Les âmes nostalgiques

Laurent Buscail

Une bête sauvage s'agitait parmi la foule. Une odeur infecte suivait le fauve. Ses griffes s'agitaient au-dessus des têtes scandalisées. Enfin, presque scandalisées ou plutôt inexpressives au possible. Les masques de fer ne laissaient rien transparaître de l'agitation de la population. Le lynchage était étonnement silencieux, seuls résonnaient les cris du monstre contre les boîtes de métal et les bruits de frottement de leurs corps en conserve. Il essayait par tous les moyens de combler ce silence par des cris, des hurlements. Ses cordes vocales criaient toute leur animalité à ces carcasses désincarnées. Il tentait d'alerter leurs âmes surprotégées au fin fond de leur armure de métal. Ses doigts gras tentaient de repousser ces machines en vain et ses dents mordaient le vide avec fureur.

Des bras articulés le saisirent et il bascula au-dessus de cette multitude de jouets rigoureusement identiques. Les mêmes boulons, les mêmes rouages et les mêmes frayeurs devant ce bout de chair démodée, si fragile, si grossier, si mortel.

Tous étaient là, pour voir une dernière fois cette chose diabolique. Qu'il retourne en enfer ce démon semblait dire les vapeurs ondulatoires magnétiques qui se propageaient tout autour de la place. Leur inconscient, curant les rares traces d'humanité qui tapissaient leurs armatures, les avait conduit sur la place où trônait l'un des derniers témoins de la formidable créativité de leurs ancêtres. Une gigantesque statue de Prométhée donnant le feu aux hommes dominait la place. Le titan contemplait la scène, figé dans l'espoir qu'il avait en l'humanité. Il voyait son denier descendant se faire porter au bûcher devant lui.

La bête était hors d'haleine. Elle ne se débattait plus que par à-coup. Les gestes lents et mécaniques de ses assaillants participaient à le confondre dans l'horreur. Ils attachèrent ses mains et ses pieds au tison en marbre qui tombait de la main du géant. Ses cris s'étaient étouffés par l'exténuation de ses cordes vocales. Un silence de tombeau régnait dans la ville. Quelques rayons de soleil rebondissaient sur la marée de têtes argentées qui le dévisageait, parfaitement alignées.

Ce corps nu et décharné les fascinait. Alors que l'on amenait du combustible, l'animal se mit à fredonner quelques notes magiques d'un temps ancien où l'art transpirait le divin et touchait directement au cœur. Devant la placidité des machines, des larmes coulèrent le long des joues du monstre et se perdirent dans les broussailles de sa barbe. Il continuait pourtant de porter son léger filet de voix le plus loin possible. Un morceau de métal vint s'écraser sur l'une de ses côtes avec beaucoup de violence. La bête continua malgré la pince qui vint s'entourer autour de son cou. Il ne s'arrêta toujours pas lorsque du sang jaillit de sa bouche et vint éclabousser le chrome de l'armure de ses bourreaux. L'un d'eux recula brusquement devant l'image du liquide rouge qui se répandait sur les reflets argentés qui le tapissaient de la tête aux pieds. Une onde se propagea alors dans la foule comme un souvenir intime d'avoir eux aussi transporté ce corps chétif, difforme et putrescible. Eux aussi interagissaient avec le monde de la terre et du vent.

Une soudaine nostalgie venait les bousculer jusque dans leurs particules cosmiques. Un bruit sourd résonna dans le lointain. Le fracas métallique se répéta accompagné d'une traîne timide. La bête libérait ses poumons de tout leur air dans un chant hypnotique emmené par une rythmique maladroite et furtive de quelques percussions. La gorge déployée du monstre soufflait sur le parterre de machines qui prenaient vie sous ses assauts. Bientôt le monde entier intégra cet orchestre de boîtes de conserve dirigé par la dernière bête sauvage. Tous chantaient avec lui son propre thrène. Leurs âmes brûlaient de mille feux sous leur armure de métal. Le vacarme avait fait place à une véritable symphonie qui faisait vibrer le ciel et les étoiles.

L'animal s'arrêta soudainement, à bout de souffle. Son corps se balançait lamentablement accroché à la statue. Il releva péniblement la tête et lâcha toutes ses forces dans un sourire. Le métal s'était évaporé sous ses yeux et tout ce qu'il voyait, c'était des êtres différents communiant ensemble participants de toutes leurs diversités. Le requiem s'essouffla lentement et le silence revint entourer la bête, mais ce n'était plus le même silence. Il s'agissait d'une attente, une écoute inquiète de la respiration de plus en plus chaotique de l'animal.

Le dernier humain sur terre articula maladroitement ces quelques syllabes avant que son corps ne cède.

— J'arrive.

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