Les Adresses à vivre 5

fragon

adresse n° 3


[Joli jeu d'échecs.] …

Puisqu'il ne s'agit que d'adresses et que pour le moment on s'en sort plutôt bien, il me semble que chaque pièce peut prétendre à avoir ici une place sans forcément que j'en fasse toute une histoire. Il est ainsi loisible de reprendre la visite et d'insister sur certains détails. De ce qui a été fragmenté, naît parfois une unité.

A cette époque, elle fume presque partout : dans la cuisine, dans le salon, dans la voiture, sur le balcon. Au fur et à mesure que je grandis, l'odeur m'insupporte. A l'adolescence, elle me donne définitivement envie de vomir. Je n'ai pas le droit de dire ce que j'en pense.

C'est un luxe que ces deux balcons qui longent chaque aile de l'appartement. Au sud, le salon et la cuisine. Si l'on ne peut y mettre de chaise longue, elle y installe toutefois une petite table pliante sur laquelle deux personnes peuvent grignoter côte à côte. On y joue à la dînette. Elle y sirote un verre de rosé tout en lorgnant la cendre de sa cigarette. Il ne manquerait plus qu'en s'affaissant cette dernière aille trouer la banne motorisée du voisin. Je suis beaucoup moins inquiète. Un après-midi, je pêche dans les jardinières du 4° étage à l'aide d'une canne à pêche fabriquée à grands renforts de bambou et de fil de soudure artistiquement recourbé. Les têtes décapitées tombent et jonchent le vert gras de la pelouse. Il n'y a aucune malice. Juste un immense ennui à combler.

Je rêve de voler. Quand elle s'absente, je prends appui du genou sur le recoin de la table. Je me hisse sur le parapet et me redresse en m'assurant au mur. Me voici d'aplomb du haut de mon cinquième étage. Il arrive que je fasse quelques pas. Je passe d'un appartement à l'autre. Personne ne s'en émeut outre mesure, encore moins le voisin qui se rend complice de mon activité de monte-en-l'air. Elle l'apprend forcément. C'est une solution comme une autre quand on a oublié nos clefs et qu'elle a une nouvelle fois disparu. Je suis sévèrement punie pour les fleurs et dois présenter des excuses.

Elle se met en tête de peindre le sol bétonné à la peinture rouge. Elle y installe une étagère à trois niveaux couleur acacia. Elle collectionne les bégonias. Côté chambre, j'ai raconté qu'on y étend discrètement le linge. On ne peut rien y faire de plus à vrai dire. Il me faudra attendre très longtemps pour apprendre - bien après sa mort - ce qu'au fond de moi, je pressens sans le savoir. Un soir, il la rattrape par la chemise. Elle a déjà enjambé la balustrade et s'apprête à se jeter dans le vide. Je n'ai jamais aimé le balcon de l'aile est, allez savoir pourquoi.

Le salon est coupé du couloir par une porte prolongée sur le côté droit par une paroi vitrée. Tard, le soir, alors que nous sommes couchées, je me relève et je viens m'agenouiller en silence derrière la vitre pour voir ce qui passe à la télé. L'enjeu est de tenir le plus longtemps possible. Un cri étonné et me voilà surprise, contrainte de retourner dans ma chambre et sommée d'y rester. Quelquefois, je surprends des conversations qui ne me concernent pas. C'est une porte qui laisse passer la réalité.

Après l'âne, il a bien essayé de lui glisser un chat récupéré on ne sait où. Mais très vite, les objets valdinguent. Elle ouvre une valise, y fourre tout ce qu'elle peut, et tout en maintenant la porte de la main droite, elle envoie valdinguer la tout sur le palier de la main gauche. Deux minutes après, le chat suit le même chemin. Quelques semaines plus tard, c'est le tour de ma sœur, quelques mois de plus et c'est le mien. On se débarrasse de sa douleur comme on peut.

 

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