LEON(suite)
Marcel Alalof
Moi aussi,je le croisais souvent ,toujours seul ,au bas de son immeuble.Nous échangions parfois quelques mots.Il était toujours crispé,les conversations ne duraient jamais longtemps,il montrait peu d'entrain.Mais,je n'imputerais pas ses problèmes aux origines ou à la religion de ses parents.Plutôt à leur folie.Ils vivaient nuit et jour, rideaux tirés,avec le chauffage mis toute l'année.D'ailleurs,ils sont morts au mois d'août,d'une intoxication à l'oxyde de carbone due au chauffage défaillant,alors qu'il faisait plus de trente degrés dans la ville,pendant que leur fils jouait seul devant l'immeuble.D'ailleurs,à l'énoncé des causes des décès,les voisins avaient d'abord cru à une plaisanterie.C'est une histoire de gens qui se suffisaient à eux-mêmes.Ce malheur ne l'avait pas arrangé.Il n'était plus possible de discuter avec lui.Il énonçait des certitudes ;il n'y avait pas d'échanges.Ou alors,il piégeait l'auditeur,en posant des questions,telles que : »A quel volume met t'on la radio,lorsqu'il y a des invités ? »,pour répondre immédiatement : »On ne met pas la radio quand on reçoit ! »Quand même,je suis sûr que ses parents n'ont jamais reçu personne de leur plein gré.
J'avais croisé plusieurs fois sa mère quand j'étais enfant.C'était une femme très brune,qui portait des nu-pieds à semelles de bois qui claquaient sur le trottoir,me rappelant les sons de castagnettes des danseuses espagnoles,que la télévision montrait beaucoup à cette époque.Peut-être avait elle été danseuse ?
Après le baccalauréat,tous les bacheliers avaient quitté la ville.
Je l'ai revu pour la première fois fois quinze ans plus tard,dans un petit café qui jouxtait la station »Porte Dauphine ».Il était assis à une table en grande discussion avec une dame d'une cinquantaine d'années et une jeune femme qui semblait être sa fiancée.le café était peu fréquenté et l'on entendait la conversation sans tendre l'oreille.Il était question de recherche d'emploi.Il était au chômage et,devant les deux femmes qui l'encourageaient à trouver un emploi ;il répliqua avec colère : »Je ne veux pas être employé ! »Il ne disait pas ce qu'il voulait être.La jeune femme,émue,lui caressa la joue quand il se calma.
J'étais avec toi ,quand je l'ai revu,une dizaine d'années plus tard ,aux « Deux Magots ».Nous nous sommes retrouvés aux toilettes,par hasard.Il m'a tout de suite reconnu et m'a dit : »J'ai connu ton copain lorsque nous étions enfants.Il ne m'a même pas dit bonjour ! »