Les 10 vies d'une femme

Jean Talabot

Ou les femmes du feu

Livre premier : Évolutions

I
Aujourd'hui je m'appelle Ana
Et je me réveille de sombres
Rêves.
Mes draps épais transpirent mes peurs endossées.
A minuit, l'heure où les ombres
Calculent ton visage imberbe.
J'ai rêvé de toi Homme, ou quel que soit ton nom.
Tu as fait dansé mon corps d'une légère
Hypnose
Tu as bercé mon
Inconscient, et, pour cela, Amour de néant,
Je t'en voudrais à la mort.
Je me rendors
Pour te rejoindre,
mais dans la rue du Temple, devant mon appartement
Tu baisseras les yeux.

II
Aujourd'hui je m'appelle Flore,
Et je m'assied sur les marches d'un escalier
Sordide.
Il parle longuement, et sa plaidoirie ne le rend que moins attirant.
La minuterie, comme un gong d'horloge, égrène le temps.

Et nous nous retrouvons là, dans la
Pénombre.
Seules les faibles lueurs de la rue, filtrées par les carreaux souillées,
Nous parviennent.
Et les notes d'une chanteuse dépassée
(Une radio du Rez De Chaussée)
Me poussent à l'
Embrasser.

III
Aujourd'hui je m'appelle Joséphine
Et je suis à genoux.
Mon corps brûle de ce que l'impuissance
Féminine
Nous pousse à ne pas faire debout.
L'homme est nu, ivre d'une fierté naissante
Et s'attend à ce que je mette la
Bouche

Là où devrait se trouver la sienne.
Le carrelage froid,
Sale de miettes de tabac,
Me dégoûte. Je prends mon courage à deux
Lèvres
Et le mord comme une hyène.


IV
Aujourd'hui je m'appelle Colombe

Et je suis courbée au-dessus des toilettes,
Sonnant les déluges du monde.
Le petit tube, bleu et
Blanc,
Perlé d'urine
Tremble dans ma main moite.
« Preignant » tombe dans la corbeille,
Et ma tête vient heurter le lavabo
Ébréché. Je ne suis plus une
Sainte,
Ceinturée par des carcans nauséeux,
Ma chaire martyrisée ne fera pas de moi
Une victime.
La pomme
D'Eve et des jardins d'Arcadie
Tuera le Père, qui ne verra pas
Le fruit de mes entrailles endolories.

V
Aujourd'hui je m'appelle Yakhira

Et je suis debout !
Je danse avec furie, avec
La lune, avec toi, avec nous.
Avec la nuit.
Mes pieds glissent sur la piste imbibée d'alcool tiède
La torpeurs des amours de canapés, des basses puissantes, et
De gouttes qui tombent de tes
Cheveux
Me rapprochent de toi lentement.
Tu penses à mon corps, avide.
Je me pense marionnettiste de ton
Désir cupide
Si tu savais, inconnu aux jambes en l'air
Comme j'aime l'instant qui finit !

Livre second : Souvenirs

VI
Aujourd'hui je m'appelle Diane

Et je meurs ce soir.
Mes joues sont des sillons à larmes
De Feu.
Dans chacun de ces reflets lacrymaux,
J'aperçois le profil des hommes que j'ai pu aimé,
Dévoré, écorché -à vif- , que j'ai pu
Aimé.
Assise doucement sur le lit du motel,
Chambre 412,
J'ausculte ta bouche noire,
Canon.
Je suis amoureuse des hommes tout
Autant que j'ai peur de la mort.
Tremble Angoisse ! Tremble petite fille !
J'espère
Que la femme de ménage volera mes bijoux.

VII
Aujourd'hui je m'appelle Colombe

Et je suis morte une fois.
J'entends le tocsin sévère des jours
De guerre
Tanguer sur mon sein.
C'est en fait l'orage, qui me rappelle les jours anciens.
Quand je dansais sur les peaux tendues,
Ivres
Comme des braises,
Qui me faisaient Femme.
Je ne sais pas où je suis, sans doute
Au bout du tunnel des malades en phase
Terminal.
Je m'imagine plutôt un train, qui après Carthage,
Ne trouve plus de gares.

VIII
Aujourd'hui je m'appelle Lucie

Et je suis morte deux fois.
La pierre philosophale ne marche pas.
Je suis perdue entre deux eaux,
Comme flottant sur de vieux rivages mystiques.
Je vois
La Terre d'en haut
Et le Ciel trop loin.
Je sens
Encore les essences, et les marées,
Mais plus mes peines physiques.
Quand la mutation sera amorcée,
Je saisirais un nuage pour poudrer mes joues,
Noircir le contour de mes
Yeux,
Et séduire les anges prétentieux.

IX
Aujourd'hui je m'appelle Victoire

Et je suis morte trois fois.
Bientôt je serais d'âmes et de flammes,
A rougeoyer dans les âtres mélancoliques
Du souvenir des hommes.
Je me souviens de toi, Abel,
Simon, Louis,
Et de ton appart' à Neufchâtel
Ou il y avait trop de
Fleurs.
Arthur, Abderhaim, François,
Ne m'en voulez pas.
Je me souviens de vous comme de
Gentils leurres.

Livre troisième : Phénix

XX
Aujourd'hui je m'appelle Ana,
Flore, Joséphine, et toutes ces
Femmes
Que mon sexe fort a endossé.
Aujourd'hui je ressuscite
Sous le linceul du Temps et des espèces.
Déflagration des positions, j'ai vécu l'évolution
de l'avenir des
Hommes
Et suis prête à ressusciter.
A me réincarner en une
Fleur,
En une épine, en une ronce, en un mâle
Dont j'assurerais l'énergie vitale.
J'ai épuisé dix vies, Yakhira, Colombe, Diane,
Ne m'en voulez pas :
Je suis complexe, multiple, dangereuse
Je suis Femme.   

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