Les abritants du demain. Lettre #2

-beep

Suzy a été classée Fabriqueur avant même d'avoir prononcé le moindre mot. C'est d'ailleurs la seule catégorie où les Classifieurs peuvent t'envoyer en centre d'éducation avant la Prise de Parole. C'est comme ça qu'on appelle cette fameuse journée où, bébé, tu décides de ton destin sans même pouvoir en comprendre les implications. C'est marrant comme même le nom de cette journée te conditionne à accepter ce que tu dois devenir. La  Prise de Parole, comme si tu avais la main, comme si le choix venait réellement de toi, que tu prenais une décision. Bordel, t'es arrivé il y a même pas un an et voilà qu'on t'attribue déjà des choix qui ne sont pas les tiens ! 

Il n'empêche que Suzy n'a pas eu à attendre sa Prise de Parole pour se retrouver dans un établissement dans lequel, si l'on en croit l'Ordre des Travailleurs, elle peut exprimer pleinement toute l'étendue de ses talents.  « La taille de ses mains, la façon qu'elle a de refermer ses doigts sur les objets qui lui sont donnés et la pression qu'elle exerce dessus apparaissent comme les signes évidents d'un profil de Fabriqueur. Nous viendrons la chercher la semaine prochaine, le temps de vous laisser récolter quelques souvenirs et de lui choisir une histoire adaptée. » tels étaient les mots du Classifieur en charge de notre quartier. Telle était la sentence prononcée par ceux qui ont enlevé ma petite soeur avant ses six mois.

Mes parents m'ont laissé choisir l'histoire, pour m'apaiser très certainement. Et puis ils n'ont jamais vraiment cru en l'intérêt des histoires je crois. Néanmoins je dois dire que ça a fonctionné, j'ai passé la semaine entière à chercher la meilleure histoire qui puisse exister. La plus belle, la plus inspirante. La plus vivante. J'ai fini par proposer non pas une histoire, mais une chanson. Ce n'était pas une belle chanson, elle n'était pas non plus très inspirante.  Mais elle impliquait de la musique. Elle obligerait les Aidants à y mettre du coeur, à y mettre du rythme. À y mettre une touche humaine. À y mettre de la vie.
Je crois que des années plus tard, Suzy m'en veut toujours. Là où les autres avaient le droit à de longues histoires pleines d'aventures, riches en péripéties, avec une morale et des leçons à en tirer, je lui ai imposé une histoire courte, entêtante, qu'elle allait devoir écouter toutes les semaines pour les 15 premières années de sa vie, dépourvue de morale. Dépourvue de fin, même.
Ce choix était peut-être égoïste, certains dirons que je me suis trop projeté en elle, que j'ai laissé mes frustrations parler pour moi, mais j'espère qu'un jour elle comprendra.
Ou qu'elle me pardonnera, ça serait déjà un bon début.  

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