Les amants

tropical-writer

LES AMANTS

Un obus, un de plus, venait de labourer le jardin. De celui-là, ils n'avaient pas entendu le sinistre sifflement, et l'explosion les surprit sans qu'ils puissent se ruer l'un vers l'autre et sceller leurs lèvres en un baiser éternel, comme ils le faisaient, depuis deux jours, chaque fois qu'ils percevaient le frôlement aigu de la mort. Personne n'était plus là pour leur expliquer que la mort ne s'annonce que dans les romans, que les obus que l'on entend venir sont ceux qui passent au-dessus de nos têtes, pour aller fracasser d'autres murs, broyer d'autres rêves et creuser d'autres tombes.
Ils tremblaient encore de la surprise de cette explosion clandestine, quand un autre impact imprévu vint emporter la moitié de la toiture, provoqua l'effondrement de l'escalier et fit tomber sur le lit un déluge de plâtre.
Sans même en parler, ils avaient choisi d'accepter la mort, pourvu qu'elle les cueillît ensemble. Et pour être sûrs d'être fauchés dans la même gerbe, d'être disloqués par le même souffle, ils soudaient leurs lèvres à chaque salve, à chaque feulement annonciateur d'explosion.


Ils découvraient maintenant que le silence aussi était leur ennemi. Qu'ils ne pouvaient plus compter sur lui, que la mort pouvait les surprendre et choisir de n'en emporter qu'un seul.
Elle, qui avait pourtant, par avance, accepté l'idée de sentir le métal en fusion pénétrer son corps adolescent, qui avait déjà enduré, en pensée, la lente agonie des éventrés et des mutilés, qui avait déjà imaginé, sans blêmir, ses membres
broyés sous les gravats, elle pleurait en pensant que, peut-être, il partirait seul.
Plus âgé, lui savait qu'il pouvait être lâche, qu'il pouvait puiser sa force dans l'espoir méprisable d'être encore vivant quand elle ne serait plus qu'un magma informe de chairs et d'os englouti sous les décombres. Et il en pleurait de rage.
Les baisers, les lèvres ne suffisaient plus. Il fallait ne plus faire qu'un.

Comme souvent, ce fut elle qui trouva la solution. Mais peut-être y avait-il déjà pensé sans oser le lui dire…
Au cours des dernières semaines, sans brusquerie ni insistance, mais avec juste assez de fébrilité pour marquer l'emprise de son désir, il avait essayé, à plusieurs reprises, de l'aimer complètement, de prendre son corps pour y noyer le
sien. Il savait les gestes, il avait connu d'autres corps, s'était déjà
noyé ailleurs…
Encore presque enfant, elle ne connaissait rien de ces choses, et c'est sous ses mains à lui, qu'elle avait découvert son propre corps. Prudemment, sans à-coups, il lui avait appris le trouble, le désir et le plaisir. Celui que l'on prend, celui que l'on donne et celui que l'on prend à en donner. Mais le temps lui avait manqué pour lui enseigner celui que l'on partage.


Elle cessa de pleurer en ôtant ses vêtements et sourit en le déshabillant. Tout bas malgré le fracas du bombardement, elle lui murmura les phrases qu'il avait attendues si longtemps.
Elle allait être sa femme, elle allait se donner à lui, la mort pourrait bien venir ensuite, elle ne pourrait plus rien leur enlever…


Ils n'entendaient plus les maisons du quartier s'écrouler, ils ne voyaient plus l'aspect dévasté et inquiétant de la chambre… ils allaient s'aimer!
Élève appliquée, et désireuse de montrer à son maître tout le profit qu'elle avait retiré de ses leçons, elle révisa avec lui tous les gestes auxquels ils s'étaient déjà exercés. Ils y mirent la tendresse et la fougue de la jeunesse, et toute la détresse du monde. Mais aussi l'espoir de la paix, la peur de la mort, la
crainte de la souffrance et la terreur de la séparation. Le souvenir des morts et l'appel des générations à venir, le doute face au néant et la certitude de leur amour.

Ce fut elle, une fois encore, qui trouva les mots. Il pouvait venir, maintenant, elle
l'attendait, elle était prête. Elle l'amena sur elle, le guida avec délicatesse et autorité.
Doucement, sans précipitation, il entra à peine en elle, sans cesser de la caresser, de l'embrasser…


La grenade explosa au pied du lit. Soulevé par le souffle, il fut projeté contre le mur et s'affaissa, inconscient et sanguinolent, derrière la table de chevet renversée. La vielle armoire, déjà abondamment criblée, s'écroula sur le lit tordu.
La tête et les épaules écrasées sous les planches, elle gisait ainsi, nue, quand les quatre soldats entrèrent.
Ils le crurent mort et retirèrent le bois qui la couvrait. Elle était jeune, belle et offerte. Ils avaient peur et respiraient la mort depuis trop longtemps pour respecter la jeunesse, la beauté, l'amour et la vie. L'un après l'autre, ils se soulagèrent de leur terreur, de leur haine et de leur dégoût dans ce corps pur
et magnifique. À travers les brumes cotonneuses de l'inconscience, elle sentit leurs coups de boutoir.
Le caporal qui était sur elle, le pantalon à peine baissé, la vit sourire et entendit ses mots d'amour. Il était en elle, elle lui donnait ce qu'elle avait de plus précieux, elle était heureuse, la mort pouvait venir, cela n'avait plus la moindre importance…


Quand il ouvrit les yeux, il la vit, inerte sur le lit disloqué, et voulut s'élancer vers elle. Son corps meurtri protesta et il dut s'appuyer au mur pour avancer, pas à pas. Il s'effondra à ses côtés, baisa son front, ses paupières, ses lèvres,
caressa ses cheveux et lui murmura tous les petits noms tendres qu'il lui avait donnés. Lentement, elle sourit, ouvrit ses pauvres yeux gonflés et l'enlaça. Dans un souffle, elle lui dit combien elle était heureuse de s'être donnée à lui.

C'est alors qu'il le vit. Il était abandonné à terre, dérisoire, inoffensif et terrifiant. C'était un béret noir, portant un insigne frappé d'une tête de mort.

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