Les Adresses à vivre 7
fragon
Petit à petit, l'appartement se métamorphose. Certaines pièces rétrécissent, d'autres prennent plus de place. Dans l'espace transformé, je me heurte à d'invisibles bornes. La chambre parentale grossit au point d'en devenir oppressante et oppressive. Elle incarne soudain tous les objets de désir. Elle se transforme en un lieu de passage pour des hommes dont on ne connaitra jamais que les souffles furtifs. La nuit, je frôle des parois de verre. Je me lève dans mon sommeil et me retrouve enfermée, à moitié asphyxiée dans le placard. J'ouvre la porte-fenêtre et me réveille déconcertée sur le balcon. Ces réveils nocturnes ne l'inquiètent pas. Elle ne m'entend jamais. Alors, je retourne me coucher.
Les jours passent. Je rame de long et en large dans la cuisine enfumée. Je m'écoute grandir. Le miroir ne ment pas. L'univers se racornit. Cette promiscuité entre femmes et filles empêche nos respirations. Chacune entre et sort à son gré. Peu à peu, les habitudes se modifient. Elle travaille de nuit. Au creux de la journée, le silence résonne. Un ennui mortel se met à bourdonner dans la platitude de l'espace partagé. Nos ombres se déplacent, ouvrent et ferment les portes. Alternance de jours et de nuits. Les repas se déroulent insignifiants et taciturnes.
Depuis des mois qu'il est parti, je ne peux m'empêcher de poursuivre ma sœur. Je quémande une protection. Celle-ci m'accorde parfois l'aumône et me laisse l'accompagner. Il lui arrive d'agir comme si je n'existais pas. Si on ne s'empoigne plus par les cheveux, les conflits apparaissent plus larvés, moins francs, plus pernicieux. La voici qui m'oublie, qui disparaît sans me prévenir. Je me retrouve dans des situations difficiles. Régulièrement, elle s'effondre et s'agite de tous ses membres tout en poussant des cris de rage. Elle tape des pieds. Ses yeux se révulsent. Ses mains crochètent le sol. Je patiente. Je m'inquiète. Un chant passe. Elle se relève, m'accuse de je ne sais quoi. Je suis punie. Ma mère hausse les épaules. Je suis la petite, mais je dois comprendre ce qui est bon pour la grande. A quoi est-ce que je pense.
Je continue de grandir.
Un jour, elle nous annonce que c'est fini. Elle ne maîtrise rien. On ne lui a pas appris. Elle ne sait pas composer. Nous coiffer, nous habiller, nous nourrir, c'était facile. Mais ce que nous sommes devenues lui est incompréhensible. Nous sommes ingérables. C'est l'âge qui veut ça. Le corps change, l'esprit se rebelle. Elle ne comprend rien à ce que nous cherchons à lui expliquer. Nous plaidons notre cause tour à tour. Nous nous raidissons en un seul bloc. Les murs nous voient unies. Notre langage lui paraît inintelligible. Elle renâcle. Elle persiste. Elle lève la voix. La demande est claire. C'est maintenant. Oui, c'est là, tout de suite que nous devons partir. Elle insiste.
Un jour, une voiture se présente. La fermeture automatique des portières est condamnée comme si nous pouvions nous enfuir.
C'est la quatrième adresse. Ni l'une ni l'autre n'y entre de front. On s'approche avec suspicion. Elle s'installe et prend ses marques. Je louvoie.
Je suis vaincue. Je demande un sursis. Ils m'accordent un internat.