Les amants de Babel

Certaines histoires méritent d'être racontées, d'autres pas. Celle qui suit, j'ai hésité longtemps avant de la dire à haute voix. La tradition orale de mon peuple m'a souvent éloigné des pages blanches de vos civilisations. Mais comment faire perdurer cette légende qui n'en est pas une ? Comment graver ces êtres de chair dans des liasses de papier ?

Voyez-vous ce couple enlacé ? Sentez-vous les vibrations de leurs deux corps ? Elle, elle s'appelle Nejma. Lui c'est Roman. Elle est brune. Il est châtain. Ils parlent la même langue mais les notes de musique dans leur voix sont différentes.

L'histoire que je vais vous raconter est la leur. Cette image va bientôt disparaître et il faudra la disperser aux quatre coins du monde. Pour que personne n'oublie. Pour que chacun sache à quoi ressemble l'Amour. J'entends déjà vos remarques et objections…Comment  ce couple peut-il se prévaloir d'être l'amour avec un A majuscule ? Je n'y ai pas cru moi non plus. Au début. Les jours qui ont suivi m'ont convaincue et m'engagent à vous transmettre cette histoire.

Asseyez vous confortablement…Nous voilà partis….

« Nejma, t'as vu l'annonce sur le blog de Martin ?
- Quelle annonce ?
- «  Cherche partenaire pour échange épistolaire littéraire sans aucun but » c'est drôle non ?
- Ouais, c'est un habitué ?
- Non, un nouvel inscrit « Ezékiel »…
- J'ai pas vraiment le temps en ce moment, mon roman n'avance pas alors si je me mets à écrire des lettres à un gars qui se prend pour un ange… ».

C'est toujours pour moi les défis littéraires à la noix. Prune est avachie sur mon canapé noir, tablette sur les jambes. La page du blog sur lequel je passe les trois quarts de mon temps libre se referme laissant place au programme du cinéma de notre quartier. Pourquoi j'ai dit oui ? Je ferais mieux de rester à la maison, faire mes recherches et avancer sur ce bouquin que je n'arrive pas à finir.
En vrai j'ai dit oui à Prune parce que c'est ma meilleure amie. Parce qu'elle est aussi blonde que je suis brune. Parce qu'elle est fofolle et que je suis sage. Parce qu'elle rit très fort la tête en arrière et que je mets ma main devant la bouche pour esquisser un sourire. Donc ce soir nous irons au cinéma. Pas parce que nous sommes cinéphiles. Même pas. Juste parce que Prune est comme ma sœur et qu'elle a le béguin pour le vendeur de pop corn. Il a vingt cinq ans, travaille pour payer ses études d'architecture.

« Tu crois que je lui donne mon numéro ce soir ?
- Prune, on va faire une indigestion de pop corn si tu ne tentes rien…il te regarde comme un cornet de frites, tu peux y aller à mon avis…
- Moi un cornet de frites ? C'est glamour comme image Nejma….mais cela ne m'étonne pas de toi ! Au fait ton roman ?
- Quoi mon roman ?
- Tu l'as fini ?
- J'avance, j'avance… et je vais au cinéma trois fois par semaine depuis quinze jours !
- Tu m'en veux ? ».

Quand Prune prend cette air de petite fille, je ne peux pas résister. Le premier coussin à coté de moi atterrit sur sa tête en guise de réponse. Pas possible de lui en vouloir c'est comme ma petite sœur. Celle que j'ai laissée au bled. Je ne suis pas d'ici. Tinghir, c'est mon endroit à moi. Tout près des gorges du Todgha. Ma famille vit encore à coté de la palmeraie. Mon père loue des 4X4 pour les touristes. Dix ans que je n'y ai pas mis les pieds. Dix ans que je n'ai pas respiré le chregui, le vent chaud du désert.

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