Les amours
Veronique Bulan Lemoine
Les amours
Episode 1
Carine, mariée et mère de trois enfants disparaît lors d'un arrêt sur l'aire de l'autoroute 666. Appelée par Maria, la soeur de son amant Angelo, Carine, ayant le don d'ubiquité, se télé porte dans la chambre d'hôpital de Sao Paulo où se trouve Angelo, plongé dans le comas. Carine repense alors à sa relation avec lui. Plus de quinze fois, son téléphone portable vibre mais Carine ne répond pas.
Episode 2
Marie, la fille de Carine, commente la disparition de sa mère. La jeune fille suit les recherches de la police et s'interroge sur le silence de celle-ci au téléphone.
Episode 3
Marc, le mari de Carine, accompagne les recherches de la police du relais routier jusque dans la maison qu'il fouille de fond en comble afin de trouver une explication à cette disparition. Rien ne lui vient à l'esprit cependant .
Episode 4
L'inspecteur Guilliec mène son enquête qui rapidement n'aboutit nulle part. Aucun indice ne permet de définir une raison de fuite. Ce phénomène de ventilation échappe à son entendement, conclut-il. Il n'émet que quelques vagues hypothèses.
Episode 5
Angelo est dans le comas mais garde une conscience. Il commente l'accident. Il pense à sa soeur, à sa réaction. Il imagine également celle de Carine qu'il devine à un moment près de lui.
Episode 6
Carine, dans l'appartement d'Angelo, savoure la solitude et le silence. Elle mène une réflexion sur sa vie : pourquoi elle ne répond pas au téléphone, la conduite de sa vie, en particulier celle de mener deux relations amoureuses pour elle compatibles.
Episode 7
Carine revient à l'hôpital. Elle remarque des changements dans l'attitude d'Angelo : son visage frémit et ses mains bougent lorsqu'elle parle. Carine devient audacieuse : elle se transporte dans l'esprit d'Angelo produisant un grand choc. Un dialogue s'établit entre les deux amants sur le sens de la vie. A son retour dans la chambre, Carine voit Angelo sortir du comas. La jeune femme retourne en France .
Episode 8
La nuit. Carine revient au point de départ de sa disparition. Elle appelle Marc. Celui-ci arrive, dans tous ses états. Carine le calme, lui raconte ce qui s'est passé sans rien lui cacher. Marc ne s'étonne pas : il avait toujours senti quelque chose de particulier chez Carine. Ils rentrent chez eux et trouvent une explication pour les enfants et la police.
Episode 9
Un tournant a eu lieu dans la vie de Carine depuis le jour de sa disparition. Elle vit ses deux relations en toute quiétude, l'une n'empiétant pas sur l'autre. Elle explique à Maria cette possibilité de vie singulière, basée sur l'amour débarrassé du Moi qui exploite jalousie, rancune et rancoeur.
Episode 10
20 ans après. Angelo est mourant. Carine se transporte auprès de lui. Elle accompagne sa fin avec Maria. La douleur des deux femmes est vive mais celles-ci restent heureuses. Dans leur conversation, Maria et Carine se disent que l'amour ne s'éteint jamais aussi il est évident qu'il rendra Angelo vif. Il est aussi évident que la vie continue pour ces deux femmes, en toute liberté.
Aujourd'hui, j'ai disparu. Oui, disparu, de l'aire de l'autoroute 666 en laissant mari et enfants au beau milieu de leur pique nique. Une urgence. Cela ne se prévoit pas, une urgence. Une urgence à l'autre bout du monde, qui vous tombe dessus en une seconde. Une urgence qui me déplace auprès d'Angelo, à l'hôpital de Sao Paulo. Le sms est arrivé alors que je me lavais les mains dans les sanitaires des dames. Il ne venait pas d'Angelo lui même mais de sa soeur, Maria, la seule à connaître notre histoire : "Viens. Angelo au plus mal". Alors, la sueur est montée. Aucune réflexion, seule l'évidence de l'urgence : je suis retournée dans la cabine et j'ai disparu. Pour être juste, je me suis exactement téléportée dans la chambre de l'hôpital. Et là, j'ai vu Angelo, tubé, un masque à oxygène cachant son doux visage, un bandage autour de la tête, ses mains pourtant détendues sur le drap blanc. Un accident : une rixe dans la fosse entre deux bandes lors d'un concert. Angelo était là avec quelques copains. Tout est arrivé très vite et il a été renversé dans la bousculade. La tête et le torse ont pris le choc. Comas.
Je le regarde attentivement. Délicatement, je caresse son front et la courbe de ses sourcils fournis. Angelo porte bien son prénom : un visage d'ange, reflet de sa belle âme, gracile malgré le teint sombre de sa peau et une épaisse chevelure noire bouclée qui lui donne ce petit air de folie dont je raffole. Des yeux bruns, profonds, rieurs. C'est vrai, Angelo aime tellement rire ! Les paupières fermées me cachent son regard de lumière. Un bruit de pas interrompt ma contemplation. Je m' éclipse. J'attends dans le hall de l'hôpital. Maria ne devrait guère arriver.
Je pense à lui, à notre vie singulière. Notre rencontre lors d'un colloque sur le développement durable, à Paris. Angelo représentait son groupe de recherche alors que j'accompagnais mon patron. Une connaissance commune nous a présentés. Nous nous sommes plus. Immédiatement. Mais il habitait Sao Paulo et moi, Paris. La distance : gigantesque pour le commun des mortels ; un saut de puce pour moi. Nos échanges par Internet sont très vite devenus quotidiens même pendant le colloque, lorsque nous étions chacun dans notre chambre d'hôtel puis nos messages se chargèrent d'une telle intensité d'émotions qu' ils ne suffisaient plus. Nous avions des rencontres, espacées, souvent brèves, trop brèves pour apaiser la soif de l'amour. Un matin, n'y tenant plus ..... j'ai osé utiliser mon don : celui d'ubiquité.
Ce don me vient de mon grand-père, Dino, qui l'a transmis à son fils. J'en ai hérité et nous avons réalisé, le jour de mes vingt ans que je l'avais également. Nous avons découvert mon ubiquité après le repas de famille, une fois le gâteau et le champagne consommés. Je m'étais isolée dans le grenier pour retrouver des photos quand je suis tombée sur une boîte à cigares assez épaisse venant de La Havane. Elle était si bien cachée au fond du confiturier qui servait à conserver les souvenirs de famille que je ne l'avais jamais remarquée. J'ai ouvert la boîte : elle contenait quelques feuilles jaunies recouvertes d'écritures à la plume. Je les saisis, les examinai, essayai d'en comprendre les mots et les phrases mais en vain. Cette langue m'était inconnue malgré l'emploi de l'alphabet latin. J'étais surprise entre autre par la concomitance de plusieurs consonnes, ce qui rendait la prononciation des mots fortement difficile. J'étais si intriguée que j'ai descendu ma trouvaille et la montrai discrètement à mon père, déjà vaguement consciente que cette boîte contenait quelque chose d'exceptionnelle. Il a froncé les sourcils et m'a emmenée dans son bureau.
Il prit les feuilles et il m'expliqua alors que ce manuscrit avait des pouvoirs. Mon grand-père avait hérité du don décrit dans le texte, celui de l'ubiquité, à partir du moment où il avait lu la formule magique. Non seulement il avait acquis ce pouvoir mais surtout, cette faculté se transmettait de génération en génération. En effet, la formule magique continuait d'agir sur plusieurs générations. Je suis restée sans voix pendant un long moment puis examinais mon père d'un air dubitatif. Plutôt que d'entrer dans des explications compliquées, il m'a démontré la réalité du pourvoir. Tout à coup, sous mes yeux, il a disparu. Je l'ai cherché partout dans la pièce, sortis vérifier sa présence dans la salle à manger et le trouvai effectivement parmi les convives. Il me ramena dans son bureau. Je restai devant lui sans un mot.
"Fais pareil mais reviens. " m'ordonna-t-il. Et je disparus à mon tour après avoir pensé très fort à ma chambre, lieu à mon sens sans risque puisque tout le monde était dans le jardin. A mon retour au bout de trois minutes, mon père est entré dans une folle inquiétude. En abuser ? Telle aurait été la tentation. Se risquer à la facilité, tout voir même l'intimité la plus totale des personnes, pénétrer dans les coffres-forts des banques, tricher dans les jeux, être sur place pour un scoop, tout tourner à mon avantage : mon père avait peur que ce don ne soit source de malheur. Or, ce don, je le reçus comme une chose inutile et dangereuse. Inutile, car je ne demandais pas plus que d'être ce que j'étais ; dangereuse, puisque je pouvais être tentée par des comportements que je risquais de regretter ou qui pourraient me nuire. J'oubliai ce pouvoir maléfique le plus vite possible, jusqu' à ma rencontre avec Angelo.
Pendant le restant de la semaine, Angelo et moi avons continué ensemble le colloque. A son départ, nous nous sommes promis de nous revoir. En quelques mois, une puissante correspondance s'est établie, nous avons participé à un autre colloque à Berlin puis les échanges sur Internet se sont multipliés. Et l'amour qui était là depuis la première minute s'est épanoui pour devenir essentiel. J'ai pensé alors : "Et si j'utilisais mon don. Il me permettrait de nous voir quand bon nous semblerait ". Un soir, j'ai fait le pas. Je venais de recevoir un courriel dans lequel Angelo exprimait le désir brûlant de me voir après six mois sans rencontre. J'étais dans le même état. Ma devise est de choyer le présent, dans lequel je me lance, entière. Sur ce point indivisible de l'instant, je vis l'éternité. J'aime avoir cette conscience que m'écarter du présent me risque à manquer le futur. Je mesurais à ce moment infime de ma vie et avec une clarté plus que vive, qu'Angelo définissait un futur particulier. Il ne s'agissait pas de bonheur, car cet état de bonheur imprégnait mon être depuis la fulgurance que j' ai vécue il y a sept ans. Il s'agissait d'un ressenti qui me portait tranquillement vers ce qui est, rien de plus. Je renvoyais un message à Angelo en précisant que j'arrivais. J'avais écrit la phrase naturellement, sans y penser. Elle venait du coeur, coulait de l'amour. J'ai réalisé après ce que je venais d'envoyer. Et j'étais tranquillement heureuse. J'effaçai tous les courriels échangés, fermai l'ordinateur et me transportai à Sao Paulo, au pied de l'immeuble où habitait Angelo. J'aurais pu arriver directement dans l'appartement mais cette entrée miraculeuse aurait évidemment effrayé Angelo. J'avais envie aussi de m'amuser, de voir sa réaction. J'ai sonné. Je n'ai pas tardé à entendre sa voix. Je me suis annoncée. La tonalité de sa voix manifestait un étonnement formidable.
Lorsque je franchis le seuil, il me serra dans ses bras, m'embrassa longuement. Je laissai reposer ma tête sur sa poitrine, respirai son odeur, appréciai la pression de ses mains le long de mon dos puis Angelo m'observa d'un air interrogateur tout autant qu'amusé. En effet, à aucun moment je n'avais annoncé un quelconque voyage. Que lui dire ? La vérité. C'était la première fois que je confiai le secret de mon don. Même mon mari, même les amis les plus proches n'en savaient rien. J'avais envoyé mon don au fond de ma mémoire, persuadée qu'il le resterait jusqu'à la fin de mes jours, rompant ainsi la transmission mais les circonstances avaient changé bien des choses. La vie est maligne et distribue ce qu'elle veut à notre insu. Etre au présent, il me semble que c'est la clé.
Il va s'en dire que cette révélation abasourdit Angelo : comment était-ce possible ? D'où cela venait ? Je lui racontai brièvement mon histoire familiale. Puis, je lui fis jurer de ne jamais plus m'en parler, de considérer ce don comme d'autres avaient le don de la musique ou le don de parler aux chevaux. Mais Angelo est quelqu'un de curieux et de joueur. Il me demanda de lui montrer ce phénomène de l'ubiquité. Je parcourus donc l'appartement en passant d'une pièce à l'autre, disparaissant du salon, réapparaissant dans la cuisine. D'apparition en disparition, Angelo avait le visage qui s'épanouissait, devenait rieur comme celui d'un enfant captivé par la magie d'une scène de marionnettes. Les pièces s'emplirent de rires et l'ultime plaisir fut de deviner la pièce où j'allais me téléporter. Angelo cherchait alors partout et j'apparaissais derrière lui en le prenant par les épaules, la taille ou en me dressant face à lui, ce qui le faisait sursauter puis hurler de rire à nouveau. Il m'empoignait alors et me plaquait contre son corps dans une étreinte fougueuse. Puis le jeu reprenait. Angelo eut tout à coup l'idée d'imaginer l'appartement comme une mappe monde : le salon devint logiquement l'Asie puisqu'un bouddha en terre de volcan trônait sur une étagère. Si nous entrions dans la salle de bain, nous étions en Océanie, étendue des pays insulaires et des archipels, idéale pour les moments d'isolement que nous aimions ! La cuisine fut identifiée à l'Amérique, le grenier du monde ; la salle à manger avec son buffet dans lequel quelques porcelaines de Bavière ou de Limoges invitaient au raffinement culinaire se transforma en Europe ; la chambre, tapissée de jaune savane rappelait l'Afrique et enfin l'entrée, qui desservait toutes les pièces, se transforma en océans dont on imaginait toutes les turpitudes. Les failles du parquet nous emmenaient dans les abysses où imaginer les monstres et l'obscurité permanente nous incitait à nous blottir l'un contre l'autre. Lors d'un passage entre deux failles, Angelo m'envoya des boules de neige marine ! Mais ce n'était que de vulgaire balles de tennis. Quel grand gosse, je me disais alors !
Nos identités tombèrent. J'endossais tantôt une parure africaine et Angelo arrivait dans la pièce où il assistait à une danse Masaï. Dans la cuisine, je mimais le cow-boy en plein rodéo. Une geisha l'attendait encore dans la salle de bain. Puis nous dansions un tango des plus langoureux entre la table et le réfrigérateur, en faisant tomber les fruits de leur panier suspendu. C'est à partir de ce jour que je suis venue régulièrement à Sao Paulo, quand nos activités professionnelles ne nous permettaient pas de nous voir sur les colloques.
Cependant, un soir, Maria eut la révélation de notre secret.
Je fis sa connaissance quelques mois après ma venue insolite à Sao Paulo. Angelo ne doutait pas de la discrétion de sa soeur compte tenu de ma situation de femme mariée et de mère et il considérait qu'il pouvait nous présenter ; sa soeur est aussi son amie, sa confidente et leur complicité leur permettait de livrer les moindres changements de leur existence. Angelo organisa un dîner qui s'avéra être très gai. Le repas avait été succulent, cuisiné spécialement par Angelo selon la tradition culinaire brésilienne. En apéritif, une cachaça, une eau de vie obtenue par fermentation du vesou, le jus de canne à sucre. Maria me proposa juste d'y tremper mes lèvres car en fin de compte, cet alcool reste très fort. Puis elle me la présenta dans un cocktail, le caïpirinha, dans laquelle elle a mélangé le sucre de canne en poudre et du citron vert qu'elle a écrasé. Elle a ensuite ajouté la glace pilée et la cachaça. Bien mélangés, l'ensemble est un délice. Rien d'original n'avait été proposé pour accompagner ce cocktail, simplement des arachides. Une feijoada fut servi en plat principal. J'appris que c'était le plat essentiel du Brésil comme évidemment au Portugal et au Cap Vert. Enfin, en dessert, j'ai découvert le quindim. J'aime la noix de coco, quelle heureuse coïncidence ! Pendant tout le dîner, la conversation coula comme si Maria et moi étions de vieilles connaissances. Angelo était ravi. Mais il se garda bien de trahir mon secret malgré l'intimité de la soirée.
Or, un jour, tout fut dévoilé. Je décidai de me transporter chez Angelo en fin de journée pour lui faire une surprise. Cela faisait trois semaines que nous n'avions pu nous voir car les enfants avaient été malades successivement, rendant le quotidien compliqué avec le travail. Je l'attendais dans le salon lorsque je voulus boire un verre de jus de fruits. Je me dirigeai vers la cuisine et, en passant devant la porte d'entrée, celle-ci s'ouvrit d'un coup : Maria se trouvait sur la seuil. Elle fit un bond de frayeur. Nous nous regardâmes quelques minutes quand elle s'exclama : "Mais que fais-tu ici, Carine ? Angelo m'a dit tout à l'heure que tu étais chez toi, avec les enfants malades ! C'est incompréhensible !" Elle ferma la porte et je l'entraînai dans la cuisine. Je lui versai un verre de jus d'orange qu'elle but d'un trait puis elle me regarda d'un air interrogateur. Je ne savais que dire. Le secret, je ne voulais pas davantage le divulguer. Et pourtant ? Maria avait le droit de comprendre comment je pouvais venir aussi souvent voir son frère, chez lui ou ailleurs, avec autant de facilité. A plusieurs reprises, elle s'en était étonnée mais n'avait posé aucune question. Je ne pensais pas qu'elle me prendrait pour une folle ; me nuire, je ne l'envisageais même pas. Angelo me sortit de l'embarras : nous l'entendîmes ouvrir bruyamment la porte, la claquer, se débarrasser de ses affaires puis se diriger vers la cuisine d'un pas décidé. Il resta sur le seuil, sidéré. Nous restâmes un long moment à nous dévisager.
- Que fais-tu donc ici, Carine ? Et toi, Maria ? nous demanda finalement Angelo , évidemment étonné.
Maria s'expliqua : elle était venue apporter à son frère quelques provisions fraîches achetées sur le marché le matin même puis elle insista sur le fait que j'étais chez moi il y avait quelques heures auprès de mes enfants malades et qu'elle m'avait trouvée dans l'entrée à son arrivée ! Franchement, c'était incompréhensible, effectuer un voyage aussi rapidement ! Et moi, je ne pouvais rien dire sans me trahir. Finalement, ne voyant aucune issue et n'envisageant pas de mentir, je racontai tout d'une traite à Maria sans même concerter Angelo qui resta coi pendant toute mon explication. Jamais je n'avais vu un visage aussi abasourdi. Comment était-ce possible ? Un don incroyable ! Il fallut que je fasse plusieurs démonstrations dans l'appartement ce qui contribua à effrayer puis à faire rire puis à réjouir Maria. Je passai d'une pièce à l'autre puis disparus de l'appartement pour revenir tantôt dans la salle de bain, tantôt dans la cuisine. Ce jeu dura un long moment jusqu'à ce qu'il nous laisse épuisés dans la canapé du salon.
- Pour dire vrai, conclut Maria, tu as une sacrée veine ! Et toi, Angelo, cachottier ! Je croyais que nous nous disions tout ? Où est notre pacte de jeunesse ? Et la soeur et le frère me racontèrent comment ce pacte avait été passé un jour d'anniversaire. Cadeau de la vie, Maria et Angelo sont du même jour à deux ans d'écart. Leurs anniversaires sont donc fêtés le 16 février, Angelo, le midi et Maria, le soir car nés successivement à 11h30 et à 19 h 30. Deux fêtes en un jour, quelle chance ! Inséparables, ce pacte leur avait paru évident et il durait depuis vingt ans !
- Alors, tu surveilles mon frère pendant son sommeil, en voyage ou avec ses amis ? Je m 'amusais des remarques espiègles de Maria mais très vite, je lui en exposai les limites ou les dangers, pourquoi aussi je m'étais promise de ne pas l'utiliser jusqu'à ce que ma rencontre avec Angelo brise ma détermination. A mes explications, Maria comprit l'impératif du silence ... pour moi, pour Angelo, pour nous tous. Puis, elle explosa de rire en imaginant les avantages d' un tel don.
Aujourd'hui, Maria m'a appelée ; je suis là, à attendre son arrivée pour pouvoir retourner dans la chambre. Le soleil éclaire le hall. J'en observe les effets sur les plantes grasses ou les ramages du sol. L'angoisse de ce matin est tombée. J'en suis ravie. Qu'est-ce qu'Angelo a à faire de cette angoisse ? Et moi, donc ? M'être débarrassée de ce sentiment m'ouvre à la vie. Evidemment, la vie est trop riche, trop brève pour imaginer que j'ai besoin de sauver Angelo pour moi. La vie le sauvera pour lui ou même pour la vie elle-même. Considérer un instant que l'amour que j'ai pour lui suffit. Je comprends profondément que je n'ai rien à accomplir. Je me donne complètement à la merveille de vivre ce moment, ces minutes, de respirer, de sentir, d'entendre, de penser, de percevoir. Rien n'est plus beau qu'être présente. Et c'est la seule manière de vivre. Je n'attends rien et ne doit rien attendre. Qu'est-ce que mon corps peut me dire du futur en ce moment ? Rien. Mes pensées ou mon imagination sur le futur ? Rien. Je ressens la chaleur, la lumière, les bruits de l'ascenseur ou des voitures et alors ? Est-ce qu'une quelconque projection dans le futur peut sauver Angelo ? La médecine et l'énergie d'Angelo font leur travail. Il n'y a rien à faire, ni à ajouter. Ma seule possibilité est de vivre ce présent et de le respecter. Je pense à Angelo dans l'amour. Et tout est tranquille.
Je vois Maria qui arrive, le visage tiré, ses yeux, d'habitude si sereins, brillants d'avoir tant pleuré. Dans ses bras, elle porte un immense bouquet de fleurs aux mille couleurs. Il ressemble à Angelo, l'incarnation de l'immense palette de la vie avec sa gaîté, ses éclats de rire, sa beauté, tout simplement. Maria se jette sur moi, éperdue.
- Peut-être qu'il va partir ? dit-elle la voix pleine de sanglots. Pourquoi lui ?
Je réfléchis quelques instants. Je mets mon bras autour de ses épaules menues et lui murmure : " On ne choisit pas. C'est la vie qui dicte la marche. Angelo est courageux et opiniâtre. S'il meurt, ce sera la raison de la vie. Lui, il aura fait ce qu'il faut. "
Maria me regarde avec peine et gémit : "Mais tu l'aimes ! Comment peux-tu dire cela ? Il n'y aura plus rien sans lui ! "
Je réfléchis encore, cherchant le mot juste, l'expression apaisante : " Si, dans l'amour. L'amour ne s'éteint jamais. Il le rendra vif, aussi vif qu'un torrent d'eau pure. Rien n' a jamais été séparé depuis la première seconde du monde. Le pur amour vient de là. Les hommes ont tout oublié, par vanité ? Par paresse ? Par l'aveuglement du Moi ? Alors Angelo sera toujours là ! L'amour éclaire toujours. Laisse-toi aller. "
Maria baisse les yeux et se tait. Elle reste un long moment assise sur un fauteuil, comme absente. Je sais qu'elle repense à toutes ces conversations sur la puissance de la vie, le peu de prise que nous avons sur les événements, la tranquillité que l'on ressent lorsque l'on s'abandonne à ce qui est, sans révolte, tout en gardant l'énergie pour agir, être en réaction là où c'est possible. Alors, Maria me prend la main et m'entraîne dans les couloirs et l'ascenseur jusqu'à la chambre. Silence, sauf le bruit des machines. Maria se penche pour écouter la respiration d'Angelo. Son visage est toujours paisible et ne semble pas avoir été altéré par la violence de la rixe. Nous restons un long moment à le regarder. Maria place alors le bouquet dans un vase qu'elle déniche dans un placard. Elle le remplit d'eau et le pose sur la table roulante. Les couleurs des fleurs apportent une joie inattendue dans la chambre monotone.
Je mets alors ma main dans la poche de mon blouson : mon téléphone portable vient de vibrer pour la quinzième fois au moins, je ne compte plus. A l'autre bout du monde, perdus sur une aire d'autoroute, un mari et des enfants doivent éclater d'inquiétude.