Les apparences sont parfois trompeuses

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LES APPARENCES SONT PARFOIS TROMPEUSES

         

            Préface : Un homme subit les pires tourments et humiliations de la part de sa femme. Il les supporte non seulement sans effort apparent, mais encore parvient - on ne sait comment - à les transformer en marques d'amour et de félicité conjugale. Ce récit illustre parfaitement le dicton suivant : « La vérité réside dans l'œil de celui qui regarde. » Eloge de la subjectivité, profession de foi ; l'auteur nous livre son plus beau texte sur ce thème cent fois rebattu de : « L'amour est aveugle. »

                                                Wag

 

 

HORACE

 

            Il était onze heures du soir, et je rentrai de mon deuxième travail par cette chaude journée d'août, tandis que mes collègues - ceux des deux entreprises où je pointais - passaient leurs congés en bord de mer avec leur famille. Mais pas moi ! Oh ! Non.. Je préférais toucher de l'argent à la place de ces jours de détente dont je n'aurais su que faire car : un, je ne savais pas nager ; deux, il fallait payer les traites de la maison et de la voiture que seule ma femme conduisait ; et trois, ma femme non plus ne prenait pas de vacances. En fait, si elle n'avait pas de congés, c'est qu'elle ne travaillait pas. Toutes ses journées se passaient en visites qu'elle rendait à des amies, à faire du shopping et à se promener au volant de son superbe 4x4 décapotable. J'étais vraiment heureux d'avoir acheté cette voiture, toute rutilante avec sa carrosserie bleu turquoise, ses sièges en peau de buffle rouge foncé et son puissant moteur. C'est un véhicule dont on pouvait être fier, et je l'étais ! Bien sûr, je ne monterais jamais dedans : J'aurais pu abîmer les sièges, dérégler les rétroviseurs et faire encore mille bêtises inconsciemment. Il valait - et de beaucoup - mieux pour moi que je ne l'utilise pas, fut-ce au titre de passager. Millie me laissait cependant la laver et la lustrer tous les jours dès mon retour du travail, ce dont je ne me privais pas. C'est tellement agréable de s'occuper à des tâches ménagères la nuit, lorsque votre femme est confortablement installée sur son canapé devant la télé, à grignoter des pistaches et à déguster de la crème glacée. De plus, l'hiver, par moins quatre degrés, l'air est vraiment vivifiant ! Le bonheur, quoi !! J'aimais que la voiture soit impeccable lorsque ma femme la conduisait. L'image de marque, c'est important dans la vie, et particulièrement dans notre quartier. Les commérages vont bon train par ici, et on l'aurait rapidement traitée de souillon si sa voiture avait été pleine de boue. Même chose pour la pelouse, les fleurs, les arbres et arbustes, la façade et la palissade. C'est moi qui m'occupais de tout, car Millie se plaignait régulièrement du dos ; en fait à chaque fois qu'elle se proposait pour accomplir l'une ou l'autre tâche. Elle faisait vraiment preuve de bonne volonté ! Mais hélas, sa santé délicate lui interdisait le moindre travail musculaire. Aussi c'est à moi qu'incombaient toutes ces choses, et je trouvais ça tout naturel, puisque j'étais - moi - en parfaite santé. Mais vous savez ce que c'est.. Quelques semaines après notre installation, les gens, je veux dire nos voisins, commencèrent à faire des remarques. Oh ! Pas des méchancetés, mais plutôt des rumeurs, comme quoi Millie exagérait vraiment de me laisser faire tout le boulot. Ce genre de choses. S'ils avaient su ! Les innocents.. Mais comment auraient-ils pu se douter que sa santé fragile la rendait inapte aux travaux pénibles et, pour ainsi dire, au moindre effort ? Ça n'était vraiment pas de sa faute.

            Les semaines, les mois passaient rapidement. Lorsqu'on est actif, le temps se déroule toujours en accéléré. Mon emploi du temps était réglé comme du papier à musique. Tôt le matin, après mes ablutions, je nettoyais rapidement la maison : Un toilettage sommaire, pour ainsi dire; puis je préparais notre petit-déjeuner. Je prenais le mien seul, tandis que celui de Millie attendait sous cloche - pour le protéger d'insectes qui auraient échappé à ma vigilance - le moment où elle pourrait se lever. Quatre heures du matin, ce n'est pas une heure décente pour quelqu'un dans sa position ! Elle se levait rarement avant onze heures : Elle avait besoin de beaucoup de sommeil, la pauvre !

A l'heure du déjeuner, je rentrais précipitamment pour préparer ses plats favoris à ma femme, faire un peu de repassage, ayant au préalable avalé dans le train le sandwich que je m'étais préparé le matin. J'enfourchais ensuite ma vieille mobylette, qui rongeait son frein dans le garage, et repartais à l'autre bout de la ville pour commencer mon deuxième travail, et ce n'est que sur le coup de vingt-deux heures que je débauchais. A peine arrivé, vers les onze heures du soir, je briquais la voiture (comme je l'ai déjà dit, je crois.. je m'y perds: il y a tellement à faire), faisais le ménage de la maison, en grand cette fois, la vaisselle de Millie et toutes ces petites choses qui font partie de l'entretien d'une maison, ne demandent pas beaucoup d'efforts, et qui apportent la satisfaction du travail bien fait.

            A l'heure où je rentrais le soir, je n'avais pas à craindre de déranger Millie, car elle était à coup sûr sortie se détendre. Il est vrai qu'elle n'avait pas la vie facile avec moi : En effet, il m'arrivait souvent de siffloter tout en travaillant, et elle ne le supportait pas, ce que je comprends très bien. Il est parfois des bruits qui exaspèrent. Moi, fort heureusement, je m'accommode de tout, et rien ne me déplait. Je m'activais donc avant qu'elle ne rentre, enfin.. quand elle rentrait. Car il lui arrivait assez souvent de rester dormir chez une amie, ce que je comprenais très bien aussi : Il est dangereux de conduire de nuit, avec tous ces chauffards, et j'approuvais sans réserve ces précautions. Elle ne m'avait donné aucun des numéros de téléphone de ses amies, et je ne les lui avais pas demandés car, en l'appelant à un moment inapproprié, j'aurais pu sans le vouloir interrompre un moment privilégié, une sieste par exemple, ou déranger les enfants. Car ses amies avaient des enfants, elles. Des enfants ! Millie et moi avions essayé d'en faire un, au début de notre mariage, voilà déjà dix-huit ans. Dix-huit ans ! Mon Dieu ! Comme le temps file ! Mais nous n'avions pas eu de chance. Les docteurs que nous avions consultés avaient pourtant déclaré que nous n'avions aucun problème physiologique : Je n'étais pas stérile et les ovaires de Millie fonctionnaient bien. Dieu merci ! C'était juste la faute à pas de chance, voilà tout. Je savais par contre que les amies de Millie prenaient leurs précautions pour ne plus en avoir. Une nuit que je sortais les poubelles, l'une d'elles avait versé et un emballage était tombé par terre. Un emballage sur lequel était inscrit "STERILET". C'était la première fois que je voyais cette boite et j'étais bien sûr qu'elle n'était pas rangée dans la réserve avec les autres médicaments, car c'est moi qui la remplissais lorsqu'il en manquait. Millie m'avoua - toute rougissante - qu'elle la gardait pour l'une de ses amies qui ne voulait plus avoir d'enfant, et qui avait très peur que son mari l'apprenne. Je soupçonnais qu'il y avait plus d'une de ses amies qui était concernée. C'était une très grosse boite : On ne me la fait pas, à moi !

            Millie me fit jurer de n'en rien dire à leurs maris, ce que je promis volontiers : La dernière chose que je souhaitais, c'était créer des problèmes ! Cela me faisait quand même rager intérieurement de voir qu'elles pouvaient faire autant de bébés qu'elles voulaient, et qu'elles se privaient de ce bonheur alors que nous, nous ne pouvions même pas en avoir un seul !

D'autant que Millie allait bientôt avoir quarante ans, et qu'il est dangereux pour une femme d'enfanter à cet âge-là, si par bonheur elle était tombée enceinte. Enfin, comme je le disais, ce n'était la faute de personne. Ce devait être écrit dans le livre de ma vie : Pas d'enfant ! Pourtant, j'avais à une époque caressé l'idée d'adopter un de ces chérubins que leurs parents abandonnent parfois lâchement, mais Millie avait déclaré avec emphase qu'elle ne pourrait aimer d'un amour véritable qu'un bébé issu de sa chair, et aucun autre. J'avais évidemment reconnu la justesse de son jugement et ne l'avais plus ennuyée avec ça. Mais pourquoi donc, lorsque je croisais des mères et des pères poussant qui un landau qui une poussette, ou portant en bandoulière leur chère progéniture, oui, pourquoi ne pouvais-je m'empêcher de sentir les yeux me piquer, ma gorge se nouer ?

Je poursuivais ma vie routinière, ce qui me convenait très bien : Qu'il est bon de rouler dans les mêmes ornières, sans à-coups tapageurs ! J'appréciais la régularité de ma vie bien ordonnée, une seconde suivant exactement l'autre, et les rares contrariétés que je rencontrais parfois m'agaçaient sans véritablement me déranger, car elles n'étaient que passagères. Ainsi, un soir, j'avais été contraint de faire un détour en rentrant du travail, car la route était en travaux. J'avais donc emprunté un itinéraire qui ne m'était pas du tout familier, étant donné que je ne sortais jamais, ni seul ni avec Millie.

Millie, elle, aurait immédiatement trouvé sa route car, à force d'aller par monts et par vaux, elle devait connaître la ville comme sa poche ! Mais moi non. Je fus forcé de passer par des rues, des boulevards et des avenues qui avaient tous un air étranger et déroutant, et finalement je dus m'avouer que j'étais complètement perdu. Je m'apprêtais donc à demander ma route à quelqu'un quand, à dix mètres de moi de l'autre côté de la rue, je vis un couple descendre de voiture. Quelle ne fut pas ma surprise de reconnaître en me dirigeant vers eux dans cette obscurité, notre voiture et ma femme Millie, qui parlait gaiement à cet homme de belle prestance qui m'était parfaitement inconnu. Elle lui prit bientôt le bras et tous deux se dirigèrent vers un motel proche qui projetait ses néons sur le ciel étoilé. J'étais tiraillé entre deux directions. D'un côté, je ne voulais pas déranger Millie, qui avait sûrement une bonne raison d'accompagner ce bel homme grand, musclé et bien habillé, à ce motel en pleine nuit, en se collant à lui comme si elle craignait qu'il ne tombe. D'un autre côté, j'étais vraiment perdu et il n'y avait personne d'autre qu'eux dans cette rue.

            J'arrêtai le moteur, descendis de mobylette et toussai, ce qui leur fit tourner la tête dans ma direction. Millie stoppa net et pâlit à ma vue, tandis que l'homme jetait sur moi un regard interrogateur et ouvrait la bouche comme pour chasser l'importun. Ma femme le prit de vitesse.

            « Horace ! Mais.. Que fais-tu là à cette heure-ci ? » dit-elle sans réfléchir. Evidemment, l'heure n'était pas anormale pour moi, puisque c'était l'heure à laquelle je rentrais habituellement du travail, à plus ou moins une demi-heure. Ce pouvait par contre être considéré comme un horaire anormal pour ceux de nos amis qui avaient une vie plus régulière, avec des horaires lambda 9h-17h. Millie aurait donc dû se concentrer sur le "comment". Comment étais-je arrivé là, bien en dehors de mon itinéraire normal. Ou.. peut-être pensait-elle qu'il était arrivé quelque chose, et que j'étais à sa recherche ? Mais alors.. elle n'aurait pas dit "à cette heure-ci". Décidément, le cheminement des pensées de ma femme ne laissait de me rendre perplexe. Pour couper court aux interrogations et appréhensions, je lui racontai toute l'aventure. Rassurée pour la première fois, elle eut un petit rire que je ne lui connaissais pas et, tout à son soulagement, alla même jusqu'à me tapoter la main, chose rarissime pour moi car cela faisait des mois que nous faisions chambre à part ( Elle trouvait que je ronflais trop fort). S'avisant comme à regret de la présence envahissante de son ami qui se contenait difficilement, elle fit les présentations. Il s'appelait Wilfried, était fort sympathique, et arrivait d'un quelconque coin perdu de l'arrière-pays. Il ne connaissait personne en ville, et Millie l'avait rencontré dans un de ces cinémas de quartier où elle se rendait parfois pour oublier ses problèmes de santé et rêver de ce que sa vie aurait pu être.

De fil en aiguille, Wilfried avait confié à ma femme qu'il ne savait pas où dormir, et Millie l'avait donc conduit tout naturellement à ce motel. Ils s'apprêtaient à se dire bonsoir lorsque j'étais arrivé. Tout était clair maintenant, pour Millie comme pour moi. Ne voulant pas la déranger plus que je ne l'avais fait, et compte-tenu des tâches qu'il me restait à accomplir à la maison, je souhaitai bonne nuit au jeune homme et proposai à Millie de la raccompagner. Elle me fit remarquer qu'elle avait sa voiture, et qu'elle devait se rendre chez une amie juste après. Elle m'indiqua la route à prendre pour rentrer, hochant la tête de gauche à droite, ce qui me remplit de confusion. Quel fieffé étourdi je faisais ! Bien sûr qu'elle avait sa voiture : Sinon, comment serait-elle venue au motel ? Je remontai sur ma mobylette qui, pour une raison ou une autre, choisit ce moment pour refuser de démarrer. Millie me fit au-revoir de la main avant de se détourner, et je poussai l'engin en pédalant jusqu'à la maison, qui n'était guère qu'à sept ou huit kilomètres de là. J'y arrivai vers deux heures du matin, trop fatigué pour faire tout ce qui me restait à faire. Je n'avais pas réalisé, quand le moteur fonctionnait, qu'il y avait autant de côtes pour rentrer ! Cela allait être la première fois que je négligerais mes tâches, mais j'étais vraiment trop crevé pour faire quoi que ce soit. J'espérais que Millie comprendrait et me pardonnerait ce retard inacceptable. Je parvins à me déshabiller, à tomber sur le lit, et sombrai aussitôt dans un sommeil sans rêves. Les heures s'écoulèrent.

 

En ouvrant les yeux, je sus immédiatement que quelque chose n'allait pas. La lumière qui pénétrait dans la chambre était bien trop vive pour correspondre à l'heure à laquelle je me levais d'habitude. Il devait être tard, très tard même. De plus, une agréable odeur chatouillait mes narines, et c'est sans doute ce qui m'avait tiré du sommeil. Des œufs frits. Des œufs frits et du bacon. Et du jus de fruits. Un petit déjeuner Complet. Mais qui.. Millie bien sûr ; ce ne pouvait être que Millie. Mais pourquoi.. Trop ébahi pour faire quoi que ce soit d'autre, je m'emparai du plat aux saveurs tentatrices et portai une portion d'œuf à ma bouche. Le plateau était posé sur une chaise accotée à la tête de lit. La saveur de l'œuf éclata dans mon palais. Cela faisait si longtemps ! Quand j'étais petit, ma mère avait l'habitude de me préparer mon petit-déjeuner tous les matins. J'avais oublié comme c'était bon, non seulement de savourer un vrai petit-déjeuner, mais encore de se le faire servir par la personne qu'on aimait le plus au monde. Je portai un morceau de bacon à mes lèvres, et m'imprégnai de son bouquet avant de le mastiquer amoureusement. Ça, c'était quelque chose !

 

 

MILLIE

 

Le crétin ! Le foutu crétin !! Mais qu'est-ce qu'il pouvait bien faire à cette heure-ci ? Parmi tous les endroits de la ville où il aurait pu se rendre, il avait fallu qu'il choisisse cette rue là à ce moment-là ! Et juste quand Wilfried allait m'emmener dans sa chambre pour.. enfin, vous savez quoi. Qu'est-ce qu'Horace va penser ! Je ne sais jamais ce qu'il a dans la tête, celui-là. Enfin.. généralement pas grand chose. Ce qu'il peut être bête ! Cela fait des années que je m'envoie en l'air avec tout ce qui est en âge d'avoir des poils sur le visage et lui, le cher lui, il ne voit rien. Rien ! C'est pas possible d'être aussi demeuré. Bon, j'ai l'air de me plaindre, mais en fait, cette.. cécité.. m'arrange bien ! Sans sa stupidité crasse, je serais obligée de rester bien sagement à la maison à faire toutes ces choses que je déteste et qu'Horace - de toute façon - prend plaisir à faire pour me contenter. La télé et les petits plats, très peu pour moi ! Et puis.. tout le monde y trouve son compte, non ? Lui, il s'occupe de moi et de la maison, et moi.. je m'occupe de moi. Sinon, qui le ferait ? Horace ? Ah ! Ah ! Certainement pas ! Môssieur ne saurait même pas par où commencer. Et c'est comme ça depuis le tout début, depuis notre.. bleurrk.. mariage. Pourquoi je l'ai épousé ? Ah ça ! Si c'était à refaire.. Je me suis.. bleuarrgh.. unie à lui pour être tran-qui-lle. Voilà : Je l'ai dit.

Avant de le rencontrer, ce n'étaient que fêtes par-ci, et sorties par-là. Je croyais - à l'époque - que j'avais besoin d'un peu de stabilité. Mon oeil ! Vivre avec Horace m'a vite fait déchanter. Il est vrai que c'est le seul gars qui ait accepté de m'épouser, étant donné ma.. euh.. réputation. Et bien sûr, il avait été préférable de déménager après la cérémonie, pour couper court aux commérages. Bon.. la bourde est faite. Maintenant, il s'agit de rattraper le coup. Par exemple, je pourrais être gentille. Ca ne me coûterait pas beaucoup, et ça lui ferait penser à autre chose qu'au malheureux incident d'hier soir. Je vais.. je vais lui préparer un bon petit-déjeuner ! Ca devrait le mettre de bonne humeur pour toute la journée, voire la semaine. Oui décidément, plus j'y pense et plus ça me paraît être une bonne idée ! Voyons.. où peut donc se trouver la poêle à frire ? Ah ! La voilà.. Et il faudrait que je dégotte l'huile, aussi..

 

 

WILFRIED

 

            C'était vraiment une chouette poupée. Je l'avais levée dans un bar de la périphérie, et je jure que j'ignorais qu'elle était mariée:  Elle ne portait pas d'alliance ! Bon, et bien, de fil en aiguille, j'avais réussi à la convaincre - sans trop de difficultés je dois dire - de venir dans ma chambre d'hôtel admirer mes estampes japonaises. Hin, hin.. Nous savions tous les deux ce qui allait se passer dans cette chambre mais, comme je l'ai déjà mentionné, elle était plus que consentante.

            La conclusion sympathique d'une soirée agréable.

Et puis, juste comme nous descendions de sa tire, voilà ce gars qui déboule d'on ne sait où et qui se met à tousser comme un asthmatique qui n'aurait pas vu de Ventoline depuis plus d'un an. Dans le genre discret, on ne fait pas mieux ! Bref, je m'apprêtais à enseigner à ce gusse les règles élémentaires de courtoisie - qui sont essentiellement qu'on ne dérange pas un gentil petit couple sur le point de se donner du bon temps - quand Scarlet - c'est comme ça qu'elle m'a dit qu'elle s'appelait, mais le gusse l'a appelée "Millie".. Millie ! Non mais, j'te jure ! - donc Scarlet-Millie m'a broyé le poignet pour que je la boucle et a commencé à discuter bien gentiment avec le gars. C'est qu'elle le connaissait, et même foutrement bien, car il s'est avéré que c'était.. son mari ! Moi, je m'attendais à la scène deux du troisième acte, celle où le mari trompé - enfin presque, mais pas tout à fait - défend la vertu bafouée de sa moitié en tabassant allègrement l'odieux séducteur. C'est sûr, c'est jamais la faute des femmes, même si elles t'aguichent comme c'est pas permis. Ceci dit, je n'aurais fait qu'une bouchée du type, car c'était une mauviette ; mais lui, il continuait à discuter bien tranquillement avec sa tendre épouse, comme si de rien n'était ! Je sais pas ce qu'ils se sont dit, vu que j'attendais près de la voiture la fin de leur conciliabule, ne sachant trop que faire et penser. Je commençais à me dire que j'allais faire un trou dans le bitume à force de piétiner quand, à ma grande surprise, le type est reparti sur sa mobylette en pédalant comme un dératé, vu qu'elle en avait justement, des ratés.

            Et croyez-vous que sa femme l'aurait raccompagné en voiture ? Pas du tout ! Elle est revenue vers moi l'air dégagé et, sans un mot, m'a pris le bras direction l'hôtel. Quel genre d'homme peut accepter ça de sa femme ? Pas moi en tout cas; enfin, si j'étais marié.. Avec ce que je vois partout, il faudrait me coller un feu contre la tempe pour me conduire à l'autel. J'étais quelque peu refroidi par l'épisode du mari mais Scarlet - ou quel que soit son nom - s'y connaît pour réchauffer un homme. Quelle soirée, nom de Dieu ! Quelle soirée !

 

HORACE

 

            Après ce somptueux petit-déjeuner, je ne savais plus où j'en étais, ni ce que je devais penser de tout ça. En tout cas, c'était rudement gentil de la part de Millie ! Mais, loin de me satisfaire, cet acte inaccoutumé n'avait fait que pointer du doigt ma propre négligence. C'était à moi de m'occuper de ça ! Elle m'avait pris à défaut, et ça, c'était inacceptable ! Je devais à tout prix m'arranger pour que ça ne se reproduise plus jamais. Empli de mes nouvelles résolutions, je m'habillai promptement et dévalai l'escalier, direction la cuisine, pour une mise au point avec Millie. Elle ne s'y trouvait pas, non plus que dans le reste de la maison, mais elle avait laissé un mot bien en évidence sur la table du salon.

            "Mon chéri ( ! ? ), comme tu étais très fatigué, j'ai préféré te laisser dormir et j'ai éteint ton réveil. De plus, j'ai appelé tes patrons pour les prévenir que tu étais malade. Ils n'ont fait aucune difficulté, étant donné que tu ne t'es pas absenté un seul jour en huit ans, et se sont même enquis de ta santé. Je crois qu'ils t'apprécient beaucoup, car ils avaient vraiment l'air inquiet et m'ont tous deux demandé quand tu comptais revenir. Ils ont rajouté que tu pouvais prendre le reste de la semaine, étant donné que nous sommes jeudi et qu'une absence de deux jours ne porterait pas un grave préjudice aux boites. C'est marrant, ils avaient l'air de savoir que tu pointais chez l'une et l'autre société, car ils m'ont chacun demandé si tu allais quand même travailler chez l'autre. Pour que tu te retapes, je t'ai préparé un plat de pâtes et de saucisses que j'ai laissé au chaud dans le four. Tu n'as qu'à le réchauffer un peu si c'est trop tiède. Je voulais rentrer tôt ce soir, mais Judith tient absolument à me présenter son neveu qui vient d'arriver chez eux, et je ne sais pas encore si je resterai dormir là-bas ce soir. Je t'embrasse bien fort ( ? ? ) et te dis à ce soir, ou demain au pire. Millie."

            Consterné, je restai sans réaction devant cette lettre (la première en dix-huit ans) que ma femme m'avait écrite. J'allai donc passer deux jours - en semaine - à la maison, sans travailler ; quatre en tenant compte du week-end. Cela ne m'était pas arrivé depuis huit ans, en fait depuis que j'avais renoncé aux congés payés. J'étais vraiment dans la panade : Qu'allais-je faire au long de ces longues journées.. et qu'est-ce que mes patrons allaient penser de moi ? Oh, la, la ! Millie, qu'as-tu fait ? Mais qu'as-tu donc fait ?

 

 

 

 

MILLIE

 

            Ce soir, je suis sortie. Encore. Cette fois, c'est avec le neveu de Judith, un petit jeune prometteur qui sera sans doute un jour chef d'une quelconque entreprise. Comme si ça faisait une différence ! Depuis que je suis pubère, je me suis envoyé toutes les couches sociales de toutes les villes que j'ai traversées, du plombier au banquier, et je peux dire que je connais mon sujet. Même que, si je me mettais en tête de pondre un bouquin, je bousculerais au passage quelques idées reçues, notamment le rapport que certains établissent - à tort - entre la taille du matériel et l'ambition : La position sociale est loin d'être ma préférée, au pieu. Ohh.. Je commence à en avoir marre de m'allonger à côté de tous ces obsédés. Ma parole ! Mais c'est vrai que les hommes ne pensent qu'à ça ! Je me demande même pourquoi ils se marient, étant donné que leurs glandes les poussent dans toutes les directions, sauf celle du lit conjugal. L'instinct du chasseur, sans doute. Enfin, je n'ai pas trop à me plaindre : J'en ai eu ma part, et largement ; et même si mes plus belles années sont derrière moi il existe, heureusement, des mâles qui apprécient les femmes.. d'expérience. Tout de même, je suis fatiguée de traîner à droite et à gauche, à prendre tout ce que je peux prendre, comme si je voulais remplir un trou sans fond, sans mauvais jeu de mots. C'est ce vide intérieur incommensurable qui me pousse à rechercher de jeunes étalons qui me comblent de leurs ardeurs, ainsi que d'une belle part de suffisance d'ailleurs. S'ils savaient ce que je pense vraiment d'eux ! De leurs rodomontades, de leur vantardise et de leur compte en banque. Et pas un sur dix qui assure, au lit ou ailleurs. Ah ! Non, vraiment. Horace est peut-être un benêt, mais il sait s'occuper de moi sans mentir et sans se la jouer. Je me demande si, après tout, je ne saurais pas lui apprendre ce qui lui fait si cruellement défaut : La virilité ! Ca pourrait être bien, et même mieux que bien s'il voulait bien se laisser aller, juste pour une fois. C'est un tel cul-pincé !

 

 

LA MERE D'HORACE : WENDY

 

            Mon fils vient d'appeler. Il s'est passé quelque chose, mais ce n'était pas très clair. On dirait bien que la Millie s'est encore envolée avec un de ses godelureaux, mais cette fois, Horace les a surpris, même s'il n'a rien compris à ce qu'il a vu. Ah ! celui là.. C'est comme s'il avait de la boue dans les yeux. Tss, tss.. J'en ai parlé à mon praticien, le docteur Sullivan, et il a déclaré du haut de ses hauts diplômes que certaines personnes avaient une vision sélective ; c'est à dire qu'elles ne voient que ce qu'elles veulent bien voir. N'importe quoi ! C'est bien la peine d'avoir fait autant d'études si c'est pour débiter de telles âneries. Mon Horace, s'il ne voit rien de ce qui se passe, c'est parce-que l'autre traînée l'a embobiné ! Cette sorcière !! J'ai pourtant essayé de lui ouvrir les yeux, j'vous jure, depuis le jour où il a emmené cet' raclure à la maison. Chez nous ! Et devant les voisins, en plus !! Et elle, avec ce petit sourire entendu, qui ne doutait pas une seconde que j'allais l'accueillir à bras ouverts ! Tout ça parce-que, à vingt-six ans, mon Horace n'avait pas fréquenté beaucoup de filles et qu'il était encore vierge. C'est juste qu'il est timide, voilà tout. Et si Millie couche-toi-là croyait me faire une faveur, elle n'a pas été déçue du voyage ! Je l'ai flanquée dehors cinq minutes après qu'elle ait franchi le seuil de ma demeure. Et je ne peux pas dire si elle était vexée ou quoi : Elle n'a même pas eu l'air surpris !

            Le problème, c'est qu'Horace tenait vraiment à elle, et qu'ils sont partis le soir même s'établir dans la ville voisine. Je ne m'attendais vraiment pas à ça. Elle m'a volé mon fils ! Ni plus, ni moins. Le mariage a eu lieu une semaine plus tard, et je n'ai pas été conviée à la noce. Non que j'aurais accepté mais, comme on dit, c'est le geste qui compte. Après ça, je n'ai plus eu de nouvelles pendant dix-huit ans, jusqu'à ce qu'Horace me téléphone aujourd'hui. « 'Man.. » a-t-il dit, « 'Man.. je regrette. Je ne voulais pas te faire de peine. C'est juste que tu.. » a-t-il fini laborieusement. Mon fils n'a jamais été doué pour les grandes phrases. J'avais l'habitude de les finir pour lui et, cette fois encore, je vins à son aide. « Non, mon grand. Tu n'es pas responsable. C'est cette femme, cette Millie, qui a obscurci ton jugement. » Il reprit tristement. « Non, ‘Man, c'est pas ce que tu crois. Elle est pas comme ça. Personne ne la comprend, sauf moi. J'suis heureux avec elle, ‘Man. Tu comprends ? » Je restai un moment silencieuse, l'écouteur à la main. Puis, je repris.

« Oui, mon fils, je comprends. Très bien même. Appelle-moi si tu as besoin de parler, ou de quoi que ce soit. Au revoir, mon fils. » Il raccrocha.

Je restai là, l'écouteur silencieux à la main, puis je raccrochai à mon tour, me demandant une fois de plus ce que j'avais bien pu faire au bon Dieu pour qu'il me donne cet imbécile de fils. Enfin, il paraît qu'on récolte ce que l'on sème. Eh bien, je vais vous dire ce que je pense de ces dictons qu'on emploie à tour de bras, et qui sont censés exprimer la pensée et la sagesse populaires : Un beau ramassis de conneries !

 

 

HORACE

 

            J'ai parlé à ‘Man. Ca fait du bien. Je devrais l'appeler plus souvent, même si elle dit des choses horribles sur Millie. J'sais pas pourquoi il y a autant de gens qui ne la supportent pas. J'crois qu'ils sont jaloux : Elle est si belle, si raffinée et intelligente que j'vois qu'ça comme explication. Elle est même si féminine que les autres femmes l'évitent soigneusement et ricanent dans son dos dès qu'elle est passée. Moi, je pense qu'elles devraient plutôt prendre exemple sur elle ! Elle a quand même quelques amies, que les autres femmes du voisinage évitent tout aussi soigneusement, d'ailleurs. Mais c'est Millie la plus belle. Elle sort vraiment du lot. J'ai vraiment de la chance qu'elle se soit intéressée à moi.

            C'est vrai quoi : J'suis pas très intelligent, j'ai pas été très haut dans mes études. Et j'ai un, non, deux boulots pas très bien payés, qui suffisent à peine à faire bouillir la marmite. Millie pourrait trouver mieux comme mari : Elle n'aurait qu'à se baisser, avec sa classe. Mais c'est moi qu'elle a choisi. Moi ! Et j'ai bien l'intention d'être à la hauteur. Je ne peux pas la décevoir, car je ne veux pas la perdre. Je ferai tout ce qu'il faut pour ça. Tout.

 

 

MILLIE

 

            Horace est sorti se promener. J'ai donc les coudées franches. Ce soir, je lui sors le grand jeu : Dîner aux chandelles, petits plats commandés.. chez le traiteur - faut pas exagérer ! - et champagne. Après.. on verra. J'ai sorti pour l'occasion mon plus beau déshabillé, celui qui avait fait tant d'effet sur ce représentant de commerce, l'an dernier. Où était-ce le plombier qui avait colmaté la fuite de la salle de bains.. avant de s'occuper de celle de la chambre à coucher, de loin la plus urgente !

            Bah ! Je les mélange tous à présent. Fut un temps où je tenais les comptes, sur un petit agenda secret que je cachais dans le tiroir de ma coiffeuse. Hum ! Il faudra que je vérifie s'il s'y trouve toujours : Je ne voudrais pas qu'Horace tombe dessus ! Toujours est-il qu'avec ma nuisette de dentelle diaphane rouge et noire, je ne donne pas à Horace cinq minutes pour qu'il rende les armes ! D'ailleurs.. Ca remonte à quand, la dernière fois que le l'ai laissé me toucher ? Voyons.. C'était juste avant le postier, ce petit blondinet qui avait un si joli sourire, mais après le voisin au numéro treize de notre rue. Ca doit donc faire.. cinq ans !

            Cinq foutues années. Et ça ne gêne pas môssieur ! Mais qu'est-ce qu'il a, ce bonhomme ? C'est vrai, à la fin : De quel matériau dégénéré est-il donc constitué ? N'importe quel homme normal m'aurait déjà plaquée, ou frappée, ou même tuée ! Mais ce n'est pas le genre de mon cher mari. Oh, ça non ! Il est plus fidèle et plus affectueux que Rantanplan, Lassie et Rintintin réunis. Ça me rend malade, rien que d'y penser !.. A moins que sa patience indéfectible ne soit le signe d'une force plus grande que la virilité, qualité que j'estime absolument indispensable chez un homme. Mais la masculinité ne suffit pas, j'en sais quelque chose ! Il manquait toujours une chose ou deux chez tous ces mâles au cou desquels je me jetais. Horace, lui, possède toutes ces choses qui leur font cruellement défaut, sans pour autant posséder la plus importante : Il est courageux, résistant, attentionné et loyal. Si seulement je pouvais le rendre plus.. dur !

            Allez, ma fille ! La journée ne rajeunit pas et rien n'est encore prêt. D'abord, déboucher une bonne bouteille de Bordeaux à verser dans une belle carafe en cristal, allumer les bougies, et mettre les plats à réchauffer au four. Il ne va plus tarder. Quelle bonne surprise ça va lui faire ! Comme il va être content !!

 

 

FRANCK : POLICIER EN PATROUILLE

 

            Je venais de commencer ma ronde de nuit lorsque j'ai aperçu ce gars en mobylette. Il avait pas l'air net, penché comme ça sur son engin. Bon d'accord, il n'avait pas son casque sur la tête, mais ses habits étaient corrects : Pas du tout l'air du type qui vient de faucher un engin, et en vingt-cinq ans de rue, je crois pouvoir dire que je sais reconnaître un d'ces p'tits salauds quand j'en vois un ! Mais je ne sais pas pourquoi, j'ai eu comme une intuition : Il fallait que j'arrête ce type. Le dépassant, je fis jouer à ma sirène l'air qui convenait, sur la partition du casse-tête, puis je lui fis signe de se garer au bord de la route. Il me regarda drôlement, mais finit néanmoins par se ranger gentiment le long du trottoir. Il y a des gens qui veulent faire la course, des fois. C'est pas toujours drôle, la patrouille, alors j'apprécie un petit rodéo de temps en temps. Mais là, j'en étais pour mes frais : le type s'était arrêté et m'attendait sans bouger, le regard fixé droit devant lui sans ciller. Et plus je le regardais, plus je me rendais compte que quelque chose n'allait pas. Ce n'est qu'en descendant de voiture et en m'approchant de lui que je compris ce que c'était : il était couvert de sang.

 

 

JUSTE UN GARS

 

            Je me promenais sur l'avenue quand ce type a déboulé. Il conduisait une mobylette qui n'était pas du modèle le plus récent, si vous voyez ce que je veux dire. Moi, j'ai la dernière bécane, avec toutes les options : Un vrai p'tit bijou. Bref, le gars est passé devant moi au moment où je traversais l'avenue, sur le passage piétons.. si vous voyez ce que je veux dire. Je ne le connaissais pas, et je ne l'ai jamais revu après. Et c'est tout ce que j'ai à dire sur ça.. si vous voy.. Quoi ? Vous voulez mon nom et mon adresse ? Alors ça, sûrement pas ! Et d'ailleurs.. qui êtes-vous ? J'veux pas d'ennuis avec la police, moi ! N'insistez pas !!1

 

 

1- Note de l'éditeur : Cher lecteur, arrivé à ce point de ma lecture, j'ai personnellement adressé à l'auteur plusieurs lettres dans lesquelles je le mettais charitablement en garde contre des errements qui ne pourraient que désorienter le lecteur et nuire à la trame du récit, lequel n'est déjà pas si facile à suivre. Il ne m'a jamais répondu. Sacré tête de mule : Je hais les écrivains !

 

 

MILLIE

 

            .. La porte s'ouvrit et Horace fit son entrée. A la vue de la table dressée, du vin et du repas qui attendait, tout chaud, sur la table, il se figea. Debout dans l'entrée, son casque de moto à la main, il avait tout d'une statue. Comme elle, il gardait une parfaite immobilité. Seuls ses yeux brûlants animaient ce visage familier qui avait pris un air hagard que je ne lui avais jamais vu. Des prunelles animées d'un va-et-vient incessant qui détaillaient sans aménité tout ce que j'avais préparé pour lui. La belle nappe des dimanches aux broderies en floraison, la vaisselle des grandes occasions en porcelaine lointaine, les plats fumants qui exhalaient un fumet que je savais être irrésistible, et le vin français qui décantait dans une carafe en cristal. Et plus cet homme - qui devenait à chaque battement de cœur un peu plus étranger - notait ce qu'il découvrait, plus son expression devenait éperdue. J'imagine que c'est ce que doit ressentir un poisson qui a sauté hors de son bocal et qui découvre avec une stupéfaction morbide un monde sans eau. Je pris peur sans savoir pourquoi, et courus me réfugier en hâte dans ma chambre. Hors d'haleine, je pénétrai dans la pièce, heurtant au passage la coiffeuse ouvragée dont un des tiroirs à bascule laissa échapper un objet qui chut à terre. Je me réfugiai alors sur le lit, ramenant mes genoux sous mon menton, pelotonnée dans l'attente de ce qu'allait faire Horace. J'étais tout émoustillée. Tout en attendant, je soupesais les chances que j'avais d'enfiler mon déshabillé avant qu'il ne se montre, quand j'aperçus dans le couloir son ombre qui se rapprochait lentement de la porte.

            Une main apparut puis hésita, s'appuyant lourdement contre le chambranle : Elle tenait un couteau.

 

 

HORACE

 

            Cette promenade m'avait fait du bien. J'avais découvert le plaisir qu'on a à laisser le vent vous fouetter le visage. J'avais- pour la première fois - omis volontairement de porter mon casque. J'aurais eu l'air fin si un policier m'avait arrêté ! Mais ces pensées n'étaient plus vraiment miennes. Au bout de toutes ces années, je réalisais enfin ce qu'était le pouvoir. Je me sentais fort, capable de tout ! Millie allait être drôlement surprise de découvrir le changement qui s'opérait en moi. A force de cogiter, je m'étais rendu compte ce soir que les diplômes ne sanctionnaient que l'assiduité au cours, préparaient à une vie théorique. Mais la connaissance pouvait être acquise de bien des façons, par exemple sur le terrain. Et moi, j'en avais deux de terrains. Depuis le temps que je travaillais, j'avais quelques idées sur la façon d'améliorer certaines choses. Et j'allais m'y employer. Le maître-mot était "confiance". La confiance en soi était la clef de tout, et je venais seulement de le découvrir. Dire qu'il n'avait fallu que deux jours de congé pour que je réalise ce potentiel qui était là, à ma disposition, depuis combien d'années.. ? Depuis toujours, sans doute. Je venais d'ouvrir les yeux, et je ne les laisserais plus se fermer. Jamais. Mais évidemment, en mobylette, ce n'est pas ce qui est le plus indiqué : Les chutes du Niagara déroulaient leur plus beau panorama sur mon visage radieux.

            Je repris le chemin de la maison, roulant follement. Demain, j'irais acheter une moto, une vraie : Cet engin délabré se traînait vraiment comme un veau !

            Derrière moi, une sirène hurla.

 

 

FRANCK : POLICIER EN PATROUILLE

 

            .. Je m'approchai du gars très doucement, la main sur la crosse de mon 38 spécial, prêt à dégainer. « Monsieur ? Monsieur, descendez de votre véhicule, s'il vous plaît ! Et pas de gestes brusques ! » intimai-je à l'inconnu. Devant son absence de réaction, j'insistai. « Monsieur ? Etes-vous blessé ? Pouvez-vous m'entendre ? Comprenez-vous ce que je dis ? » Toujours rien. Le gars était peut-être sourd ? Par chance, j'avais suivi des cours de langue des signes, car le neveu de ma femme était malentendant et j'avais acquis quelques notions suffisantes pour communiquer avec lui. Les voitures qui passèrent tandis que je m'escrimais balancèrent un florilège des plus belles prononciations de voyelles qu'il m'avait été donné d'entendre

: Les "Oh !", "Ah !", "Hé !" et autres "Uh !"qu'affichaient les visages des conducteurs et de leurs passagers, traduisaient assez bien ce que leur inspirait la pantomime nocturne d'un policier quinquagénaire affublé d'un léger surpoids qui tentait de communiquer avec un foutu abruti, en cette belle fin de soirée. Mes gesticulations n'ayant pas produit l'effet escompté, je revins à des méthodes de communication plus traditionnelles.

            Posant la main droite sur l'épaule du gars, je lui indiquai - par une pression subtile - qu'il devait descendre de sa mobylette. Un truc de métier. Il leva enfin les yeux vers moi : Son visage était baigné de larmes. Il commença à lever ses mains.

 

 

MILLIE

 

            .. La main se propulsa en avant, entraînant le bras puis l'épaule, et Horace apparut. « Chérie, dit-il doucement, veux-tu que je coupe le gigot ? » Mon souffle quitta douloureusement mes poumons lorsque j'expirai enfin. Je ne m'étais pas rendue compte jusque là que je bloquais ma respiration dans l'attente de.. de quoi d'ailleurs ? Horace ne serait pas capable de me faire du mal, même s'il le voulait. Je redescendis avec lui à la cuisine, et nous découpâmes la viande.

C'est à ce moment-là que ça se produisit.

            Horace était troublé, perdu dans des pensées que je l'aurais cru incapable d'avoir, et n'était pas du tout à ce qu'il faisait. Je suppose que c'était inévitable. Je parle de l'accident : A un moment donné, le couteau ripa allègrement sur un os du gigot et pénétra profondément dans la main d'Horace, par en dessous, de la paume vers le dos de la main. Ça le fit émerger immédiatement de son état de songe éveillé. « Nom de Dieu.. ! » jura-t-il. Je ne l'avais jamais entendu jurer auparavant. Ça le rendait plus humain.. moins mécanique. A cet instant, je le trouvais irrésistible. Ce qui ne m'empêcha pas de pousser un hurlement hystérique : Il s'était vraiment amoché. Il coupa court à mes cris d'un « Tais-toi, femme.. euh, je veux dire : Millie. Ce n'est rien. Je vais aller à l'hôpital et ils vont m'arranger ça. » Il s'éloigna aussitôt, ignorant mes protestations frénétiques, et refusa que je l'y conduise en voiture. « Tu vois bien que je pisse le sang : Tu ne voudrais tout de même pas que je salope ta belle voiture, non ? » Le temps de cligner une fois des yeux, ils étaient tous deux partis, lui et ce langage autoritaire que je ne lui avais jamais entendu employer.

            J'entendis le moteur de son sale engin démarrer, et son "Vrrrr.." caractéristique s'amenuiser lentement dans le lointain.

 

 

 

FRANCK : PATROUILLE POLICEE

 

            Un couteau. Le gars avait un couteau. Je bondis en arrière tout en sortant mon revolver de l'étui, ce qui n'est pas facile à faire, croyez-moi ! Vous n'avez qu'à essayer.. Ayant repris mon équilibre, je braquai l'arme dans sa direction, les deux mains agrippées à la crosse dans le prolongement de mes bras tendus.

            « Lâche ça ! » crachai-je énervé. Il n'y a rien tant qui me mette en boule qu'un p'tit con qui veut jouer les marioles. Pas plus tard que jeudi dernier, Arnie - c'est un collègue - s'est salement fait planter par un dealer, à peine trois pâtés de maison plus loin. On n'est jamais assez prudent. Le gars regarda sa main, puis mon arme, et leva le bras tout en affichant un sourire enrobé de mystère. Un dingue, pensai-je, j'étais tombé sur un dingue. Je reculai d'un pas en lui criant une nouvelle fois de lâcher son couteau. Sa main emmaillotée se tendit lentement vers moi. Je connais le truc : ils se l'attachent de telle façon que, même s'ils sont touchés, ils conservent toujours la possibilité d'amocher leur assaillant avant d'y passer. Je tirai. La première balle siffla à son oreille gauche ; la deuxième alla se planter dans un arbre. Je m'arrêtai pour examiner l'arme, injuriant intérieurement les projectiles qui avaient choisi d'aller partout, sauf là où ils pouvaient être utiles. Avant que j'aie pu retenter ma chance au tir aux pipes, il s'était jeté à terre, les bras en croix. Bon, il avait un peu de bon sens, finalement. « Ne bouge pas ! » hurlai-je inutilement tout en m'approchant pour lui faire les poches.

            Son portefeuille contenait une carte d'identité, avec une adresse et un nom : Horace Sagawin.. Hum ! Je décrochai la radio et demandai au central de téléphoner à sa femme, juste au cas où, rapport au couteau et au sang. Ils devaient juste avoir fini de taper le carton, car ils me rappelèrent seulement trois minutes plus tard : Ils n'avaient pas réussi à la joindre, mais ils avaient pu contacter les voisins, qui avaient justement entendu une femme hurler une demi-heure plus tôt. Ça correspondait : A vue de nez, Horace avait juste eu le temps de parcourir cette distance, de sa maison à l'endroit ou je l'avais arrêté trente minutes plus tôt. Je me tournai vers lui.

« Alors, Horace.. et si tu me parlais de ta femme ? Qu'est-ce que tu lui as fait ? » demandai-je finement. Le type me lança alors - et je jure que c'est vrai ! Mais si vous en parlez, je vous tue - un tel regard que je fis dans mon froc. « Ma femme.. commença-t-il, Millie.. laissez-là tranquille ! » rugit-il en bondissant sur ses pieds comme un foutu acrobate de cirque. Je levai d'un air résigné mon arme de service, dans le but avoué de le farcir de pruneaux - et à cette distance, même un piètre tireur comme moi ne pouvait le manquer - quand il me l'arracha des mains. J'avais commencé mes prières quand il me brandit son couteau sous le nez et, passé le premier moment de panique - où je me dis en un éclair que, finalement, je ne mourrais pas d'une balle dans le buffet, mais étendu sur le bitume, une lame dans le sternum - je me rendis compte qu'en fait ce n'était pas lui qui tenait le couteau, mais le couteau qui le tenait lui.

            Le malentendu étant dissipé, j'appelai alors une ambulance et allai même jusqu'à accompagner Horace à l'hôpital, où les docteurs firent consciencieusement leur travail et sauvèrent le couteau, qui pouvait encore servir, ainsi que sa main. Ç'aurait été dommage : c'était un bon couteau. Ils sont fortiches, ces toubibs ! A la suite de quoi je rentrai chez moi pour me reposer de mes émotions, mais je revins le voir le lendemain et, comme les docteurs le jugeaient apte à fonctionner, lui proposai de le raccompagner chez lui.

            Il accepta, pas rancunier pour un sou et, par la suite, nous devînmes de bons amis. Il est des circonstances qui rapprochent les gens.

 

 

MILLIE

 

            Horace n'était toujours pas rentré. Epuisée par les derniers événements, je m'étais allongée pour me détendre un peu, et m'étais en fait endormie sans m'en rendre compte. Des coups frappés à la porte me tirèrent du néant dans lequel j'avais sombré, et c'est à pas hésitants que je me dirigeai vers l'entrée.

Horace avait-il perdu ses clefs ? J'ouvris pour me retrouver face à deux policiers en tenue qui encadraient un inspecteur en civil à l'air emprunté. Derrière, la foule des curieux - dont la plupart n'étaient autres que nos voisins - tentait d'apercevoir quelque chose en tendant le cou et en se hissant sur la pointe des pieds. Un cordon de policiers contenait benoîtement la horde sauvage.

Je reportai mon attention sur l'inspecteur, qui me dédia son plus beau sourire de commande. « Madame Sagawin ? demanda-t-il. Vous êtes bien Madame Sagawin ? » Je hochai brièvement la tête, me demandant où il voulait en venir - mon nom était sur la porte - et surtout pourquoi il s'était déplacé avec son escorte. La panique s'empara de moi : était-il arrivé quelque chose à Horace ? Oh, non ! Mon Dieu, non ! Pas maintenant qu'il devenait intéressant ! « C'est.. mon mari ? » questionnai-je prudemment tout en redoutant sa réponse.

            « Est-il.. Est-il arrivé malheur à Horace ? » Le détective hésitait, ne sachant visiblement par quel bout commencer. Au moment où il venait d'accumuler les dix pour cent de courage nécessaires à la poursuite de la conversation, son portable sonna, et il se détourna pour y répondre. Sa figure refléta alors un jeu d'émotions complexes, allant du doute à la consternation, passant à la colère puis au soulagement. Un juron franchit même ses lèvres, ce qui amena le rouge sur ses joues bien rasées quand il surprit mon regard du coin de l'œil. Il était attendrissant, ce petit policier, et n'eut été Horace.. Allons bon ! Voilà que je m'égarais à nouveau. Non, non et non. Tout ça, c'était bien fini ! Le nouvel Horace était là, et la nouvelle Millie saurait être digne de lui.

            Le détective coupa son portable, déglutit deux fois et reprit la parole. « Mme Sagawin.. on a retrouvé Horace. » annonça-t-il d'une voix lugubre. Devant mon visage dont les couleurs s'enfuyaient, il ajouta vivement « .. vivant. Il semblerait qu'il ait eu maille à partir avec un policier un peu trop zélé qui a commis une erreur de jugement. Ce brave sergent a cru que votre mari avait perpétré un meurtre.. Le vôtre. Ah ! Ah ! » Devant mon air ahuri, il précisa « Il faut dire à la décharge du policier qui l'a arrêté que Monsieur Sagawin était couvert de sang et semblait tenir un couteau à la main. Fort heureusement, ce policier est nul en tir et les balles ont raté votre mari. Deux fois. » « Les.. balles.. ? » balbutiai-je. « Oh ! Ne vous inquiétez pas, Mad.. MADAME !! »

            Le policier avait crié car, à ce stade de son récit, je tombai à la fois dans les pommes et dans ses bras. J'émergeai du néant quelques instants plus tard sur le canapé du salon. Le policier me tenait la main avec sollicitude et expira lentement comme j'ouvrais les paupières. J'acceptai avec gratitude le verre d'eau qu'il me tendait et il put finir son récit, ménageant quelques pauses lorsqu'il avait besoin de trouver les mots qui ne heurteraient pas ma sensibilité à fleur de peau.

            Ce que je parvins à retenir de ce qu'il raconta, fut qu'Horace était sauf, et qu'on avait soigné sa main à l'hôpital. Il ne rentrerait que le lendemain, car les médecins voulaient le garder en observation pour limiter les risques d'infection. Je remerciai l'inspecteur pour ces nouvelles rassurantes, tout en l'exhortant à faire preuve une autre fois de plus de tact dans la délivrance des-dites nouvelles, et raccompagnai tout ce petit monde jusqu'à la porte d'entrée, que je refermai avec soulagement sur l'hostile espace extérieur et sa cohorte d'indésirables à la curiosité déplacée. Puis je me rendis dans notre chambre, ramassai l'agenda qui était tombé par terre quand j'avais buté contre la coiffeuse et, sans même prendre la peine de me brosser les dents, je m'affalai sur la couette en un long et voluptueux soupir : Il n'est rien de mieux que son foyer !

 

 

LA MERE D'HORACE : WENDY

 

            Mon fils m'a appelé. Deux fois en dix-huit ans. Un record. D'un hôpital cette fois. Oh.. rien de grave, rassurez-vous ! Il s'est blessé bêtement avec un couteau de cuisine. Je savais bien, qu'un jour ou l'autre, cela arriverait. Il est si maladroit ! Mais ce n'est pas ce que j'ai retenu de notre conversation. Les mots qu'il a employés, le ton qu'il a pris.. Je ne sais pas, mais il m'a semblé que c'était quelqu'un d'autre qu'Horace qui me parlait à l'autre bout du fil. Il avait l'air plus mûr, plus sûr de lui. Je crois bien que j'ai attendu ce moment toute ma vie : Vous savez, une mère a le devoir de défendre son enfant, d'être fière de lui dans n'importe quelle circonstance. Et Dieu sait que cela n'a pas été facile, avec ce fils qui m'a été échu ! Mais j'ai fait de mon mieux, et je n'ai pas à avoir honte de l'éducation que je lui ai donnée. Il va venir me voir la semaine prochaine.. avec Millie.

            Cette fois, je la laisserai entrer.

 

XUAJIN : BOSS N°1

 

            Horace. Si on m'avait dit que.. Je me souviens, quand j'ai embauché ce demeuré. J'ai pensé : "Celui-là, je lui ferai faire tout ce que je veux, et il ne râlera jamais contre des heures sup'." Et j'avais raison. Pendant huit ans, je l'ai exploité, tondu à ras, payé une misère et vous savez quoi ? Y'a pas un seul foutu représentant de ce putain de syndicat qui a levé le bout même du petit doigt pour le défendre. Faut dire qu'il s'en foutait pas mal, l'Horace. Tout ce qui l'intéressait, c'était de faire ses huit heures et de filer bosser de l'autre côté de la ville, chez Bob. Bob le requin. Et si les gens me qualifient d'exploiteur, Bob serait à coup sûr taxé d'esclavagiste ! Moi, je me foutais pas mal de ce qu'Horace faisait après avoir pointé chez moi. N'empêche, il a une santé de fer, ce gars : Ce rythme de vie en aurait claqué plus d'un ! Mais depuis qu'il est revenu de l'hosto, il a changé. Il ne regarde plus ses pieds quand il vous parle, a quitté son boulot chez Bob, et il a développé quelques idées intéressantes sur la façon de rentabiliser la chaîne de production. Du coup, je l'ai nommé chef d'atelier. Et vous savez quoi ? Ça ne m'a même pas étonné ! Faudra d'ailleurs que je l'augmente : Sinon, il serait bien capable de retourner chez Bob. Ce salaud-là aurait bien envie de me le souffler, l'Horace. Ah, ça non ! Un bon travailleur comme ça !

 

 

BOB : (EX-)BOSS N°2

 

            Horace a démissionné. Ça m'a surpris, parce que je le traitais bien ; Il était bien payé.. Aheum.. suffisamment en tout cas ; il faisait ses heures, jamais plus.. Aheum.. enfin, peut-être une ou deux heures de rab' par-ci, par-là, mais seulement quand le besoin s'en faisait sentir ! Je l'autorisais à faire des pauses régulières, car je savais qu'il avait un premier boulot, chez le vieux Xuajin, et qu'il devait être crevé.. Aheuum.. Comment ? Non, non.. un chat dans la gorge. En fait, il bénéficiait d'une pause d'un quart d'heure à midi pour déjeuner, décomptée de son temps de travail, et une autre après avoir pointé en partant, d'une durée libre. J'suis pas un monstre, mais si vous leur lâchez trop la bride, les employés en profitent pour tirer au flanc. Tous des fainéants, je vous le dis. Des fainéants, parfaitement ! Pas un qui lui arrive à la cheville, n'empêche.. Il me manquera, l'Horace !

 

 

 

 

 

 

MILLIE

 

            J'ai brûlé mon agenda. Celui où je consignais toutes mes aventures : Je n'aurai plus, désormais, besoin de me rassurer perpétuellement en compulsant ces piètres vestiges de ma féminité triomphante. Horace s'est révélé un merveilleux amant, depuis qu'il a pris sa vie en mains et, même s'il en fait moins qu'avant, il est toujours attentif à mon bien-être. Mais sans la servilité répugnante de l'esclave qu'il était auparavant. Je.. t'aime, Horace. Je t'aime si fort !

            Sainte Vierge ! J'aurais jamais cru dire ça un jour !

 

 

HORACE

 

            J'avais maintenant des horaires réguliers.. et un seul travail, mais qui payait plus que les deux autres réunis. Il m'avait suffit de faire remarquer au boss du boulot numéro un qu'une certaine machine aurait un rendement trente pour cent supérieur, si l'on y apportait certaine modification de mon cru, pour qu'aussitôt je bénéficie d'une promotion éclair. J'étais maintenant à la tête de l'atelier de montage, chargé de superviser et d'"innover" autant que je voulais. Mais si le vieux grigou croyait que j'allais lui faire cadeau de toutes mes idées, il se fourrait le doigt dans l'œil jusqu'au gros orteil. Ce travail n'est qu'un pis-aller, un tremplin duquel je m'élancerai à la conquête de l'industrie mondiale. Ingénieur-conseil, très peu pour moi ! D'ici deux ans, j'aurai ma propre entreprise, et dans cinq ans, j'aurai coulé ou absorbé toute la concurrence. Facile.

            Avec Millie, tout s'est arrangé : Nous faisons à nouveau chambre commune et, côté bagatelle, tout se passe très bien. J'ai découvert, depuis ma prise de conscience de l'homme qui était caché au fond de moi, bien des aspects de la sexualité qui ne laissent de me fasciner. Je me rends compte aussi - et ça, c'est nouveau - que les femmes me dévisagent dans la rue lorsque je les croise. De plus, il y a cette jeune secrétaire au boulot, Jane, une brune pulpeuse au regard de braise, qui m'a proposé plusieurs fois d'aller boire un verre chez Joe's, un bar musical sans prétention situé deux rues plus loin. Je vais y réfléchir. Oui, je vais y réfléchir.

            Pour l'heure, je suis plongé dans la lecture d'un bon bouquin, et j'en étais à la dernière page lorsque je réalisai que, n'eut été le nom des personnages, l'histoire qu'il racontait était - à peu de choses près - ma propre histoire. Déroutant. Seule la fin était décevante : Cela se termina de façon assez convenue. J'abaissai le livre en me demandant ce que j'allais faire du reste de ma soirée : Après tout, il n'était que neuf heures. Mais, bizarrement, rien ne me vint à l'esprit.

Même chose pour le planning du lendemain et les jours à venir : J'étais incapable de me projeter serait-ce d'une minute dans l'avenir. C'était comme si je n'avais plus de futur. C'était ridicule, enfin ! Je devais être plus fatigué que je ne le croyais. Je massai mes tempes : Il était temps d'aller me coucher.

            Je suspendis mon geste au moment où j'allais reposer le livre sur le guéridon, car me revint en mémoire cette phrase d'un fameux philosophe grec de l'Antiquité : «  Le Monde n'est-il rien d'autre qu'une illusion de nos sens, et ne naît-il et ne meurt-il pas avec nous, aussi son cortège de possibles ? »

            Puis je fermai le livre.

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