une routine. Je ne fais que de signer des papiers et hocher la tête à ses instructions, mais étrangement j'apprécie ces entrevues. Parfois, quand je patiente à côté de lui, pendant qu'il passe des appels, je me demande s'il a toujours voulu devenir l'avocat de taulards, « l'avocat des pauvres ». S'il n'avait pas rêvé d'une carrière plus prodigieuse. Mais quand je l'écoute, il paraît tellement tenir à cœur chaque dossier, à régler chaque point. J'ai encore du mal à croire.

Pourquoi suis-je si bien entouré ? Pourquoi reçois-je autant de bonté ?

Je remarque les deux contraires : ceux qui me crachent à la gueule des mépris et me rejettent la faute du monde, et ceux qui me tendent leurs mains d'argent. Jamais un milieu.

 

08 août,

Dans quelques jours, ce sera le procès. Le juge décidera si je suis digne ou non de réintégrer la société. Mais est-ce que les autres l'estiment aussi ?

Comment réagiront les parents d'Idris à cette annonce ?

Me  donnera-t-on une seconde chance ? Me laisser montrer que je suis différent et un brin plus sage ? Ou me craignera-t-on ? Me fuira-t-on comme le choléra ?

Est-ce que je mettrais mal à l'aise les autres ?

J'ai peur, j'ai peur. Salomé, j'aimerais t'appeler. T'entendre murmurer des phrases réconfortantes. Tu as le don de rassurer et d'apporter un zeste de douceur dans la vie et le cœur des gens. Ta candeur est ta force. »

 

Salomé pleura en lisant ces lignes. Comment avait-elle fait pour ne pas voir toute ces inquiétudes ? Elle était une piètre bénévole.

Elle se rappelle de l'hésitation quand elle avait rempli les papiers d'inscription de l'ANVP. Lorsqu'elle avait acclamé tout haut sa résolution. La surprise de ses parents puis leur approbation. Avant de poster sa candidature elle s'était doutée. Etait-ce une bonne idée ? N'allait-elle pas baisser les bras au bout du premier échec ? Trop tard pour reculer, s'était-elle dite.

Aujourd'hui, elle était confrontée au gouffre de la réalité. Elle n'avait pas évalué la dure vérité. Sa naïveté mettait en péril la vie d'autrui.

 

 

Salomé tripota ses mains moites sous le bureau. En face d'elle se tenait la dirigeante de la librairie, dans une petite salle parsemée de cartons remplis de livres commandés. Cette dernière parcourait des yeux le curriculum vitae de la postulante, avec de nombreux rictus sévères et ponctuant de commentaires.

-          C'est noté que vous faites partie de l'ANVP. Pouvez-vous m'en dire davantage ?

-          Ce n'est pas un simple passe-temps, c'est vraiment une activité qui me tient à cœur, c'est pour cela que j'ai préféré le mentionner. Depuis huit mois je rends visite à un prisonnier. Je lui apporte un réconfort moral et l'aide à envisager un avenir. C'est une expérience unique et qui m'a apprise beaucoup de chose.

-          Et pourquoi s'inscrire à une telle association ?

-          Les prisonniers sont souvent oubliés entre ces clôtures. On en oublie que ce sont des hommes. 

-          Il faut bien les punir de leurs fautes. On ne va pas leur offrir un hôtel de luxe. Bien, continuons…

Salomé entrouvrit ses lèvres, hésitante. Elle ne pouvait pas laisser cette dame tenir ces propos.

-          Certes, mais ce n'est pas une raison pour les priver d'autres droits civils et les droits de l'Homme.

La directrice sembla surprise, estimant sans doute que le débat était clos.

-          Ils sont bien en prison, on ne va pas les plaindre.

-          Non, je ne pense pas. Si je puis me permettre, redéfinissons ce qu'est la prison. N'importe quel dictionnaire dirait que c'est un lieu  de détention où on enferme des prisonniers. Aux yeux de la loi, la prison sert aussi à la réinsertion d'individus afin qu'ils ne soient plus dangereux pour la société. Une sorte de Purgatoire. Or, en cellule, les prisonniers sont encore plus marginalisés. Et lorsqu'ils en sortent, on les redéfinit comme anciens délinquants à cause de ces nombreuses fausses idées, ces préjugés.

-          Ce ne sont pas des mensonges, les statistiques le prouvent. Un détenu sur deux récidive. On ne peut pas changer l'homme, répondit-elle formelle

-          Et à la vue de ces chiffres, que faut-il remettre en cause ? Les prisonniers ou le système carcéral ? Pourquoi tant de récidive ? Car le système pénitencier ne favorise en rien la réinsertion. Il lâche des personnes sans argent ni emploi, sans logement et sans famille qui les attend. Les détenus n'apprennent pas à être autonome. Alors, si on les emprisonne davantage dans le mépris, que l'on ruine leur propre estime, on ne peut s'attendre à rien de mieux. N'est-ce pas Victor Hugo qui disait à propos de Jean Valjean : « Il y était entré désespéré ; il en sortit sombre » ? Trois siècles plus tôt, le problème persistait déjà !

-          Mais qu'est ce que vous espérez ? Etre l'évêque qui remet dans le droit chemin Jean Valjean ? Cela peut marcher pour un détenu ou deux, mais pas pour tous.

Salomé s'apitoya sur sa chaise. Elle n'avait pas tord, qu'espérait-elle ? Qu'est-ce que cela allait changer de crier sur la première venue ? Elle se sentait si minable.

-          Vous tenez des propos très intéressants, mademoiselle. Or, ce n'est pas à moi qu'il faut les dire, je ne peux pas changer les choses. En tout cas, vous avez un esprit critique que j'apprécie beaucoup. Vous semblez vous investir dans vos convictions. Continuez ainsi. Bien, nous allons définir vos horaires de stage. Vous avez votre place dans notre librairie.

L'étudiante, étonnée,  remercia sa nouvelle tutrice.

Lorsque Salomé sortit de la libraire, dans la rue, elle inspira à plein poumon l'air. Elle se sentait soulagée et fière d'avoir défendu son opinion. De s'être exprimée. Et cela lui avait été favorable.

Elle réfléchit néanmoins sur les propos de la libraire. Comment bouger et améliorer les choses ? Comment se faire entendre ? Comment sensibiliser la population dans ce combat ? Les associations devaient plus se manifester, distribuer des tracts,  passer à la radio, à la télé, se révolter.  Les citoyens lambda devaient se sentir concernés par cette triste réalité. Qu'ils réapprennent à faire confiance, qu'ils aspirent à un renouveau, un monde plus beau.  Il faudrait probablement attendre deux trois générations avant de noter un réel changement dans les mœurs. Elle avait beaucoup de travail et de nombreux affronts en perspective. S'opposer à la conformité.

Elle regarda sa montre, 10h30. Le procès était dans trois quart d'heure. Elle devait courir.

 

Chris arriva dans le palais de justice, entouré de deux policiers. Il avait soigné au mieux son apparence : les cheveux lavés et mis délicatement en arrière de son visage, le menton rasé, et revêtu d'une chemise blanche et d'un pantalon gris. Il était dans un long couloir peu peuplé, éclairé par une grande fenêtre. Le carrelage écru en vinyle reflétait vaguement son visage. Les murs étaient recouverts d'une tapisserie grenue mandarine. Au plafond, une caméra blanche épiait indiscrètement. Au loin se tenait deux grandes portes en bois de chêne foncé.

Il remarqua les regards fuyants des inconnus. Personne ne soutenait son regard plus de quelques secondes. Chris sentait le malaise qu'il procurait, la gêne occasionnée. Les gens avaient honte de poser leur attention sur un prisonnier, sur un coupable.

« C'est un enfant de la DDASS…Il a toujours été perturbé. Je me suis toujours dit que ce garçon finirait mal. »

 Son avocat, assis sur un banc lui fit signe de se rapprocher. Il tenait dans ses mains de nombreuses feuilles sorties de sa serviette.

-          Bonjour monsieur Carter. Alors prêt pour ce procès ? Ne vous inquiétez pas, tout va bien se passer. Vous avez un dossier en béton.

Le détenu essaya de se convaincre par ses paroles, en vain. Il était intimidé par ce tribunal. Il gesticula, tenta de garder son calme. Il gratta ses poignets qui el démangeaient soudainement.

Il guetta l'horloge accrochée près de lui. Les minutes passaient mais aucune trace de Salomé. Ou était-elle ? Il voulait se rassurer auprès d'elle, l'entendre prononcer des mots doux et confortant.

Il vit soudain une silhouette fine, des cheveux roux ébouriffés, un visage rougit par l'effort. Salomé semblait s'être dépêchée pour arriver à temps. Elle portait une petite robe blanche en lin, arrivant au  niveau du genou et un petit sac à main en cuir noir. Chris remarqua pour la première fois ses mollets laiteux et fut surpris à la trouver particulièrement jolie ce jour-ci. Il ne l'avait jamais considérée dans ce sens. Elle devait probablement avoir un copain. Elle était si discrète sur sa vie privée. En fait, que connaissait-il sur elle ? Pas grand-chose. Il se promit de s'y intéresser davantage à sa sortie.

« On ne peux plus rien faire pour ces racailles. Des pourritures.»

Dès qu'elle le vit, elle lui offrit un sourire radieux, dissimulant au mieux son stress.

-          Comment vas-tu ? demanda-t-elle, attentionnée et essoufflée

-          Est-ce que tu penses que je mérite cette liberté conditionnelle ? haleta-t-il

-          Je ne serais pas venue si je pensais le contraire.

Il fut bouche bée et les traits de son visage se détendirent. Elle avait toujours les mots justes.

Dans la salle, au milieu des discussions, des policiers ouvrirent les lourdes portes donnant accès au tribunal. Chris se refrogna aussitôt.

Le président de la cour d'assises des mineurs se leva, une feuille en main.

« Après délibération des jurés, M. Chris Carter est coupable du meurtre d'Idris Timbaud et inculpe de sept ans de prison ferme avec deux ans de liberté conditionnelle. Vous pouvez faire appel. »

Un marteau frappa le bois. Le choc résonna.

 

 

-          Chris ! Chris ! Qu'est-ce qui ne pas va pas ? s'écria la bénévole

Le détenu se tenait crispé, les mains sur son crâne, la tête enfouie contre son torse.

-          Je ne veux pas être de nouveau jugé…je suis tellement rabaissé et humilié…

Salomé resta silencieuse, dévisageant l'arrêté. Elle était inquiète de le voir recroquevillé sur lui-même.

-          Tu n'es plus la même personne, souffla t-elle doucement. Tu as changé depuis, tu les surprendras tous.

Il hocha faiblement la tête.

-          D'ailleurs j'ai un petit cadeau.

Elle sortit de son sac un petit carnet à anneaux. Le prisonnier montra sa surprise.

-          Tu n'as plus de journal et je ne veux pas que tu t'arrêtes. C'était très beau et émouvant. Tu as énormément changé Chris, tu es quelqu'un de bien. Je n'en suis pas simplement persuadée je le sais, et ton journal en est la preuve.

Chris feuilleta vaguement le cahier, regardant évasivement les pages blanches. En combien de temps allait-il les recouvrir d'encre et de mots ?

-          Merci…C'est…c'est vraiment gentil de ta part.

Il avala un sanglot. Il était si touché par tant de gentillesse. Comment pouvait-on être si adorable avec lui ? Il renifla du nez.

-          Merci.

Salomé lui rendit un sourire. Elle ne pensait pas que son cadeau pouvait autant l'émouvoir. Elle tendit sa main.

-          Le procès ne va pas commencer sans toi. Allons-y.

Il lui tint la paume, la serra fermement.

 

Les dernières personnes dans le couloir virent au loin une jeune rousse souffler quelques syllabes à l'oreille droite du détenu. Les inconnus ne percevaient pas ce qu'elle murmurait, mais les propos de la demoiselle semblaient surprendre et attendrir le grand homme. Ils en ressentaient presque de la jalousie d'être à l'extérieur de cet échange intime.

Puis les deux êtres avancèrent solennellement.

Les lourdes portes se fermèrent lentement derrière eux.

 

« Ce qui importe le plus n'est pas tant le fait que nous ayons vécu. C'est la différence que nous avons faite dans la vie des autres qui déterminera le sens de la vie que nous avons menée » Nelson Mandela

 

F I N 

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