Le Silence des Autres

Axel Garther

Résumé

 Un soir de juillet, la famille Camos part en Bretagne pour leurs vacances annuelles. Mais la route est endommagées par les intempéries, et ils doivent prendre une déviation. Pour éviter une panne d’essence, ils s’arrêtent sur une aire de repos sinistre. Juliette s’absente pour payer le plein, et à son retour, sa fille adoptive et son mari ont disparu. Elle retrouve sa fille dans la forêt mais pas son mari.

 La petite Elisabeth ne reconnaît plus sa mère, et prétend que son père a été enlevé par des fantômes. Coupés du monde, ils passent la nuit sur l’aire de repos. Pendant leur sommeil, Elisabeth disparaît à son tour.

 Juliette s’enfuit de l’aire de repos pour trouver de l’aide. Des policiers l’arrêtent, et l’accusent d’avoir vendu sa fille à des ravisseurs d’enfants. Ils reçoivent un appel mystérieux, Juliette est relaxée. Ils lui conseillent de rester à proximité du village de Paimpont pendant que les intempéries cessent. 

 Arrivée dans le village, les habitants l’ignorent complètement. Elle tente de mener son enquête, mais personne ne semble à même de lui répondre. Lorsqu’elle tente d’appeler ses proches, aucun téléphone ne fonctionne. Il n’y a pas de télé, pas de radio. Elle est seule dans cet environnement inconnu.

 Elle passe la nuit dans le seul hôtel du village. Elle est réveillée en pleine nuit par des cris dehors. Elle voit par la fenêtre des silhouettes encapuchonnées, martyrisant des enfants, et les emportent dans la forêt. Elle décide de les suivre, mais perd leur route. Essayant de retrouver son chemin, elle tombe sur un homme buvant le sang d’un enfant.

 Le lendemain, elle poursuit ses recherches. Elle arrive dans l’église du village et intercepte une discussion entre le prêtre et les hommes encapuchonnés. Les villageois seraient de mèche avec les ravisseurs ? Pensant être aperçue, elle s’enfuit par le cimetière. Elle croise une femme étrange, dénommée Marie, qui la met en garde contre la secte qu’elle traque.

 Persuadée qu’ils ont un rapport avec la disparition de sa fille et son mari, Juliette attend la tombée de la nuit dans la forêt. Elle finit par croiser des membres de la secte, et les suit. Elle arrive dans un manoir, trouve une entrée et commence son exploration. Elle découvre des piles de dossiers sur les enfants qu’ils ont enlevés. Elle aperçoit alors une photo de sa fille, mais aucune information du dossier ne correspond à ce qu’elle sait d’Elisabeth. 

 Dans la pièce voisine, elle découvre Elisabeth, allongée paisiblement dans un lit. Elle ne la reconnaît toujours pas, mais elle l’emmène avec elle. En sortant, elle tombe nez à nez avec des membres de la secte qui se lancent à leur poursuite. Elles atterrissent dans la cave, et se rendent compte que les corps des enfants gisent là. Juliette sent une douleur au crâne et perd connaissance.

 En se réveillant, elle est ligotée au-dessus d’un chaudron avec un liquide en fusion, et aperçoit son mari à côté d’elle… dans l’accoutrement des membres de la secte. Il lui apprend qu’il est le gourou de la secte, et lui révèle leur ambition, ainsi que le secret de leur fille adoptive. Marie arrive, voulant récupérer sa fille, et brise les liens de Juliette qui renverse le chaudron. Elle s’enfuit avec sa fille, laissant le manoir s’effondrer sous les flammes.

 L’histoire se termine tandis que Juliette et Elisabeth restent enfermées dans une autre réalité. Et, dans la nôtre, un conducteur croise sur la bas-côté une petite fille. Il s’arrête pour l’emmener : elle s’appellerait Elisabeth, et est à la recherche de sa famille, disparue dans une aire de repos...

Le Silence des Autres

— 1 —

La voiture roulait à vive allure au rythme de la musique entraînante qui passait à la radio. Georges Camos, quadragénaire endurci, ne connaissait ni la chanteuse incompétente qui avait posé sa voix sur un arrangement commercial vide d’intérêt, ni ses paroles insignifiantes, mais il fredonnait l’air avec entrain, balançant la tête à chaque percussion. Cela ne valait certainement pas Claude François ou Julie Pietri, mais au moins, ce genre de chanson respirait les vacances. Trois semaines de liberté, loin du stress parisien, et surtout, de la charge de travail qui était allée crescendo ces dernières semaines. 

— Georges, ne roule pas trop vite. Je ne voudrais pas commencer les vacances avec une amende pour excès de vitesse.

La voix ferme de Juliette le rappela à l’ordre. En effet, il avait dépassé de loin la limitation de vitesse, et il se dit qu’il ne pouvait risquer un retrait de permis maintenant. Sa femme le regardait avec un air sévère, et il lui sourit ; il faut dire que son visage tendu, ses cheveux d’un blond vif coupés courts, et ses yeux bleus perçants lui donnaient un charme fou, et Georges appréciait tout particulièrement lorsqu’elle lui parlait avec ce ton sec.

— Pardon ma chérie. J’étais un peu ailleurs, tu sais, les vacances me font retomber en enfance. Mais détends-toi un peu ; ce serait dommage que tu attrapes des rides maintenant, non ?

— Il serait temps que tu grandisses un peu, Georges, dit-elle en secouant la tête. Tu n’es pas tout seul dans cette voiture !

Georges s’exécuta. Il retira le pied de l’accélérateur, et régla le régulateur de vitesse ; au moins, il ne risquait plus de se faire réprimander. Et puis, Juliette n’avait pas tord : en regardant dans le rétroviseur, il croisa le regard d’Elisabeth, bien silencieuse depuis le départ. Sur la banquette arrière, elle avait étalé ses poupées blondes aux corps élancés, et elle devait encore leur inventer de nouvelles péripéties, des histoires de cœur brisé à cause d’un Ken indécis et trompeur. Georges n’avait jamais compris comment une enfant de dix ans pouvait avoir autant d’imagination. Peut-être   avait-il grandi trop vite, laissant sa capacité à s’émerveiller s’altérer avec le monde extérieur ; ses parents ne roulaient pas sur l’or, et son père, devenu invalide, l’avait contraint à travailler très jeune dans les champs afin de subvenir aux besoins de sa famille. Mais aujourd’hui, Georges Camos était bien loin de tout cela : son poste de directeur commercial l’amenait à réaliser de nombreuses transactions avec des clients importants, qui le payaient très cher pour obtenir ce qu’ils voulaient. 

En remarquant que son père la regardait avec insistance, Elisabeth parut revenir à la réalité, et son regard évasif et sombre s’illumina. 

— Papa, quand est-ce qu’on arrive ? demanda-t-elle en replaçant ses longs cheveux noirs désordonnés.

Mais Juliette répondit avant que son mari n’eût le temps d’ouvrir la bouche. Sa voix se voulait douce et rassurante, sans pour autant être convaincante.

— Lily, ma chérie, nous ne sommes partis qu’il y a une heure à peine… La Bretagne n’est pas la porte à côté, tu sais. 

— Mais c’est long ! Et j’ai faim…, se plaignit-elle. 

Juliette fit la moue. Elle s’en voulu d’avoir fini le travail si tard, et de n’avoir pu préparer un petit quelque chose à grignoter le temps de la route. Elle était assistante sociale, spécialisée dans les enfants en bas âge maltraités par leur famille, et elle avait pris beaucoup de retard sur quelques dossiers suite à une affaire particulièrement prenante et délicate. Sa conscience professionnelle l’avait incitée à terminer un maximum de choses avant son départ en vacances, mais, une fois de plus, elle avait délaissé sa petite Lily, et chercha un moyen de se faire pardonner.

— Ecoute. Il va être dix-neuf heures, et pour le moment, il n’y a aucune aire de repos.

Dans deux kilomètres, continuez tout droit, l’interrompit la voix agaçante de Zezette.

— Georges, souffla Juliette. Peux-tu faire taire ta copine ? Payer cinq cent euros pour une écervelée qui te dit d’aller tout droit, non mais vraiment… Tu me diras, au moins, elle s’adapte à la gente masculine.

— Je ne vois pas ce que tu reproches à cette pauvre Zezette…

Il râla, mais une fois de plus s’exécuta, tandis que Juliette se tourna à nouveau vers Lily.

— Je te propose d’attendre encore une petite heure. On laisse papa rouler avec sa copine, et après on cherche un endroit pour manger. Ca te va ?

La petite acquiesça, et elle repartit dans son monde imaginaire, les yeux éteints, et le visage fermé. 

Juliette posa sa tête contre la vitre et soupira. Le paysage défilait devant elle, et les couleurs  verdoyantes des arbres sur le bas-coté se mêlaient aux rayons écarlates du soleil qui commençait à décliner. Les pigments disparates, étalés ça et là par la vitesse de la voiture, créaient un tableau naturel digne des plus grands impressionnistes, et Juliette appréciait notamment l’émotion lyrique qui émanait de ce genre d’oeuvre. A ce moment, elle pensait encore aux enfants qu’elle avait laissés à Paris, espérant que ses collègues maîtriseraient les dossiers qui lui tenaient à cœur durant ses vacances.

— Tout va bien ? s’inquiéta Georges.

Juliette se redressa d’un bond, et s’empressa de lui répondre :

— Oui, oui. Un peu de mal à décrocher du boulot, j’ai eu pas mal d’affaires prenantes ces derniers temps. Et ta société ? Je n’ai pas eu le temps de m’intéresser à toi, je suis désolée.

— On n’a pas à se plaindre. Les transactions augmentent bien, et les clients sont de plus en plus satisfaits.

Comme d’habitude, son mari resta très vague sur la description de ces transactions, mais elle ne lui en tint pas rigueur : elle était tenue par le secret professionnel, et elle ne pouvait lui en vouloir de rester discret lui aussi.

— Les routes sont désertes, tu ne trouves pas ? demanda-t-elle, afin de changer de sujet. Pourtant, cette journée était classée noire par les prévisions.

Georges regarda autour de lui ; effectivement, ils n’avaient croisé presque aucune voiture depuis qu’ils étaient entrés sur l’autoroute, que ce soit dans les deux sens de circulation. Mais il relativisa :

— Nous sommes certainement partis plus tard que les autres. Généralement, les gens partent très tôt pour éviter les bouchons. Et peut-être que la Bretagne n’est pas une destination de rêve cette année : il y a eu beaucoup d’intempéries, ça a dû faire fuir les touristes…

— Tu as peut-être raison. Mais de là à ne croiser personne, insista-t-elle. 

— Attention ! J’aperçois des rides sur ton front…

Juliette éclata de rire en lui donnant une tape sur l’épaule.

— Tu es incorrigible !

Ils roulèrent ainsi pendant une petite heure. Pour se changer les idées, Juliette passa en revue les grands classiques de la chanson française, qu’ils détruisirent en tentant de chanter en duo. Elle parvint même à filmer son mari pendant qu’il massacrait J’ai encore rêvé d’elle ; une abomination vocale qui obligea la petite Lily à se boucher les oreilles, tentant avec une volonté à toute épreuve de camoufler cette cacophonie. 

Au loin, Georges aperçut des gyrophares accrochés au dos des camions de la DIR, indiquant qu’un accident avait certainement eu lieu, et que cela les contraignait à restreindre le nombre de voies. Par précautions, il ralentit en allumant ses feux de détresses en guise d’avertissement – automatisme peu utile en ce moment, mais sait-on jamais. 

Après quelques kilomètres, pendant lesquels il roula au ralenti sur un macadam fissuré et instable, Georges pilla face au spectacle étourdissant qui se dressait devant lui, tandis que Juliette, qui se limait les ongles avec entrain, fut propulsée en avant, étouffant un cri de surprise.

— Mais qu’est-ce que…

— Regarde, la coupa Georges, effaré.

Juliette se redressa et leva la tête, avant de laisser échapper un juron. Devant eux, le chemin  ne ressemblait plus à l’autoroute qu’ils avaient traversée depuis la sortie de Paris. Le sol était crevassé de toute part ; des pans de terre jaillissaient des fissures dans le goudron, créant des cratères d’une profondeur abyssale. Les arbres qui longeaient en temps normal la barrière de sécurité, étaient entièrement déracinés, éparpillés comme un vulgaire jeu de cartes sur les deux voies, coupant tout accès. La route était devenue impraticable. 

Quelques mètres avant ce désastre, des plots aux couleurs phosphorescentes interdisaient clairement le passage, et à droite de la route, un panneau de déviation indiquait de prendre la sortie, que Georges n’avait pas remarqué jusqu’alors. Etrangement, elle avait été épargnée par la tempête dévastatrice, et semblait conduire dans une direction opposée, mais visiblement, c’était la seule solution possible.

Ce fut Georges qui rompit le silence le premier.

— Je pense qu’on a pas d’autre issue, dit-il en pointant la sortie du doigt.

— Tu es sûr qu’elle ne nous mènera pas en sens inverse ?

— Si tu as une autre option, je suis preneur.

Face au silence de sa compagne, Georges reprit son avancée vers l’inconnu, se disant qu’ils retrouveraient bien leur chemin à un moment donné. Tout le monde était silencieux à l’intérieur de la voiture, encore sous le choc des images qu’ils venaient de voir. Jusqu’à ce que Juliette prît la parole :

— C’est étrange quand même. Je savais qu’il y avait des intempéries dans cette région, mais de là à ce qu’une catastrophe bloque toute une autoroute, pourtant fréquentée par beaucoup de monde à cette époque… Pourquoi n’en a-t-on pas entendu parlé à la radio ?

— Je n’en sais rien, répondit Georges. Mais au moins, on sait maintenant pourquoi il n’y avait personne sur la route. 

— Georges, c’est impossible que nous soyons les seuls qui ignorions ça…

— Vous n’êtes pas possibles, vous les assistantes sociales ! s’emporta-t-il, tout à coup. Dès que vous ne connaissez pas tous les détails sur quoi que ce soit, premièrement, vous ne trouvez pas ça normal, et vous vous obstinez tant qu’on ne vous aura pas démontré le contraire. Mais on ne peut pas tout connaître, Juliette. On ne peut pas tout savoir, c’est impossible !

C’est alors que la voix de la petite Elisabeth retentit sur la banquette arrière, comme pour les arrêter dans une dispute qui n’allait pas tarder à éclater. 

— Maman, j’ai toujours faim, tu sais…

Georges baissa le ton et toussota, honteux d’avoir failli sortir les armes devant leur petite fille.

— Ma chérie, je suis désolé, s’excusa son père. Je sais que ta maman t’avait promis qu’on s’arrêterait pour manger, mais nous ne savons pas où nous sommes. Tu vas être forte et attendre encore un peu, tu veux bien ?

Juliette avait détourné la tête, bien décidée à ne pas se laisser amadouer par son mari, qui avait remis leur duo fétiche en la regardant amoureusement, en guise de drapeau blanc. Agacée, elle s’apprêtait à lui demander de cesser ce jeu lorsqu’un craquement sonore résonna sous le capot de la voiture. Le bruit retentit à plusieurs reprises, et ils furent violemment secoués par des tremblements répétés.

— Que se passe-t-il, encore ? s’inquiéta Juliette.

— Je crois que je touche le fond de la réserve…, répondit son mari, visiblement mal à l’aise.

Juliette souffla.

— Il ne manquait plus que ça : pousser une voiture en panne d’essence au beau milieu d’une route sinistre. Je sens que ces vacances vont être un vrai régal.

— Je pense que tu n’auras pas à le faire. Regarde.

Juliette suivi son regard, et eut soupir soulagé : ils venaient de franchir un panneau qui indiquait Aire de Repos à 1000 mètres

— On va tenter de s’arrêter là. Au pire, on n’y trouvera que de quoi se nourrir, et au mieux, de quoi faire le plein. En plus, la nuit commence à tomber, et ça ne me fera pas trop de mal de me dégourdir un peu les jambes.

Juliette acquiesça. Sous les yeux égaillés de la petite Lily, qui allait enfin pouvoir remplir son estomac, Georges dirigea la voiture sur la voie de décélération qui menait à la première aire de repos depuis le passage par la déviation.

* * *

Le soleil venait de se coucher lorsque Georges gara la voiture à côté de la pompe à essence. Juliette abaissa la vitre de sa portière afin de tenter de percer l'obscurité soudaine, accentuée par la densité de la forêt qui les encerclait, mais la seule chose qu'elle parvint à percevoir fut un ressenti sinistre des lieux. Tous les lampadaires étaient éteints, et Juliette se sentit soudain bien petite, entourée par des arbres gigantesques, géants de bois qui s'imposaient de leur majestueuse corpulence en jetant un voile d'ombres à leurs pieds. 

— C'est quoi cet endroit…, murmura-t-elle.

Une bâtisse démesurée s'étendait au centre du parking vide, et semblait être dans un état miteux : des tas de débris recouvraient le sol de part et d'autre d'un chemin en pierre étroit menant à l'entrée, et une faible lueur s'échappait des vitres encrassées. Mais rien n'indiquait qu'elle était habitée par quelconque âme, qu'elle fût physique ou de toute autre composition imaginable. Et, si cette aire de repos n'était pas laissée à l'abandon, son gérant avait de sacrés cours de nettoyage à suivre avant de penser à ouvrir son établissement à une clientèle. Si clientèle il avait.

— Tu crois que c'est ouvert ? demanda Juliette à son mari, plus préoccupé à manipuler son compteur kilométrique qu'autre chose.

Il leva succinctement le nez de son tableau de bord, et jeta un rapide coup d'œil au-delà du pare-brise. 

— Il y a de la lumière à l'intérieur, non ? Ca devrait répondre à ta question, je crois. 

Juliette resta perplexe, sa fenêtre encore entrouverte. Cet endroit ne l'enchantait guère, mais après tout, la situation ne lui permettait en rien d'être exigeante.

— Tu vas nous chercher à manger, Maman ? s'exclama Elisabeth avec entrain.

Mais sa mère ne répondit pas. Le doigt sur le bouton d'ouverture de la vitre, elle était comme figée par le poids indescriptible qui se dégageait de cet endroit.

— Tu devrais aller voir à l'intérieur, enchaîna Georges. Peut-être que tu trouveras de quoi manger, et prends en même temps de quoi faire le plein d'essence… Mince, c'est bien cher, ici, poursuivit-il en constant le prix sur une pancarte, au loin.

— Comment ? Tu veux que j'entre toute seule là-dedans ?

— Ho, Maman, s'il te plaît ! la supplia Elisabeth avec ses yeux de cocker battu, qu'elle maîtrisait si bien lors des instants de persuasion.

S'il y avait une chose que Juliette haïssait par dessus tout,  c'était de se faire prier, par son enfant de surcroît. Alors, elle abdiqua.

— Bon, très bien, dit-elle sèchement en ouvrant la portière. Mais je vous préviens : je suis de retour dans moins de cinq minutes, et on aura intérêt à vite filer d'ici.

Elle claqua la porte derrière elle, et, malgré l'assurance qu'elle venait de montrer à sa famille, elle mit quelques secondes avant de se décider à avancer. 

L'établissement paraissait à la fois plus majestueux et délabré vu de l'extérieur. Il avait un aspect commun à toutes les stations service que Juliette avait vu dans sa vie, et pourtant, il s'en dégageait quelque chose de… différent. Les spots, cachés dans l'avancée de la toiture, dévoilaient de longs pans de murs d'une couleur pourpre, disparate et écaillée par endroits, mais la saleté et la rouille indiquèrent à Juliette que ce n'étaient certainement pas les tons d'origine. Un néon tremblotant par sa vieillesse se tuait à éclairer une enseigne recouverte d'une couche de poussière invraisemblable, annonçant sans aucun doute l'état pitoyable de l'intérieur des locaux.

Peu rassurée, Juliette réprima un sursaut de surprise lorsque des corbeaux, au loin, prirent leur envol, laissant leurs plumes et leurs croassements déchirer le silence environnant.  

— Ne t'inquiètes pas, murmura-t-elle pour elle-même. Tout va bien se passer.

Tandis qu'en son for intérieur une force colossale souhaitait la tirer dans le sens inverse, Juliette avança prudemment le long du chemin de pierres qui conduisait à l'entrée, esquivant avec maladresse les nombreuses canettes de bières et déchets qui  jonchaient le sol. A deux reprises, ses talons se coincèrent dans les rainures boueuses entre les cailloux, et elle se rattrapa de justesse pour ne pas tomber. La troisième fut la bonne : son talon s'enfonça si profondément dans la terre, et fit basculer la jeune femme sur les genoux. Juliette pesta avec rage : décidément, ce début de vacances ne s'annonçait pas comme elle l'aurait souhaité.

Elle se releva difficilement, pour terminer sa progression, et elle ouvrit délicatement la grande porte vitrée qui lui faisait face, tout aussi crasseuse que le reste de la façade. Ce qu'elle découvrit la freina davantage : les lieux ressemblaient plus à un bistro de quartier mal fréquenté qu'à une boutique pour touristes en quête de repos. Des tables bancales, installées ça et là dans la vaste pièce principale, accueillaient des clients aux accoutrements excentriques et sales, des litres de bières aux mains. Juliette se dit que si elle ne les avait pas vus bouger, ils auraient très bien pu se fondre dans le décors, tels des statues de cire d'un musée horrifique, au réalisme étourdissant. Des toiles d'araignée mêlées à de la poussière tapissaient les lustres, tamisant le peu de lumière qu'il y avait dans la pièce. 

Dès son entrée, tous interrompirent leurs discussions et détournèrent la tête pour fixer Juliette. Jamais elle ne s’était sentie aussi mal à l’aise. Elle étouffa un « Bonsoir » précipité, sans se rendre compte qu’aucun son ne sortit véritablement de sa bouche. Elle accéléra le pas jusqu’au comptoir imposant où un homme massif, le crâne dégarni et la barbe touffue, attendait en mâchonnant bruyamment son chewing-gum, accoudé à côté de la caisse.

— Qu’est-ce qu’elle veut, la p’tite dame ? demanda-t-il sur un ton peu accueillant. Elle cherche un câlin ?

— Euh… Mon mari attend dehors pour faire le plein de gasoil, répondit-elle en essayant de ne pas se montrer déstabilisée par tant d’incongruité. Et nous cherchons de quoi manger aussi.

Elle regretta après coup de lui avoir demandé de la nourriture : son regard venait de se poser sur le présentoir, sur lequel deux morceaux de pain mou croupissaient en attendant d’atterrir dans la poubelle. 

— Reste pas grand chose.

— Ca fera l’affaire, enchaîna-t-elle, bien décidée à écourter son calvaire.

C’est alors qu’elle se sentit idiote : son porte-feuille était resté dans la voiture, à l’intérieur de son sac à main. Elle l’indiqua au vendeur, précisant qu’elle ferait au plus vite ; au moins, elle pourrait respirer un air plus pur que cette odeur de renfermé mêlé à la transpiration, qui commençait à lui donner la nausée. En sortant, elle constata qu’un épais brouillard s’était emparé des lieux, l’empêchant de voir autour d’elle à plus d’un mètre. Mais elle avait un bon sens de l’orientation, et ce n’était pas cette brume qui allait l’empêcher de retrouver la pompe à essence. 

Elle arriva bien vite à la voiture et ouvrit la portière en lançant :

— Georges, tu peux m’avancer mon sac sur…

Elle ne continua pas. Il lui fallut quelques secondes d’observation pour se rendre compte que la voiture était vide : personne à l’avant, ni à l’arrière. 

— Georges… Lily… 

Son estomac se noua soudain. Elle leva la tête d’un geste brusque, jetant un regard agité par-dessus le toit de la voiture. Et ce brouillard ne l’aidait pas à y voir clair… Elle les appela une seconde fois, toujours sans réponse. Peut-être Georges avait-il emmené Lily à l’intérieur de la supérette… Mais non, il ne serait pas parti en laissant les portes de la voiture ouvertes, sans aucune surveillance. Ses yeux se posèrent sur le distributeur d’essence : la tête était enfoncée dans le réservoir. Là aussi, ce n’était pas normal.

La tension monta. Son cœur sembla exploser dans sa poitrine, et sa respiration se fit plus saccadée. Pourvu qu’ils ne soient pas partis loin… Machinalement, elle fit le tour de la voiture, dans l’espoir de trouver ne serait-ce qu’un signe, un indice. Non, ils n’ont pas disparu, c’est impossible. Son sang se glaça lorsqu’elle découvrit, les yeux écarquillés, la mallette de poupées d’Elisabeth, ouverte sur le sol, à coté de la place du conducteur. 

— Lily…, murmura-t-elle en s’abaissant pour ramasser la valise.

Cette fois elle en était persuadée : il s’était passé quelque chose pendant sa courte absence. Elle voulait aller chercher de l’aide dans la supérette, partout, trouver qui aurait pu la soutenir, lorsqu’un cri résonna dans la nuit ; un cri de petite fille. Un deuxième. Apeurée, Juliette laissa tomber la salise à ses pieds. Sa Lily était dans la forêt !

Elle ne réfléchit pas une seconde de plus. En essayant de suivre la provenance du cri, Juliette s’élança dans les buissons massifs. Un nouveau hurlement, plus proche cette fois. Tiens bon ma chérie, je suis là…

— Lily ! s’écria-t-elle d’une voix tremblante. Où es-tu ma chérie ?

Elle courrait sans relâche en esquivant au mieux les branches qui cherchaient à lui barrer la route. Elle était partie à l’aveugle, mais ce sentier devait forcément l’amener au bon endroit, chaque cri se faisant de plus en plus proche.

Elle aboutit dans une petite clairière, le souffle coupé. A cet endroit, le ciel était dégagé, et la lune scintillait d’une douce lueur argentée, se reflétant avec remous sur un lac qui s’étendait devant Juliette à perte de vue. Et là, au bord du lac, Juliette ressentit comme un apaisement soudain : face à elle, sa petite Lily était agenouillée à côté de l’eau, le regard perdu à l’horizon. 

— Lily, lança Juliette d’une voix douce en s’approchant lentement. Lily, c’est maman. Que fais-tu ici ma chérie ? Pourquoi as-tu crié ?

— Papa…, répondit la petite, de sa voix absente.

Juliette s’agenouilla à son niveau.

— Où est papa, ma chérie ?

— Des fantômes, ils l’ont enlevé, dit-elle d’un air dégagé.

Juliette fronça les sourcils. Des fantômes ? Elle savait que sa fille débordait d’imagination, mais de là à lui raconter des mensonges...

— Ils l’ont enlevé, répéta-t-elle, et se sont envolés au-dessus de l’eau…

Juliette sentit à nouveau la peur monter en elle : les battements de son cœur s’accéléraient à mesure qu’Elisabeth racontait son histoire. Elle attrapa son enfant par les épaules en la secouant, comme pour la ramener à la réalité.

— Lily, s’emporta-t-elle. Dis-moi, qu’est-il arrivé à papa ?

— Qui êtes-vous ? demanda soudain Lily en regardant Juliette, les yeux ronds. Vous connaissez papa ?

Ces mots résonnèrent dans la tête de Juliette comme une douche froide. Mais elle eut à peine le temps de les réaliser que Lily s’effondra dans ses bras, perdant connaissance.

Elle regardait sa Lily endormie, puis elle regarda le lac. Ses yeux se reposèrent à nouveau sur Lily, la bouche bée, le souffle coupé. Une pression inconnue en elle l’empêchait de faire le moindre geste, ne sachant plus par où elle devait commencer…

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