Les Ames Soeurs

David Claude

     LES            ÂMES             SOEURS.

 

 

 

 

 

 

 

A  MON  IMMORTELLE  BIEN-AIMEE.

                " Mon  ange, ma vie, mon autre moi-même... Aujourd'hui  (encore )  quelques mots... Pourquoi une telle tristesse lorsque s'exprime l'impétueuse nécessité ?  Notre amour  ne peut-il survivre que dans le sacrifice, qu'en ne demandant pas tout ?  Ne peux-tu rien changer au fait que tu n'es pas tout à fait  mienne, que je ne suis pas tout à fait tien ? "

                                 Ludwig Van BEETHOVEN.

                                                   - 1 - 

                             A  MONSIEUR  LUCIUS  VINCENT.

                                      Cher ami et éditeur, voilà quelque temps, tu  m'as demandé  une  nouvelle  histoire à te faire parvenir pour atténuer la douleur due à la disparition tragique de mon épouse et pour ne pas me perdre dans un labyrinthe néfaste qui me mènerait lentement et inlassablement jusqu'à la mort. Je peux te dire que,récemment, je pensai encore à la mort, bien que  cela fait plus de cinq ans que mon adorable femme a disparu... Par un coup du hasard, du sort - appelle cela comme tu veux - , enfin bref ! alors que je tournais en rond dans ma maison, passant d'une pièce à l'autre (qu'elles étaient bien froides, ces pièces! d'un froid que les gens seuls peuvent ressentir!  chacune d'elles étaient autant de souvenirs douloureux! ). Lassé, je finis par m'installer dans mon bureau, seul endroit où je n'avais rien vécu avec Stéphanie. Puis-je pour autant dire que cette pièce est un sanctuaire hermétique à mes sentiments?  Quoi qu'il en soit, je me crus à l'abri, protégé par les murs, afin d'échapper aux choses et aux odeurs qui pourraient me la rappeler. Par un coup du sort, te disais-je, alors que je ruminai tout de même, en fumant un cigare qui me parut sans saveur, un bruit de chute, venant de derrière moi, de ma bibliothèque,  me fit sursauter. Je me levai, et que vis-je ? Mon premier recueil, les feuillets originaux, que j'avais écrit voilà une cinquantaine d'année, tombé à terre. Je le ramassai et le feuilletai. Elle avait toujours été mon plus grand amour. Mon Dieu! Comme cela fait longtemps que je n'ai pas pensé à elle ; elle, pourtant, si présente – trop pour certains ! - dans mes livres. Claire était sans nulle doute le fruit de ma renaissance... Notre amour inachevé depuis cinquante-huit ans avait toujours subsisté en moi, il était juste un peu endormi, étouffé, attendant un peu de vent pour le ranimer comme le feu. Ces derniers temps, je t'ai souvent répété qu'à soixante-dix-huit ans je n'attendais plus rien de la vie ; eh,bien! celle-ci m'offrit une opportunité à laquelle je ne pouvais me soustraire. 

                                                Dès le  lendemain,  je  me  mis  à  la  recherche de celle qui fut longtemps ma muse, mon égérie, en espérant qu'elle n'ait pas succombé (  je me souviens du lourd soupir que je lâchai  après avoir eu cette pensée ) .

                                               Quelle  ne  fut  pas ma surprise,quelques semaines plus tard, alors que j'avais demandé à un ami généalogiste de faire les recherches pour moi – celles-ci étaient trop laborieuses pour moi -, de plus, par de son métier, cet ami avait davantage de pourvoir d'investigation ; quelques semaines plus tard, celui-ci, vint m'annoncer que « la femme de ma vie » habitait à trois kilomètres de ma ville, qu'elle était veuve et qu'elle vivait avec son dernier enfant.

                                             Un marseillais, à cette annonce, se serait exclamé : Coquin de sort!

                                           Moi,  j'étais, à  la  fois, ravi, abasourdi  et  pétrifié de peur. J'étais ravi qu'elle ne fût pas décédée ; j'étais abasourdi que nos chemins ne se fussent jamais croisés avec la courte distance qui nous séparait,  et j'étais pétrifié à l'idée qu'elle ne se souvînt pas de moi si je me rendais chez elle.

                                                            - 2 -

                                              Je crois que je ne t'ai jamais raconté comment nous nous étions rencontrés. C'est, d'ailleurs, une période de ma vie que je n'aime pas relaté, même Stéphanie n'en sut que très peu.

                                               « Je venais d'avoir vingt ans et on nous avait averti que nous partirions combattre les Allemands, dans deux jours. On nous accorda cependant une autorisation de sortie, avec ordre d'être rentré le dimanche à douze heures. On nous laissa fêter notre départ en bon français avant de nous lâcher dans la gueule des fauves hitlériens ! Peut-être nos dirigeants pensaient-ils se donner bonne conscience en faisant ce choix ? Et après tout, trouver du réconfort, avant des combats meurtriers, dans l'alcool et sur la couche des putains, était mieux que de se morfondre dans la caserne. Nous avions fait la tournée des bars et nous reprenions  le chemin de notre garnison lorsque l'un de mes camarades remarqua qu'il en manquait un à notre palmarès.  Nous y entrâmes, éméchés.  De nombreuses bières plus tard, je l'ai remarqué. Elle était assise à une table, placée dans un coin, sollicité par deux soldats, plus soûls que nous ne l'étions. Elle ne les écoutait pas, mais, sa gentillesse lui faisait hocher la tête de temps à autre. N'ayant jamais été d'un naturel à aller au devant des femmes – celles qu'on ne paye pas, j'entends à cette époque - , je pris mon courage sous le bras et me dirigeai vers sa table, sans doute pâle comme un spectre. Elle leva ses magnifiques yeux sur moi ; j'eus grand mal à rester tant  elle  m'impressionna.

- Voulez-vous danser, Mademoiselle ? lui demandai-je en essayant de ne pas bafouiller.

                                            L'un   des  deux  soldats,  qui  la  harcelaient,  me     foudroya du regard comme Zeus avec Porphyrion, avant de se lever. Mes camarades, ne m'ayant pas quittés du regard, suivirent la scène avec intérêt et le mouvement de l'homme les fit se rassembler derrière moi. Nous étions plus nombreux ( une rixe n'eût pas déplu à mes compagnons ) ; les deux hommes prirent une sage décision en s'éloignant. La danse ne fut qu'un prétexte pour lui rendre sa  tranquillité, lui assurai-je.

- Dansons, histoire d'être vraiment débarrassé d'eux, me répondit-elle avec un large sourire.

                                                 Elle vint vers moi, dans sa robe au tissu léger, et me prit la main. A-t-on déjà vu plus sublime statue? À n'en pas douter ses parents ont été de fabuleux sculpteurs, me fis-je comme remarque.

                                                   Longtemps, nous dansâmes. Et longtemps nous parlâmes. J'en eus même oublié de boire tant mon ange de pureté me fascina. Nous nous trouvâmes vite un point commun, celui qui allait sceller, du moins pour moi, notre éternel amour : la littérature. Je fus envoûté par la suavité que prenait les mots en sortant de sa bouche. Elle me parla des Liaisons Dangereuses qu'elle avait adoré lire, bien qu'il lui restait quelques lettres pour l'achever ; elle hésitait à refermer l'œuvre définitivement. D'ailleurs, ce soir encore, il m'accompagne. Je lui avouai que je ne me déplaçai jamais sans avoir sur moi les Poèmes Saturniens.  Nous conférâmes sur nos auteurs préférés une partie de la nuit. Plus rien autour de nous n'eut de l'importance, plus rien n'exista,

les horreurs de la guerre ne sévirent plus; nous  nous étions évadés,enfermés dans une bulle de passion.  Il me semble qu'un écrivain a écrit que les plus grandes passions naissaient la nuit, comme il avait raison ! Je lui confessai mon penchant pour l'écriture ( alors que je ne l'avait  révélé à quiconque ). À cette époque, je ne m'appliquai pas. Mes écrits n'étaient rien d'autre que des essais très souvent ratés ! Je cherchai probablement mes marques, mon style. Avec elle, je sentis un changement s'effectuer : les mots se couplèrent, s'agencèrent pour former des vers et donner naissance à des poésies, sans à avoir à forcer. »

                                                   Non, vraiment,  mon cher ami, je n'ai rien oublié de cette nuit-là, ni sa façon de rabattre ses longs cheveux blonds de gauche à droite ni la couleur de ses yeux ; en outre son regard me paralysait d'envie ! Oui, Lucius, ce n'est pas que je l'avais effacé de ma mémoire, elle était juste quelque part dans ce vieux crâne attendant de ressurgir comme une chanson d'enfance que l'on ne chante plus depuis des années et dont les paroles et l'air nous reviennent en un éclair...

                                                    « Elle  ne  parla  pas  de  ses  sentiments  –    je   lui plaisais, naturellement ; nous nous embrasâmes plusieurs fois - , mais je sus qu'elle ressentait la même attirance. Ce qui fit  la différence ( j'aime à le croire, en tout cas ), fut que je n'avais pas essayé de gagner ses faveurs pour une nuit seulement, pour un tour d'honneur avant de mourir – peut-être – ou pour le palmarès d'un militaire qui s'en vanterait le lendemain, comme le voulaient sûrement les autres soldats. Je ne croyais nullement au coup de foudre, pourtant ce qui se passa ce soir-là donnait à réfléchir, pensai-je. Elle eut la même réflexion, à voix haute.

                                           Nos âmes étaient  en symbioses!  Étions-nous prédestinés à nous rencontrer et à nous unir? Je le crus.

- Puis-je espérer te revoir ? lui demandai-je puisqu'elle voulut partir.

                                                         Elle m'embrassa et me susurra un oui.

- Demain, ici, à neuf heures, me dit-elle avec une voix tremblante.

                                                Soudain, son  visage  prit  une  expression embêté. Elle était censée apporter son aide une partie de la matinée dans l'hôpital où elle travaillait la semaine. Je fus moi-même ennuyé. Elle se ravisa : elle trouverait un moyen de s'éclipser ; elle aurait sans doute un peu de retard mais je devais être là à son arrivée. Je la suppliai de faire son possible pour  venir, touchée elle me caressa la joue avec la tendresse d'une femme qui aime. »

                                                       Bien  sûr,  elle  ne  vint  pas  ( sinon ce récit n'aurait pas lieu d'être! ). J'ai attendu jusqu'à ce qu'un clocher sonne onze heures trente. J'eus juste le temps nécessaire pour rejoindre ma garnison. Comme tu peux le comprendre, je fus abattu, dépité de ne pas l'avoir revu une dernière fois. L'étrangeté de la vie n'est-elle pas bien souvent l'amorce de la souffrance? Une seconde, elle nous offre le plus grand des bonheurs et, celle d'après, elle nous poignarde dans le dos, s'amusant avec nous comme le chat avec la souris!  En quelques minutes, j'avais compris qu'elle était mon idéal de femme. Le reste de la nuit de notre rencontre, j'avais écrit mon premier recueil de poésies. Quelques heures d'union, sans rapport charnel, ce qui –  d'après mon point de vue – aurait annihilé ( si cela s'était produit lors de la soirée ) l'effet de cette attirance, sans omettre que nous n'aurions peut-être jamais parlé comme nous l'avions fait, ramenant ainsi cette courte relation à une relation banale. Sûrement était-ce un bien..., avais-je pensé à cette époque.

                                                        Quelques heures d'union, te disais-je, pour d’immortels écrits. C'est elle qui m'a amené à avoir du succès. Le sacre de cet amour est dans mes premières œuvres. Sait-elle seulement que je l'ai déifié? Sait-elle qu'elle est la Claire décrite dans nombre de mes romans ?  

                                                         Je l'avais perdu et je me mis à la comparer à un nuage que, moi, le ciel, j'avais essayé de saisir, d'emprisonner, mais qu’une rafale de vent  me la rendait inaccessible !

                                                           Nous partîmes au combat.  Le  « vieux  lapin », en Libye, nous fit combattre avec ruse et acharnement la 90ème division allemande, ainsi que la célèbre 15ème  division de Panzer ; cinq mille hommes pour faire reculer Rommel et son Afrika-Korps! Bien malin qui aurait pu prédire notre destinée à tous!  Pour ma part, ce qui me tint en vie, se fut de penser à elle.

                                                          Bon! je m'arrête sur ce chapitre concernant la guerre ; je ne veux pas me perdre dans le récit de nos batailles.

                                                           - 3 -

                                                       Donc, me rendre directement chez elle, me terrifiait.  Qui ne l'eût été à ma place? Néanmoins, je me rendis à son adresse. Assis sur le banc d'un arrêt de bus, situé non loin de sa maison, plusieurs heures durant, je l'épiai. À dire vrai, j'eus plus souvent la façade de la maison dans l'œil que sa personne!

                                                 Un  jour, en  me  rendant  à  ma  guérite improvisée, je résolus d'aller à son contact. J'avais remarqué que ma belle allait tous les deux jours dans un supermarché à quelques rues de son logis.

                                                            Nous étions tous deux à chaque bout d'un rayon mais, dès que je voulais m'approcher d'elle, mon corps se raidissait à ne plus pouvoir faire un geste! Bon sang! A-t-on déjà observé un faucon être effrayé par un moineau!

                                                             Je finis par fermer les yeux afin de ne plus la voir. Je les rouvris au bout de dix secondes : elle avait disparut. Je m'apprêtai à la chercher lorsqu'elle revint dans le rayon. Précipitamment, je me tournai vers les produits, feignant d'en vouloir un en particulier. Du coin de l'œil, je vis qu'elle venait vers moi. À nouveau, je baissai mes paupières. Elle me frôla,puis s'arrêta à côté de moi, - son parfum exalta mes sens  - , pour prendre un des paquets que je contemplai. Un sentiment étrange m'ordonna de me révéler à elle, seulement la peur de la déception, une nouvelle fois, me bloqua. Enfin, je tournai légèrement la tête pour l'admirer ; à sa vue, mon vieux cœur fit un tel sursaut que je crus qu'il s'était éjecté de ma poitrine. 

                                                                ELLE  N'AVAIT  PAS  VIEILLI !

                                                         Le  Temps  l'avait  épargné!  Et   moi,  à  présent, ne lui paraîtrais-je pas fade, décrépit, sans charme, un simple fruit flétri et  meurtri  par  de nombreuses saisons!  Réalisant ma déchéance, je partis.

                                                          Sorti du magasin,  je  croisai  mon  petit-neveu, celui qui est séminariste. Voyant ma mine abattue, il me posa des questions sur les raisons de mon état. Laconiquement, je lui en fis part. Il m'indiqua qu'une aide extérieure me serait éventuellement bénéfique, qu'un prêtre  pouvait  remplir  cette  fonction. Peuh! Je ne voulus pas lui faire de remarque, mais l'expression de mon visage lui fit comprendre ce que j'en pensais ; ce qui ne le découragea pas à me dire qu'il pouvait, si j'y tenais, être cette personne. Il continua à me parler, mais je ne l'écoutais plus. Il s'aperçut que mon visage avait brusquement changé d'expression : elle sortait et elle allait passer près de nous.

- C'est elle ? me  demanda-t-il alors que je la dévorai des yeux. Aborde-la, reprit-il.

- Je ne peux pas! répondis-je à contre-cœur. 

                                                                Vainement, et avec de bons arguments, il tenta de me persuader.  L'envie ne me manquait pas, par  contre le courage, lui, m'avait fui! J'étais angoissé comme un collégien à sa première boum!

- À  ton âge, plaisanta-t-il. Regarde-la, c'est une vieille femme aujourd'hui. Elle sera certainement heureuse de te revoir. Tu as peur, toi le poète, le doué du verbe! Vu son âge, elle sera flatter d'être courtisée à nouveau.

                                                              Elle arriva  à notre niveau et je réalisai que le temps avait eu un impact sur elle.

- Elle m'aura oublié, j'en suis sûr, dis-je comme excuse.

- Lorsque le ciel est obstrué par les nuages et que l'on ne voit plus les étoiles ou la Lune, cela ne veut pas dire qu'il n'existe plus. On ne les aperçoit peut-être plus, on ne pense peut-être plus à elles, mais il suffit que le voile se dissipe un peu pour que l'on se rappelle qu'elles sont là. Alors, ôte un bout de voile et le reste suivra.

                                                                     Ses propos me parurent censés, et je chassai l'idée qu'il était venu à moi par une ruse de son Illustre Patron pour rire de mon malheur. Je le confesse, il m'avait fait voir une lueur d'espoir dans ce moment noir. Puis il reprit avec un ton moqueur ( mon jugement était peut-être altéré par le trouble, ce qui me fit entendre ce ton ) :

- Franchement, tonton. Je me demande ce que tu lui trouves encore à cette femme. À ton âge, on ne peut plus être intéressé par  l'amour..., sauf à l'amour de Dieu ; je ne vois pas ce qu'il te reste.

- « C'est un cyprès argenté rempli de couleurs et de parfums, une rose et un jasmin de la tête aux pieds; tu dirais que ses traits versent du vent et que toute sa chevelure est d'ambre; son corps est pétri de rubis et de joyaux, les boucles et les tresses de ses cheveux sont comme une cotte de mailles de musc. »

- Pardon? dit-il embrouillé par mes dires.

- Tu as fait des études, non? dis-je en la  fixant toujours. Zal tomba amoureux de la fille du roi Mihrab, famille rivale de son père, et c'est ce qu'il déclara lorsqu'il la vit. Mythologie de la Perse Ancienne. Regarde-la : son visage est plus beau que le soleil.

                                                                Il  prit  un air  pyrrhonien, comme  si  je l'eus averti de la présence d'un ovni! Le pauvre, il entendrait plus stupide en confession!  Je me sentis obligé de lui indiquer qu'en période d'angoisse, je me mettais à faire des citations que je croyais appropriées à la circonstance...

- Il y a cinquante ans, peut-être. Cela n'est plus le cas, aujourd'hui! dit-il  en décochant sa dernière flèche.

                                                                 Je ne pouvais pas, je ne voulais pas la voir comme il la voyait. Je pouvais admettre qu'elle devienne, par le processus inhérent à la vie, une personne âgée ; toutefois, je voulais qu'elle reste vierge à mes yeux. Vierge, dans le sens où je voulais continuer à la voir comme au jour de notre rencontre. Elle était et restera, dans mon souvenir, pure comme la fleur qui s'ouvre avec la rosée matinale...

                                                           - 4 -

                                             Le lendemain, au même arrêt de bus.

                                                            Toute  la  nuit,  j'avais réfléchi et, cette fois, j'étais  déterminé à ne plus me laisser envahir par cette peur adolescente!

                                                            Il me fallut tout de même une heure et demi pour aller jusqu'à sa porte!  Une grande bouffée d'air m'aida à appuyer sur le bouton de la sonnette. J'entendis la clé tourner dans la serrure ; les secondes, qu'on mit pour ouvrir la porte, me parurent durer une éternité ; mon cœur, me sembla-t-il, cessa de battre un instant.

                                                             Une jeune fille se dévoila derrière la porte.

- Claire? Dis-je subjugué par sa beauté.

- Ah! non, monsieur, répondit-elle souriant devant ma confusion.

                                                              Elle lui ressemblait, pourtant !  Étais-je en train de rêver cette scène ?

- Je suis sa fille.

                                                                La ressemblance était  saisissante. Sous mon silence, elle appela sa mère. Une dame âgée nous rejoignit.

         C'était  elle!

                                                               Elle avait gardé le charme que je connus.

- Claire?

- Oui, fit-elle avec sourire poli.

- Je m'appelle Albert d'Anzin.

                                                               À l'air dubitatif qu'elle prit, je sus qu'elle cherchait dans sa mémoire un indice qui la ferait se rappeler.

- Nous connaissons-nous, Monsieur? fit-elle peu après.

- Maman! s'exclama sa fille. C'est Albert d'Anzin?

                                                    Claire  plissa  son  front,  cherchant  à  comprendre.

- Albert d'Anzin, l'écrivain, relança sa fille.

                                                                    Dans ma confusion et ma peur, j'avais décliné mon identité d'auteur. L'erreur, ainsi rectifiée, Claire fut surprise d'entendre mon nom, elle en pâlit même. Elle m'invita à entrer, ce que je fis avec les jambes tremblantes.

                                                         Elle  me  proposa  un café. Le silence s'installa pendant sa préparation et au-delà. Elle finit par le rompre, avec une voix émue.

- Je croyais que... Elle hésita à dire la fin.

- Que j'étais mort ?

- Tu partais combattre. Suite à ton silence, j'en ai déduit, avec beaucoup de désespoir, que tu avais péri au combat.

- J'ai survécu, dis-je en soupirant. Les combats ont été moins durs à supporter comparé à la souffrance que j'ai subie de ne plus te revoir.

- Je m'en suis toujours voulue de ne pas avoir pu m'éclipser à tant. Ce dimanche-là fut terrible. De nombreux blessés nous avaient été amené et je ne pus venir...

- Oublions cela, veux-tu ? coupai-je. L'important est qu'aucun de nous n'a oublié l'autre.

                                                                 Claire baissa la tête de la manière d'une personne qui aurait commis un acte honteux. Elle s'excusa encore. Ensuite, elle m'affirma qu'elle avait attendu longtemps après la guerre et qu'elle était allé harceler les autorités militaires afin qu'ils la renseignent à mon sujet. Sans succès, n'étant pas une parente proche.

                                                                  Sa fille vint nous rejoindre, interrompant nos retrouvailles. Timidement, elle me présenta un livre : c'était un de mes livres de poésies ; elle me demanda une dédicace.

- Vos poésies sont merveilleuses.

- Merci. Toutefois, le mérite en revient à la muse qui me les a inspirées, dis-je en fixant Claire.

- Vous ne voulez pas dire que...

- Oui, jeune fille. Votre mère en est la source créatrice.

- Pourtant tu l'as lu, maman. Tu ne t'es pas reconnue?

                                                                 Claire ne répondit pas  à la question, elle se contenta de prier sa fille nous laisser seuls. Mon grand amour me regarda droit dans les yeux, de ses grandes prunelles qui imploraient le pardon.  Elle se rapprocha de moi, posa sa main sur la mienne et, faiblement, me dit : « As-tu essayé de me retrouver après ton retour ? »

- Cela a été ma première préoccupation, lui assurai-je. J'ai été blessé aux jambes et au dos vers la fin de la guerre. Dans un premier temps, mes blessures  étant graves, on ne put me rapatrier ; je suis resté en Afrique six mois après la guerre, puis on me ramena à l'hôpital militaire dans la ville de ma garnison. Prés de six mois plus tard, je pus rentrer chez moi.  Avant de quitter, et je l'ai fait avec d'énormes regrets, je t'ai cherché, faisant même tous les hôpitaux, mais sans ton nom de famille personne ne put me renseigner. D'ailleurs, tous savouraient  encore la liberté. J'étais retourné plusieurs fois dans le café et,  un  soir, une personne qui te connaissait m'annonça que tu étais partie et que tu allais te marier.

- Un homme malhonnête et brutal !  Je le compris trop tard et à mes dépends.  De plus, à cette époque, une femme seule avec un enfant n'avait aucun droit si elle n'était pas veuve! Les parents, le regard de la société, tout allait vite!

                                                                     Je me mis à rire et elle s'enquit de la raison, troublée.

- Lorsque je l'ai appris, je m'étais imaginé que tu t'étais fourvoyer dans de mauvaises affaires, que tu avais écouté les voix de Babylone comme ces femmes que nous trouvions dans les bars du matin jusqu'au soir. J'ai cru qu'on remplaçait la couronne de roses que tu avais placé sur ma tête par une couronne d'épines. En disant la vérité, je ne crus à tout cela qu'un court instant. J'avais au fond de moi la certitude que tu n'étais pas de ce genre, que je ne m'étais pas trompé à ton sujet.

                                                                     Claire se mit à sourire avant de me raconter tout ce qu'elle avait vécu.

                                                                        Plus tard, elle me remercia  d'avoir nourri tant de sentiments pour elle et de les avoir immortalisés dans mes œuvres.

- Sans le savoir, je t'avais auprès de moi depuis toutes ces années, me fit -elle remarquer en posant délicatement sa tête sur mon épaule.

                                                                     Je sentis que le moment était propice pour lui avouer que ma flamme n'était pas éteinte ; comme autrefois,  elle me devança.

- À mon âge, je ne sais pas si on peut encore aimer comme à vingt ans, mais t'avoir à côté de moi a ravivé mes sentiments. Oh! Je suis consciente que mon aspect à changer...

- Je te vois comme au premier jour, Claire, m'empressai-je de lui dire.

- C'est gentil et agréable à entendre,mais je sais ce que je suis devenue. Je pense qu'il serait mal venu de...

- Claire? Dis-je, l'interrompant à nouveau pour ne pas  à  avoir à entendre de mauvaises paroles qui auraient brisé mon cœur. Je t'ai toujours aimé. Je t'aime, tu comprends ? Rien ne pourra  faire changer mes sentiments! Si tu souhaites que je m'en aille, j'accéderai à ton désir, tout en sachant que tu resteras dans mon cœur et dans mon esprit, et dans mes écrits jusqu'à ma mort .

- Après toutes ces années de séparation, est-ce réellement de l'amour que je ressens? Serait-ce possible bien que je ne puisse me pardonner de t'avoir délaissé, de ne pas avoir braver les gens en t'attendant davantage?

                                                                 Je me levai, lui pris les mains et la forçai à se mettre debout à son tour.

- Oublions tout cela! Ce qui compte, c'est de réapprendre à se connaître et à s'aimer comme dans notre jeunesse, c'est de retrouver le plaisir que nous avions d'être ensemble. L'important est que nous ayons encore des sentiments sincères l'un envers l'autre et que la passion nourrisse , jusqu'à la fin de nos jours, notre bonheur. J'ai besoin de toi, de ta présence, de ton sourire, de ta chaleur. C'est pour cela que tu es dans mes récits, je ne voulais pas te perdre, c'était une façon de te garder près de moi. Je veux retrouver en chaque jour l'intensité que nous  ressentions ce fameux soir. Lire ensemble en se donnant la main, en savourant les mots, en se savourant mutuellement si notre vieillesse y consent.  Je conçois que tu as ta vie, tes enfants, ta maison, et je ne t'imposerai jamais de t'en  séparer. Nous pouvons être heureux en vivant chacun de notre côté, en nous réunissant quelques heures par jour. Je ne veux plus te perdre! J'en mourrai! Si tu m'aimes encore, ne serait-ce qu'un peu, je t'en conjure, ne me laisse pas!

                                                                 Claire me prit le visage à deux mains et m'embrassa. « J'ai su, dès que tu as pris mes mains, que je t'aimais encore comme une folle. As-tu ressenti ce petit courant électrique qui a traversé nos mains? Quelle délicieuse sensation. »    

                                                       Le  serment  de  ne  plus  se  séparer  s'installa entre nous, se scella. 

                                                            Cependant,  nos  retrouvailles  allaient   avoir un entracte d'une semaine. Claire n'avait jamais pris de vacances et ses enfants lui avaient offert une croisière. Elle devait partir le surlendemain. Nous décidâmes que la soirée serait à nous. Je l'embrassai et je repartis chez moi pour organiser notre sortie.

                                                             Je  téléphonai à une connaissance qui possédait une entreprise de location de voitures avec chauffeur. Je voulais que nous passions notre soirée dans le café où nous étions tombés amoureux.  Ensuite, je téléphonai à Claire pour la prier de revêtir sa plus belle robe et de se pomponner.  Je  sortis  d'un  placard  mon  uniforme (conservé pour les cérémonies ), retouché plusieurs fois pour cause de kilos superflus ; je le revêtis, ému.

                                                                   En attendant anxieusement l'arrivée du chauffeur, j'allai à mon bureau. Agité comme un épi de blé sous le vent, je cherchai mon ouvrage des Poèmes Saturniens. Ordinairement, je trouvai vite un livre dans ma bibliothèque, or, là, j'eus peine à le situer.

                                                                   Dans la suite logique des choses, je commandai des roses, toutes les roses du fleuriste, à dire vrai.

                                                            - 5 -

                                                                 La porte s'ouvrit  dès mon premier coup de sonnette. Et là, O vision mythique ! , elle dut dans une autre vie être une déesse de l'amour. La même idée nous  traversa  l'esprit,  preuve – si il en faut encore une! - de notre capacité à savoir ce que l'autre désire, car mon Immortelle Bien-aimée avait revêtu une robe qui ressemblait ,à s'y méprendre, à celle qu'elle portât dans les années quarante. « L'aurore, pourtant magnifique, est d'une fadeur comparée à ta beauté, marmonnai-je. »   Je lui tendis mon bras, elle l'accepta en étant à la fois fébrile et pressée.

- Sais-tu qu'un illuminé amoureux m'a fait envoyer une kyrielle de roses? Ma maison est devenue une roseraie, une somptueuse roseraie, dit-elle joyeuse et conquise par mon geste.

                                                                 Nous eûmes  de l'appréhension à  pousser la porte de notre café. C'est dans ces instants que l'on s'aperçoit que nous sommes des êtres gorgés d'émotions. Nous nous regardâmes, attendant que l'autre poussât la porte. Le destin nous donna un petit coup de main : ce fut Marcel Junior qui vint nous ouvrir. Il nous sourit, ravi de nous voir, puis baisa la main de Claire avant de me tapoter l'épaule comme d'habitude ( et bien que je ne sois pas revenu depuis le décès de mon épouse ).  Claire fut surprise de cette amitié. Retourné à la vie civile, je m'étais juré de revenir dans cet endroit ( comme je l'ai expliqué précédemment ) ; j'y revenais deux fois l'an et j'en repartais les mains pleines d'écrits, malgré la réponse négative que je recevais à chacune de mes arrivées : « Non, elle n'est pas venue! »

                                                                            Marcel, pour préciser son rôle, avait repris le flambeau de son père en tant que patron du bar, devenu,aussi, entre temps, un restaurant ; ainsi que la mission d'observateur que son père avait généreusement accepté de remplir pour moi. En contre partie de leurs gentillesses, je leur ai suggéré ( bien sûr quand le succès fut là ) de se servir de mon nom pour attirer la clientèle. Certaines de mes œuvres originales composées chez eux sont accrochées sur les murs de ce café. Parfois, si la tristesse  n'était pas trop grande, je lisais  à  l'assemblée mes compositions du jour. À juste titre, en me voyant au bras d'une femme, il en conclut que c' était Claire.

                                                                            Les habitués nous firent une ovation tout en s'écartant, créant un couloir, comme les courtisans le faisaient autrefois pour leurs souverains, qui nous mena à ma table, à la table où je l'avais abordé. Marcel nous apporta deux bières, puis nous mit une musique de Glenn Miller.

                                                                              Après nous avoir amené nos apéritifs, Marcel Junior disposa un paravent afin que nous pussions avoir une petite intimité. Je ne lâchai pas la main de Claire, la peur – sans doute – qu'elle ne disparaisse. À sa demande, je lui racontai pourquoi j'étais devenu poète puis écrivain, sans omettre de lui rappeler qu'elle en était la plus grande cause ; ce à quoi elle rougit : sa beauté n'en fut que plus éclatante. Soudain,  elle  se  mit  à rire ; je lui  en demandai le motif. Elle avait remarqué, dépassant d'une de mes poches, le livre prit dans mon bureau. Elle sortit le sien de son sac. Je me mis à rire, à mon tour.

- L'as-tu enfin fini?

- Non.

- La mort injuste du Vicomte a-t-elle foudroyé ton envie de lire les quelques lettres qu'il te reste?

- Autrefois, cela en fut peut-être la motivation. Mais elle en a eu une autre.

                                                                    J'examinai son ouvrage qu'elle venait de me tendre. Dans le cœur de cette vieille édition dépassait un rectangle de papier jauni sur lequel était inscrit  à finir lorsqu'il m'aura à nouveau serré dans ses bras. Je fus ému de lire ces mots presque effacés. Je priai Claire de se lever, j'en fis autant et je la pris dans mes bras. Des larmes coulèrent sur ses joues ; j'eus peine à retenir les miennes.

                                                                      La nuit était déjà très avancée lorsque nous arrivâmes sur le pas de sa porte. Je n'eus aucune envie de la quitter.

- Je ne vais pas faire cette croisière, dit-elle subitement.

- Pense à tes enfants, lui dis-je bien malgré moi. Ils pourraient se vexer. Non, m'entendis-je encore prononcer. J'essayais de serrer les dents pour qu'aucun mot ne sorte, ce fut peine perdue. Une semaine, ça n'est pas si terrible.

                                                                        Nous nous embrassâmes longuement, la main de l'un retenant celle de l'autre, et vice versa, jusqu'au moment où la raison nous imposa la douloureuse séparation.  Sa porte fermée, une phrase de Balzac me revint à l'esprit : La volonté de deux amants triomphe de tout. Comme il avait raison!

                                                 - 6 -

                                                                Inutile de te dire, mon cher Lucius, que cette semaine fut atrocement longue, pire que les cinquante dernières années! J'écrivis, j'écrivis, à ne plus pouvoir en finir.

                                                                   La semaine interminable s'acheva et elle aurait dû me contacter dès son arrivée, un jour entier passa sans qu'elle me donnât de ses nouvelles. Peut-être, me suis-je dit, son voyage l'aura éreinté. Elle m'appellera après une journée de repos. Je ne dormis pas de la nuit, espérant recevoir son appel.

                                                                      Au petit matin, je me dépêchai d'aller prendre le journal. Je scrutai mon répondeur, aucun message! Je déposai le journal sur la table de la cuisine et me préparai un café. Je n'avais pas encore jeté un œil  sur le quotidien quand, en renversant un peu de café dessus, j'aperçus le gros titre. Je fus tétanisé par ce que je lus. Le bateau de ma bien-aimée avait fait naufrage inexplicablement à quelques encablures de la côte espagnole! J'étais angoissé mais je devais rester positif. Précipitamment, je me rendis au domicile de Claire. La fille de Claire bondit sur moi à peine la porte ouverte. Je tentai de l'apaiser, sans succès. Nous entrâmes et je la fis s'allonger sur le sofa. Je me permis – avec une surprenante maitrise – de lui amener un verre  d'alcool  fort ; j'en bus un moi-même d'une seule traite. Elle bafouilla en tentant de répondre à mes questions, et un deuxième verre ne fut pas de trop!  Pour la suite, j'eus préféré qu'elle ne se calmât point, car elle m'annonça  que la dépouille de sa mère avait été retrouvée.

 MORTE! ELLE  ÉTAIT MORTE!

                                                               Perturbé, anéanti, je ne pus m'empêcher de déclamer comme cherchant une cause à cet effet : «  Surma, personnification du destin fatal ou de la mort violente, qui est toujours prêt à saisir de ses dents meurtrières et à engloutir dans sa vaste gueule l'impudent qui passe à portée de ses crocs! »   Elle me fixa avec une étrange expression, avant de dire : «  Qui est Surma? »

- Oh! C'est un monstre de l'enfer.

                                                               Elle secoua la tête, me prenant sûrement pour un fou.

- Nous allons nous rendre en Espagne, nous accompagnerez-vous? Maman l'aurait souhaité, j'en suis sûre.

                                                                Je déclinai l'offre, d'une part parce que je n'étais pas certain de supporter de regarder le corps inanimé de Claire et parce que c'est certainement le dernier instant d'intimité   familiale autour de l'être qui avait été tant aimé. À mon sens, aucun étranger ne doit venir s'insérer dans la peine d'une famille ; mettons une ortie dans un bouquet de roses!  Non, j'irai la voir avec le respect d'un amant, à l'écart.

                                                                 Rejoindre mon véhicule fut difficile. À peine étais-je à l'intérieur que je partis en sanglots. Oui, je pleurai comme un enfant!

                                                                   Ce fut à ce moment-là que je pris cette décision...

                                                                  J'étais au fond de l'église, la cérémonie venait de s'achever. Pas une seule fois, je n'avais porté les yeux sur les icônes ou sur ce Christ. Lorsqu'on l'inhuma, je restai aussi en retrait.

                                                                   Malheur à toi, O Destin! Ou quelque soit ton nom!  IL nous aura poursuivit jusqu'au bout! IL n'a jamais pu admettre que nous soyons ensemble et heureux!

                                                                    J'ai lu quelque part que Dieu était joueur, qu'Il regardait, amusé, la vie des humains et lorsque le goût, l'envie, Lui prenait de changer une donnée sur le cours de notre existence, rien ne L'en dissuadai! IL le faisait pour son divertissement! Je le crois volontiers, à présent! IL devait bien rire, cet infâme!

- Que notre heur fût si proche et sitôt se perdit..., murmurai-je agenouillé devant sa tombe.

                                                                     Une main se posa sur mon épaule, troublant ma réflexion.

- Ne restez pas ici, me dit-elle.

- Petite Claire, garde-toi d'un tel amour! Lui dis-je en me relevant et en l'embrassant sur le front.

- Je peux rester auprès de vous si vous le désirez?

- Je vais partir, quitter le pays, répondis-je simplement.

                                                                      Avant de lui dire adieu, je lui donnai la carte de mon notaire, au cas où elle aurait un problème et qu'elle aurait besoin de moi. Elle partit, le visage affecté par ma décision. Je regardais une ultime fois la tombe, qui me sembla bien esseulée dans cette nouvelle partie du cimetière.

- J'ai eu beau défiler le fil d'Ariane pour te retrouver dans ce monde fait de dédale que quelqu'un, ou quelque chose, s'empressait de le couper, m'éloignant ainsi de toi! Aujourd'hui, il a été coupé pour la dernière fois! Je serai bientôt à ton côté, mon amour ; et, plus rien, ne nous séparera!

                                                                        À la nouvelle de sa mort, je me suis souvent répété : aurais-je dû contrecarrer les plans de la vie? Aurais-je dû me battre comme un fauve pour la récupérer plus tôt? J'imagine que j'ai laissé cette tâche à la Providence! Maintenant, je sais que la Providence ne donne rien à celui qui espère!  Elle m'a nommé paria auprès de ses contingences!  Ne dit-on pas aussi qu'il faut forcer la chance? Si j'avais opiniâtrement continué mes recherches, n'aurais-je pas gâcher mon existence pour n'aboutir, tout compte fait, à rien, comme ceux qui cherchent le trésor de Salomon ou lr Graal? N'aurais-je pas fini seul, rejeté de tous, sans le sou, désœuvré matériellement et moralement? Surtout moralement, car avoir le souffle vital ne sert à rien si le moral a disparu! Je me serais, sans doute, perdu comme Balthazar Claës!  J'entends déjà  les illuminés après la lecture de ces mots : dommage qu'on ne puisse remonter le Temps.  Quel fou oserait sacrifier son Présent pour remanier son Passé, en prenant le risque d'avoir un nouveau Présent pire que le précédent?!   Pas moi!  Fait-on remonter le courant d'une rivière à l'endroit exact où nous avons bu parce  que l'eau nous a paru meilleure que la gorgée suivante? Non! L'eau continue son mouvement et nous la regardons passer!

                                                                      Voilà, mon cher ami, ainsi se termine mon histoire, ou presque. Car ce ne peut être une fin sans que je ne m'en aille moi-même. J'aurais probablement rejoint mon autre moi-même, mon âme sœur, lorsque tu liras ceci.  Et, cette fois, IL n'aura pas le dessus! Tu sais : je crois que Dieu, tel Zeus, est jaloux des amours que le Destin nous offre! Tantaene animis coelestibus irae?  Comme  Virgile  a  vu juste! 

                                                           Souci à  toi,  d'écrire  une  autre  conclusion, si celle-ci ne te convient pas.   J'ai remis à mon notaire les feuillets de mes nouveaux écrits ( fait pendant que Claire voyageait). J'aurai pu les joindre avec cette histoire mais, connaissant ton impatience, tu aurais survolé le tout.

                                                                   Adieu, mon ami, je m'en vais vers une contrée ressemblant, je l'espère, à l'Arcadie grec ; une contrée faite d'un bonheur paisible où je passerai l'éternité à  l'enlacer...   

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