Les aventures extraordinaires de Crapie
Georges André Quiniou
Il était une fois, dans un pays tout près d'ici mais dont personne ne soupçonne l'existence, une petite fille appelée Crapie. Elle aurait préféré s'appeler Amandine, ou Clémence, ou encore Louise mais ses parents l'avaient appelée Crapie et elle s'était habituée à ce nom-là, même si cela lui faisait penser un peu à crapaud.
Un jour qu'elle allait chercher une baguette pour son goûter à la boulangerie du quartier (car elle était assez grande maintenant pour aller toute seule à la boulangerie) elle entendit crier son nom – « Crapie ! » – et du coup se retourna : mais il n'y avait personne derrière elle ; personne devant non plus ; elle était toute seule dans la rue. Il n'y avait qu'un gros chat gris, assis sur le rebord d'une fenêtre, avec des yeux verts parsemés de paillettes dorées, et qui la regardait.
« Bonjour, chat… lui dit-elle.
– Crapie ! » miaula le chat.
Un peu surprise qu'un chat qu'elle n'avait jamais vu connaisse son nom, elle s'approcha de la fenêtre pour le caresser car il lui semblait plutôt gentil et qu'elle aimait bien les chats, qu'ils soient noirs et blancs ou tigrés, ou roux, et même ceux qui étaient tout gris. Elle lui fit une caresse sur le dos, de la tête à la queue, et trouva qu'il avait un beau poil, très épais et très doux. Elle allait lui faire une deuxième caresse lorsque le chat dit encore une fois : « Crapie…
– Oui, ben c'est moi, répondit Crapie ; qu'est-ce que tu veux ? »
Le chat se redressa, sauta sur le trottoir devant elle et se mit à marcher souplement le long des maisons en faisant rouler ses épaules à la manière du tigre qu'elle avait vu au zoo avec ses parents le week-end dernier. Il fit ainsi quelques mètres, en se retournant de temps à autre vers Crapie comme font les chats pour nous inviter à les suivre. En général ils font cela quand ils ont faim, pour nous conduire vers leur assiette afin qu'on y remette des croquettes. Crapie l'avait bien compris mais elle lui dit :
« Attends, chat ; je vais d'abord à la boulangerie, autrement il n'y aura plus de baguettes chaudes ; je reviens… »
Le chat s'assit tranquillement sur une marche dans l'embrasure d'une porte et laissa Crapie passer devant lui sans même la regarder.
« Je reviens, confirma-t-elle ; je vais chercher le pain et je reviens ». Puis elle continua son chemin vers la boulangerie.
Lorsqu'elle ressortit de la boutique, elle ne pensait même plus au chat, occupée à détacher de sa baguette le croûton brûlant qu'elle avait l'habitude de croquer en rentrant à la maison. Mais le chat était toujours là, assis sur sa marche.
« Tu m'attendais ? » lui demanda-t-elle.
Le chat se leva et repartit le long des murs, se retournant tous les trois ou quatre pas pour vérifier que Crapie le suivait bien.
« On va où ? » s'enquit-elle la bouche pleine. Elle aurait bien proposé un petit bout de baguette au chat mais se dit que les chats n'appréciaient pas tellement le pain, même lorsqu'il était encore chaud et tout croustillant.
Après la devanture du coiffeur il y avait un vieux porche, sombre et grossièrement pavé, qui traversait tout un immeuble. Crapie passait devant très souvent mais sans y faire attention ; elle ne s'était jamais arrêtée. Le chat, lui, s'arrêta, jeta encore un coup d'œil à Crapie et, la queue dressée, ondulant comme celle des chats qui demandent des caresses, s'engagea dans cette espèce d'obscur tunnel où, après une seconde d'hésitation parce que cela faisait un peu peur, Crapie le suivit finalement par curiosité. Tout au bout on apercevait la clarté d'une cour ensoleillée dont les vieux pavés disjoints étaient envahis d'herbes folles. Deux côtés de la cour étaient occupés par plusieurs cabanons de planches vermoulues, couverts de tôles rouillées, et, à droite, se dressait la façade arrière d'un petit immeuble décrépi dont les fenêtres sans rideaux, encrassées d'une épaisse poussière noire, laissaient supposer qu'il était depuis longtemps inhabité.
Le chat s'arrêta devant la porte de l'immeuble, une vieille porte de bois à la peinture grise toute craquelée. Il se tourna vers Crapie et dit :
« Miaaoon !
– Tu veux entrer ? lui demanda Crapie ; c'est chez toi ?
– Miaaoon ! » fit encore le chat.
Elle se dit qu'il voulait sans doute qu'on lui ouvre, parce que c'était peut-être sa maison et que, si elle ne lui ouvrait pas, il allait rester dehors jusqu'au soir. Elle se retourna pour jeter un coup d'œil rapide dans la cour et s'assurer qu'il n'y avait personne puis tourna la poignée et poussa la vieille porte qui s'ouvrit sur un couloir tellement sombre qu'on aurait dit qu'il était tout noir lorsqu'on venait de l'extérieur ensoleillé. Le chat s'y engouffra aussitôt en trottinant. Crapie s'apprêtait à faire demi-tour pour rentrer chez elle, car ses parents devaient trouver qu'elle en mettait du temps pour acheter du pain, lorsqu'elle entendit le chat miauler de nouveau, cette fois-ci très distinctement :
« Crapie ! Crapie ! »
C'est tout de même bizarre, se dit-elle, que ce chat-là puisse connaître mon nom ; et elle s'avança prudemment à l'entrée du couloir, le cou tendu pour essayer d'y voir quelque chose mais on n'y voyait rien du tout.
« Tu es là, chat ? » demanda-t-elle à mi-voix.
Du fond de la pénombre, elle entendit seulement « Miaaoon ! » et se dit : bon, c'est un chat qui ne fait que miauler comme les autres, il n'a jamais vraiment dit mon nom, j'ai dû comprendre de travers.
« Bon, tu te décides ou quoi ? » s'impatienta le chat.
Elle fut tellement surprise de l'entendre parler qu'elle répondit sans réfléchir :
« Oui, je viens…, j'arrive. » Et, pas très rassurée, elle s'engagea tout de même dans la profondeur du couloir.
À peine eut-elle fait quelques pas que l'obscurité devint totale ; la porte avait dû se refermer toute seule derrière elle. Pour dissiper la peur qui faisait battre son cœur de plus en plus fort, elle se remit à parler au chat :
« Pourquoi tu ne parlais pas tout à l'heure ? demanda-t-elle.
– Je ne parle jamais dans la rue, dit le chat ; tu parles dans la rue, toi ?
– Ben oui, répondit Crapie en faisant deux pas en direction de la voix qui constituait son seul repère dans le noir. Lorsque je rencontre des gens que je connais, je leur parle, moi, je dis bonjour…
– Moi jamais ! répliqua le chat. Allez, viens, dépêche-toi.
– Mais je ne peux pas : je ne vois rien du tout… se justifia Crapie qui hésitait à faire un pas de plus.
– Ah, c'est vrai, fit la voix du chat. Attends… »
Et soudain une douce lueur blanche, comme argentée, dissipa les ténèbres du couloir. Crapie vit le chat, à trois mètres devant elle, qui la regardait. C'est de lui qu'émanait cette lumière, de son pelage qui brillait comme si chacun de ses milliers de poils était devenu une sorte de fibre de verre lumineuse. Elle put découvrir le couloir, qui n'était qu'un couloir de vieil immeuble ordinaire aux murs peints en marron foncé jusqu'au tiers de leur hauteur puis en marron plus clair un peu jaunasse jusqu'au plafond, avec trois portes de chaque côté et un escalier de bois vermoulu au fond. Lorsqu'elle eut repéré tout ça, constaté que même si c'était crasseux et plutôt vieillot cela n'avait rien d'inquiétant, Crapie rejoignit le chat qui continuait de tout éclairer et semblait l'attendre patiemment.
« Tu es un chat lumineux ? s'étonna-t-elle.
– Je suis tout ce que je veux, dit le chat.
– Mais tu ne peux pas être une petite fille… »
Elle avait à peine terminé sa phrase que le chat se ratatina en une petite boule brillante sur le carrelage dont émana bientôt avec un sifflement de cocotte-minute un jet de vapeur mauve qui prit la forme d'une petite fille, à peu près de la taille de Crapie et qui ressemblait plus ou moins à Clémence, sa copine de CE2, sauf qu'elle était lumineuse comme le chat. Crapie avait instinctivement reculé d'un pas devant cette apparition surprenante en laissant tomber par terre sa baguette ; mais comme ce n'était qu'une petite fille, elle n'eut même pas peur ; elle ramassa le pain et demanda sans se démonter :
« Tu n'es plus un chat ? »
À peine eut-elle posé sa question que la petite fille se ratatina sur le carrelage en une petite boule brillante dont s'échappa un nouveau jet de vapeur mauve qui reprit instantanément la forme du chat.
« Si, dit le chat, un peu comme à regret ; on reste toujours ce qu'on est. »
Et disant cela il s'était avancé jusqu'à la dernière porte à droite, tout au fond du couloir, devant laquelle il s'était assis en regardant Crapie.
« Tu voudrais que je t'ouvre ? » dit-elle en le rejoignant.
Les yeux levés vers la poignée de la porte, le chat miaula : « Miiaaou ! »
« Je préfère quand tu parles, lui fit remarquer Crapie ; c'est quand même plus pratique…
– Miiaaou ! répondit le chat.
– Bon, comme tu voudras…» dit-elle. Et, prenant garde à ne pas marcher sur la queue du chat, elle s'avança devant la porte, tourna la poignée et l'ouvrit.
Aussitôt le chat se faufila à l'intérieur et le couloir fut replongé dans l'obscurité. Crapie poussa la porte un peu plus et le suivit dans la pièce. C'était une grande cuisine vieillotte, un peu comme les cuisines des grands-mères d'autrefois qu'elle avait vues dans des livres illustrés, avec un vieux buffet de bois sculpté à gauche et une vaste cheminée au manteau de bois noirci sur le mur du fond.
« Allez, petite, avance ! » fit une voix.
Crapie sursauta. Elle n'avait pas vu la vieille dame sur sa droite, assise devant une table ronde couverte d'une toile cirée à fleurs roses et vertes. Le chat gris était installé sur ses genoux, dans le creux de son tablier de grosse toile bleue. Crapie s'aperçut alors que le chat n'était plus lumineux ; c'est d'une ampoule suspendue au-dessus de la table sous un abat-jour d'opaline blanche que provenait la lumière ; il n'était plus qu'un chat tout à fait ordinaire, ronronnant sur les genoux de sa maîtresse.
« Avance donc, ma fille ! reprit la vieille dame ; je ne vais pas te manger ! »
Crapie ne craignait pas d'être mangée ; elle savait bien qu'il n'y a que les ogres qui mangent les enfants, et encore seulement dans les histoires, en tout cas jamais les vieilles dames. Mais elle était intimidée, et surprise car elle ne s'attendait pas à trouver quelqu'un dans cet immeuble abandonné.
« Bonjour, Madame… dit-elle poliment d'une voix pas très assurée.
– À la bonne heure, dit la vieille dame ; voilà une petite fille bien élevée ! Approche donc. Tu as mon pain ? »
Crapie se rendit compte qu'elle avait tellement serré contre elle la baguette tradition qu'elle s'était cassée en deux dans son papier. Mais elle ne perdit pas son sang froid et répondit :
« Je dois le rapporter à la maison ; c'est pour le goûter…
– Allez, allez, fit la vieille dame en tendant une main toute décharnée, donne. Tu achèteras une autre baguette pour le goûter.
– Mais je n'ai plus l'argent ! objecta Crapie.
– Mais si tu as l'argent ! Regarde dans ta poche… »
Crapie mit la main dans la poche de sa jupe et fut tout étonnée d'en ressortir la pièce de 2 euros que sa mère lui avait donnée tout à l'heure pour aller à la boulangerie. Cette dame est une sorcière, se dit-elle et elle sentit comme un frisson parcourir ses deux avant-bras nus, car elle n'avait jamais rencontré de sorcière pour de bon jusqu'à présent. Mais il n'y avait pas de doute : avec ses cheveux gris rassemblés en arrière en un petit chignon, ses lunettes cerclées de fer et cette espèce de nez un peu crochu, elle avait vraiment tout de la sorcière. Je n'aurais jamais dû venir ici, se dit-elle ; c'est à cause du chat, je n'aurais jamais dû suivre ce chat.
« Bon, alors, tu me le donnes, ce pain ? reprit la vieille. Ah ! Tu n'es vraiment pas dégourdie pour ton âge ! »
Crapie avança de quelques pas et posa la baguette sur la table. La vieille dame la sortit de son papier et s'écria :
« Mais elle est toute cassée ! Et puis tu as déjà mangé le croûton ! La prochaine fois tu tâcheras de m'apporter une baguette un peu plus présentable… »
La prochaine fois, pensa Crapie, sûrement pas ! Je ne vais pas aller chercher le pain de cette sorcière tous les jours. C'est ce qu'elle pensa dans sa tête mais elle dit, très poliment :
« Excusez-moi, faut que je m'en aille ; on m'attend à la maison.
– Mais non, on ne t'attend pas ! fit la vieille dame avec un sourire un peu moqueur. Mais si tu veux t'en aller, tu t'en vas… Nestor va t'accompagner. »
En entendant son nom, le chat s'était redressé pour sauter sur le carrelage ; il attendait devant la porte, la queue tout ondulante.
« Je peux rentrer toute seule, protesta Crapie ; je n'ai pas besoin de lui.
– Si, tu as besoin de lui, insista la vieille dame ; il va t'éclairer ; on n'y voit rien dans ce couloir. »
Crapie tourna la poignée et Nestor se faufila aussitôt dans entrebâillement de la porte.
« Au revoir, dit Crapie en sortant à son tour.
– C'est ça, à bientôt, dit la dame. Tu es bien mignonne, va… »
Le chat était redevenu lumineux comme tout à l'heure ; il éclairait jusqu'à la porte d'entrée tout au fond du couloir ; mais Crapie trouvait cela maintenant presque normal, comme si elle avait sorti une lampe de poche pour ne pas se perdre dans l'obscurité. Arrivée devant la porte, une fois certaine que la dame ne l'entendrait pas, elle demanda au chat :
« La dame, là, c'est une sorcière ? »
Mais le chat ne répondit rien ; alors elle ouvrit la porte et fut un instant aveuglée par l'intense luminosité de la cour en plein soleil avant de distinguer l'entrée du porche sous l'immeuble. Elle s'y engagea à la suite du chat pour se retrouver dans sa rue familière, avec des voitures et des gens qui passaient sur le trottoir et la vitrine du coiffeur juste à côté de la boulangerie. Le chat s'était déjà réinstallé sur le rebord de la fenêtre où elle l'avait aperçu la première fois. Elle lui dit : « Au revoir, Nestor » mais il parut ne même pas l'entendre ; assis telle une grosse boule de poils gris, il se contenta de fermer les yeux une fois ou deux.
« Bon… dit Crapie, comme tu voudras… » ; et elle tâta la pièce de 2 € dans la poche de sa jupe pour vérifier qu'elle était bien là avant de se diriger vers la boulangerie et acheter une nouvelle baguette.
De retour à la maison, Crapie déposa le pain sur la table de la cuisine où sa mère avait préparé le goûter pour elle et sa petite sœur Elsie. Elsie avait déjà presque fini son bol de chocolat en attendant le pain frais ; elle en avait plein au-dessus de la bouche, comme une moustache, et en avait même renversé sur la toile cirée en y posant sa cuiller. Crapie ne leur dit pas un mot de sa rencontre avec le chat. Même lorsque sa mère lui reprocha d'en avoir mis du temps pour acheter une baguette, son chocolat était presque froid, elle préféra mentir un peu en disant qu'il y avait la queue à la boulangerie. Et pour faire plus crédible elle précisa : « En plus il y avait une grosse dame devant moi qui achetait plein de gâteaux en réduction… »
Elle se dit qu'un petit mensonge comme ça n'était pas bien grave. De toute façon si elle avait raconté à sa mère qu'elle était en retard à cause d'un chat lumineux qui parlait et qui l'avait emmenée dans la maison d'une sorcière, ç'aurait été encore pire ; sa mère ne l'aurait jamais crue et c'est là qu'elle l'aurait accusée de mentir ; elle lui aurait reproché de dire n'importe quoi comme d'habitude. Mais ce n'était pas vrai qu'elle disait n'importe quoi ; lorsqu'elle disait quelque chose elle savait toujours pourquoi elle le disait et même si les autres trouvaient ça complètement nul et considéraient que ce n'était pas important, pour elle ça l'était.
Bon, en tout cas pour le moment elle préférait ne pas parler de cette histoire de chat. Il était plus simple de prétendre qu'il y avait la queue à la boulangerie ; et d'ailleurs c'était presque vrai : à 5 heures de l'après-midi, au moment de la sortie de l'école, il y avait souvent plein de parents qui venaient là avec leurs enfants pour acheter un pain au chocolat ou une baguette pour le goûter. Tandis que sa mère faisait réchauffer son chocolat, elle se prépara une tartine avec du beurre et du miel qu'Elsie évidemment lui piqua aussitôt. Elle en beurra une deuxième et se dit que demain, en allant chercher le pain, elle verrait bien si le chat était toujours là. Mais cette fois, elle ne donnerait pas sa baguette à la vieille dame, car elle n'était pas sûre de trouver une nouvelle pièce de 2 € dans sa poche pour en acheter une autre.
Ce soir-là Crapie et Elsie montèrent se coucher comme d'habitude. Crapie se brossa les dents et fit sa toilette toute seule. Quelquefois elle brossait aussi les dents de sa petite sœur et l'aidait à se laver ou à remettre à l'endroit son pyjama. Mais ce soir-là leur père était monté pour vérifier qu'elle avait bien fait tout comme il faut et pour s'occuper lui-même d'Elsie. Lorsqu'elles furent installées dans leur chambre ‒ Crapie dans son grand lit et Elsie sur le petit divan contre le mur d'en face ‒, il s'assit sur la chaise basse entre les deux lits pour leur lire une histoire avant qu'elles s'endorment. Des fois c'était Crapie qui lisait l'histoire, d'autres fois c'était leur mère quand elle était montée les coucher. Elsie ne lisait jamais ; elle ne pouvait pas parce qu'elle ne savait pas encore lire ; elle ne faisait qu'écouter.
Leur père ferma le livre, vint faire un bisou à chacune de ses filles et redescendit l'escalier en appelant leur mère pour qu'elle vienne leur dire bonsoir et éteindre la lumière.
Une fois leur mère repartie, laissant la porte entrouverte comme tous les soirs, les deux sœurs se retrouvèrent seules dans la pénombre de leur chambre, chacune bien au chaud sous sa couette. Crapie attendit encore que sa mère, en bas, ait refermé la porte du séjour, pour être sûre qu'on ne les entendrait pas, et elle appela à voix basse :
« Elsie… tu dors ?
– Non… murmura Elsie.
– Tu veux venir un peu dans mon lit ? »
Il y eut une agitation étouffée de couette et d'oreiller dans l'obscurité puis Elsie demanda tout fort :
« Je peux prendre Arthur ?
– Chut… fit Crapie, pas si fort ! Oui tu peux le prendre ; mais pas les autres ; je ne veux pas de toutes tes sales peluches dans mon lit.
– C'est pas des sales peluches, protesta Elsie.
– Oui, bon ; mais c'est tes peluches ! Allez, viens… »
Traînant son oreiller d'une main, Doudou et Arthur sous l'autre bras, Elsie traversa vite la chambre pour se glisser dans le grand lit de sa sœur.
« Mets Arthur de l'autre côté, lui ordonna Crapie ; je n'ai plus assez de place, moi. »
Arthur était un éléphant de peluche grise très douce, avec de grandes oreilles molles à l'intérieur rose. Après son doudou, c'était la peluche préférée d'Elsie. Elle tenta de protester :
« Il ne veut pas : sur le bord il a peur de tomber…
– Mais t'es hyper nulle, toi ! Il n'a pas peur de tomber, c'est une peluche ! »
Pour ne pas contrarier sa sœur, Elsie transféra à contre cœur le pauvre Arthur à sa droite, tout au bord du lit, le serrant bien contre elle pour le rassurer. Elle tira aussi sur la couette pour la remonter jusqu'à leurs cous et cessa de s'agiter.
« Tu es bien ? murmura Crapie.
– Oui… » fit Elsie dans un souffle avant de remettre sa tétine dans sa bouche. L'une contre l'autre, les deux sœurs restèrent un long moment silencieuses, engourdies par leur propre chaleur diffusée sous le moelleux de la couette. Puis Crapie chuchota :
« Tu dors ?
– Non, répondit Elsie qui gardait les yeux grands ouverts dans l'obscurité.
– J'ai quelque chose d'extraordinaire à te dire… Mais tu n'en parleras à personne, d'accord ? Ni à Papa, ni à Maman, ni à aucune des copines à l'école ; c'est un secret.
– D'accord, fit Elsie.
– Bon. Eh ben, cet après-midi en allant à la boulangerie j'ai rencontré un chat…
– Ch'est pas extraordinaire, un chat, dit Elsie un peu déçue. J'en ai vu un moi auchi dans le jardin…
– Chut… pas si fort… et retire ta tétine pour parler ! Oui, mais le mien, c'était un chat lumineux.
– Ça n'existe pas les chats lumineux, rétorqua Elsie, pas mécontente de contrarier sa sœur qui la traitait toujours comme un bébé.
– Si, ça existe ! J'en ai vu un, je te dis. Et même qu'il m'a parlé…
– J'te crois pas, dit Elsie. Ça ne parle pas, les chats ; les chats, c'est comme les peluches, ça ne parle pas pour de vrai.
– Bon, ben alors je te dis rien… Tant pis pour toi. »
Crapie se tut. Elsie se tourna sur le côté vers sa sœur, remonta encore un peu la couette sur son cou et pressa son doudou sous son nez avant de lui susurrer dans l'oreille :
« Crapie… je te crois maintenant ; tu peux me la raconter l'histoire du chat… »
Alors Crapie lui raconta tout : le chat assis sur le bord d'une fenêtre qui l'avait appelée par son nom, comment elle l'avait suivi et comment il l'avait éclairée dans le couloir ; et même qu'il pouvait se transformer en petite fille quand il voulait ; et la vieille dame qui lui avait pris son pain.
« Et même, proposa-t-elle, je pourrai te le montrer demain si tu viens avec moi chercher le pain. Tu verras bien qu'il existe ! Tu voudras que je te le montre ? »
Mais Elsie ne lui répondit pas : elle s'était endormie. Crapie se tourna de son côté pour lui passer un bras autour des épaules et les deux sœurs dormirent ainsi cette nuit-là, serrées l'une contre l'autre, front contre front.
Le lendemain, comme c'était un samedi, il n'y avait pas école. Depuis le matin Crapie attendait avec impatience qu'il soit midi pour aller chercher le pain. Au petit déjeuner, dès que leur mère les avait laissées seules devant leurs bols de chocolat pour aller prendre sa douche, elle avait demandé à sa sœur :
« Tu viendras avec moi chercher le pain ?
– Non ! fit Elsie d'une drôle de voix parce qu'elle avait le nez dans son bol ; j'ai pas envie… »
Crapie fut très vexée par le refus de sa sœur mais elle lui répondit comme si de rien n'était :
« Bon, ben alors tu ne verras pas mon chat… Moi, tu sais, je m'en fiche… »
Elsie reposa son bol sur la table. Une moustache de chocolat lui remontait presque sous le nez et elle avait les dents couleur chocolat aussi. Elle ne voulait pas reconnaître qu'elle s'était endormie au beau milieu de cette histoire de chat hier soir et qu'elle ne s'en souvenait plus très bien. Elle fit comme si elle était tout à fait au courant :
« Tu es sûre qu'il sera là ?
– Il y a des chances, la rassura Crapie, heureuse d'avoir retrouvé la complicité de sa sœur. Essuie ta bouche, tu es toute barbouillée ! »
Elsie passa sommairement sa serviette sur ses lèvres, étalant le chocolat sur sa joue.
« S'il est là, je viendrai, dit-elle.
– On ne peut pas le savoir à l'avance, précisa Crapie, agacée par l'étrange logique de sa petite sœur.
– Alors je viendrai » décida finalement Elsie.
Et depuis ce moment-là, elles avaient beau jouer dans leur chambre à des tas de trucs comme d'habitude, elles ne faisaient qu'attendre toutes les deux qu'il soit midi.
« Crapie ! appela leur mère depuis la cuisine, il est presque midi, tu ne veux pas aller nous acheter une baguette ? »
D'un bond Crapie se remit debout tel un diable qui surgit de sa boîte.
« J'arrive ! » cria-t-elle.
À genoux sur la moquette de leur chambre, Elsie et elle s'occupaient depuis un bon moment d'Arthur qui était malade. Elles lui avaient pris sa température et l'avaient installé dans son petit lit parapluie, sous une couverture de laine pour qu'il ne prenne pas froid. Sous l'œil attentif de sa sœur, Crapie s'apprêtait à lui faire une piqûre. Elle n'avait pas senti le temps passer. Abandonnant Arthur, elle dévala l'escalier quatre à quatre. « Attends-moi… attends-moi… » suppliait Elsie qui la suivait marche par marche.
« Je t'ai mis 2 € sur la table, lui dit sa mère. Tu prendras une baguette tradition, mais pas trop cuite.
– Est-ce que je peux aller avec elle ? » demanda Elsie qui venait de les rejoindre.
Sans arrêter de tourner la cuillère en bois dans la casserole où elle préparait un flan, leur mère acquiesça :
« Si ta sœur est d'accord pour t'emmener…
– J'suis d'accord, s'empressa de confirmer Crapie.
– Elle est d'accord, Maman ! répéta Elsie.
– Bon, allez-y toutes les deux alors, concéda leur mère. Mais vous faites bien attention… Toi, Elsie, tu ne lâches pas la main de ta sœur pour traverser la rue !
– Oui, Maman ! » répondirent ensemble les deux sœurs. Et elles se précipitèrent dans le couloir vers la porte d'entrée. Crapie revint aussitôt dans la cuisine en courant prendre la pièce de 2 € qu'elle avait oubliée.
« On y va ! » crièrent-elles en refermant la porte.
Bien qu'il n'y ait aucune voiture en vue, Crapie saisit fermement la main de sa sœur pour traverser la rue.
« On a oublié Arthur… » se lamenta Elsie à peine arrivée sur le trottoir d'en face.
Crapie n'avait qu'une hâte, c'était d'aller voir si le chat était là ; elle se fichait pas mal d'Arthur pour le moment. Elle tira brutalement sa petite sœur par la main.
« C'est pas grave, lui dit-elle ; de toute façon il est malade, il ne peut pas sortir. »
Convaincue par cet argument auquel elle n'avait pas pensé, Elsie se mit à trottiner pour la suivre.
Juste avant la devanture du coiffeur, le gros chat gris était tranquillement installé sur le rebord de sa fenêtre comme la veille. Crapie s'arrêta pour le caresser et il se laissa faire sans bouger.
« Bonjour, Nestor… » lui dit-elle, un peu intimidée.
Le chat ne répondit pas. Il se contenta de tourner légèrement la tête en entendant son nom. « Je suis avec ma petite sœur, continua Crapie ; elle s'appelle Elsie. » Mais apparemment cela ne faisait ni chaud ni froid au chat qu'elle ait une petite sœur qui s'appelait Elsie.
« C'est lui ? s'enquit Elsie à voix basse.
– Ben oui, c'est lui ! Tu vois bien…
– C'est un chat ordinaire, constata Elsie qui, malgré tout, serrait plus fort la main de sa sœur.
– Mais non ce n'est pas un chat ordinaire !
– Il n'est même pas lumineux…
– T'es hyper nulle, toi ! rétorqua Crapie agacée. Il est lumineux seulement dans le noir ! » Et comme le chat semblait ne pas s'intéresser plus que ça à leur présence et qu'elle n'allait pas rester le caresser pour rien pendant une heure, elle entraîna sa sœur vers la boulangerie, un peu contrariée tout de même qu'il ne se soit rien passé de plus.
« Il n'a même pas parlé, reprit Elsie déçue.
– C'est normal, dit Crapie ; il ne parle jamais dans la rue.
– Comment que tu le sais ?
– Il me l'a dit. »
Il y avait au moins cinq personnes devant elles à la boulangerie, car on était samedi et qu'il était déjà plus de midi. Lorsqu'elles ressortirent avec leur baguette toute chaude, Crapie eut un choc : le chat était descendu sur le trottoir et paraissait les attendre.
« Miaaaon… » fit-il dès qu'elles arrivèrent à sa hauteur.
Crapie murmura à l'oreille de sa sœur :
« Il veut qu'on le suive… »
Effectivement le chat commença à longer le mur en ondulant de la queue, se retournant tous les trois ou quatre pas comme pour s'assurer qu'elles étaient bien là. Elsie, qui avait repris la main de sa sœur, la pressa fortement. Elle se mit à marcher à pas de loup comme si elle avait peur que le chat les entende. D'une voix étouffée elle demanda :
« Il va où ?
– Il va chez la vieille dame, répondit Crapie ; mais il faut qu'on lui ouvre la porte de l'immeuble… Allez, avance ! houspilla-t-elle sa sœur, et arrête de marcher comme ça ! »
Elsie n'osa plus rien dire et se remit à marcher normalement. Elles suivirent ainsi le chat qui venait de s'engager sous le vieux porche à côté de la devanture du coiffeur.
« J'veux pas aller là, souffla Elsie en s'arrêtant à l'entrée du porche. C'est chez des gens, on n'a pas le droit…
– Mais non ce n'est pas chez des gens ! C'est une cour, tout le monde peut y aller. Si tu ne viens pas, moi j'y vais toute seule… »
Trop inquiète à l'idée de rester seule, Elsie finit par la suivre dans la pénombre du porche. Lorsqu'elle débouchèrent dans la cour, le chat les attendait devant la porte du vieil immeuble délabré. Crapie se pencha vers sa sœur :
« Tu vois, je te l'avais dit : il attend qu'on lui ouvre… »
Elsie n'avait plus le cœur à protester ; la curiosité l'emportait désormais sur la crainte. Elle se laissa entraîner jusque devant la porte de l'immeuble que Crapie ouvrit sans hésiter. Le chat s'y faufila aussitôt comme il l'avait fait hier.
« Allez, viens ! » ordonna-t-elle. Et elles pénétrèrent dans le couloir obscur à la suite du chat.
Lorsque la porte se fut refermée derrière elles et qu'elles se retrouvèrent dans le noir complet, Crapie malgré tout n'en menait pas large ; elle était bien contente de sentir la main de sa sœur qui serrait la sienne.
« Nestor ! appela-t-elle ; on n'y voit plus rien…
– C'est vrai, fit la voix du chat ; excuse-moi, j'avais complètement oublié. »
Et soudain une lueur argentée s'alluma dans l'obscurité, telle une boule fluorescente qui illumina progressivement le couloir tout entier.
« Ouaaa… » murmura Elsie. Elle avait passé un bras autour de la taille de Crapie et se pressait contre elle, pas très rassurée. Le chat s'était assis devant la porte de la vieille dame tout au fond du couloir. C'est de lui qu'émanait cette lumière. Levant les yeux vers sa sœur, Elsie chuchota :
« Il a parlé…
– Évidemment qu'il a parlé ! C'est un chat qui parle, je te l'avais dit…
– Dépêchez-vous donc ! reprit la voix du chat ; c'est fatiguant.
– Qu'est-ce qui est fatiguant ? se risqua à demander Crapie.
– D'être lumineux, tiens ! C'est très fatiguant de faire de la lumière. »
Elles se dépêchèrent de le rejoindre et Crapie lui ouvrit la porte.
Rien n'avait changé dans la cuisine de la vieille dame et, cette fois, Crapie regarda tout de suite à sa droite où la dame était assise. Elle était habillée exactement comme la veille, avec son grand tablier bleu, mais aujourd'hui il y avait une grosse pelote de laine grise devant elle sur la table. Elle tenait dans ses mains deux grandes aiguilles, croisées comme les deux os sur les drapeaux des pirates. Concentrée sur son tricot, elle paraissait ne pas les avoir vues entrer.
« Bonjour, Madame, dit poliment Crapie. Je suis avec ma petite sœur ; elle s'appelle Elsie. »
Sans même lever la tête, la vieille les considéra par-dessus ses lunettes.
« Elsie… bougonna-t-elle ; ce n'est pas un prénom, ça… ça n'existe pas.
– Si, ça existe ! s'insurgea Elsie. Ça existe puisque c'est mon nom ! »
La dame leva des yeux surpris sur Elsie.
« Hé, hé… se réjouit-elle ; tu es mignonne, toi ! Vous êtes mignonnes toutes les deux… Avez-vous apporté mon pain ? »
Crapie se sentit rougir, car elle s'était bien promis, hier, de ne plus donner son pain à la vieille dame ; elle n'était pas là pour lui faire ses courses tout de même ! Elle objecta que cette baguette-là était pour ses parents.
« Ta, ta, ta… rétorqua la dame. Tu savais très bien qu'elle était pour moi ; tu ne serais pas venue ici autrement… Et j'espère que cette fois-ci elle n'est pas toute cassée et grignotée par les souris comme hier !
– Je ne suis pas venue pour ça, se défendit Crapie (maintenant qu'elle savait que cette vieille dame n'était pas méchante, elle n'avait plus peur de lui répondre). Je suis venue pour montrer Nestor à ma sœur. Elle ne voulait pas croire que j'avais vu un chat lumineux et qui parle…
– Ça n'a rien d'extraordinaire, un chat lumineux, commenta la dame.
– Oui, mais on n'en avait jamais vu, intervint Elsie ; on n'en a jamais vu dans la réalité… »
La vieille dame examina Elsie avec un étrange petit sourire :
« Mais de quelle réalité parles-tu donc, ma petite ? » Puis sur un ton légèrement impatient elle ajouta : « Bon, assez de bêtises comme ça ! Donnez-moi mon pain ! »
Crapie était certaine de ne pas vouloir donner son pain à la dame mais elle se rendit compte qu'elle posait malgré elle la baguette sur la table et que la vieille dame la prenait, et faisait craquer le pain sous ses doigts en disant :
« Ah… une bonne baguette bien chaude, il n'y a rien de meilleur… Merci, mes petites.
– Faudra que j'en achète une autre, fit remarquer Crapie, et je n'ai plus assez de sous…
– Que tu es sotte, fit la dame. Regarde dans la poche de ta jupe. »
Crapie fouilla tout au fond de la poche de sa jupe mauve à volants et sentit, parmi la petite monnaie que lui avait rendue la boulangère, une grosse pièce de 2 €, et encore une autre. Elle les sortit pour les montrer à la dame.
« Il y en a une de trop… dit-elle.
– Ah ?… J'ai dû me tromper, reconnut la dame ; je croyais que c'étaient des pièces de 1 €. Je n'y vois plus très bien, tu sais… Mais ça ne fait rien, vous vous achèterez des sucettes.
– Merci, Madame » eut le temps de dire Elsie. Mais Crapie, elle, n'eut le temps de rien dire car la dame ajouta aussitôt :
« Et je vais vous faire un autre cadeau, mes mignonnes. Est-ce que vous aimez les confitures ? »
Elsie tira sur la manche de sa sœur et lui murmura à l'oreille :
« Crapie… il est où, le chat ?
– Tais-toi, souffla Crapie. Le chat, il est sur ses genoux, on ne le voit pas.
– Alors, reprit la vieille dame, les confitures, vous les aimez ?
– Oui… firent en chœur les deux sœurs.
– Bon. Eh bien je vais vous donner un petit pot de ma confiture spéciale.
– C'est quoi comme confiture ? demanda Elsie.
– De la fraise des bois, mais c'est une fraise très spéciale, vous verrez… »
Elle baissa les yeux vers son giron pour ordonner :
« Allez, Nestor ! Bouge-toi un peu ! Tu vas emmener les petites à la cave pour qu'elles prennent un pot de confiture. »
Elles entendirent une sorte de grognement lorsque Nestor sauta sur le carrelage, mais sans savoir s'il avait vraiment dit quelque chose ou simplement fait « mrrroon… » comme n'importe quel chat. Noncha-lamment, sans se presser, il traversa la cuisine pour aller s'asseoir devant une porte peinte en gris à côté du buffet.
« Eh bien, mes petites, allez-y ! Qu'est-ce que vous attendez ? La Saint Glinglin ? » reprit la dame.
Tellement surprises que la vieille dame leur fasse ainsi des cadeaux, les deux petites filles étaient restées sans mouvement tandis que le chat passait devant elles. Comprenant qu'il attendait qu'elle lui ouvre la porte, Crapie reprit la main de sa sœur pour le suivre. Elle tourna la poignée de porcelaine et poussa la porte.
« Allume ! lui cria la vieille dame. Sinon vous allez vous casser la margoulette. Il y a un bouton à droite. »
Crapie appuya sur l'interrupteur. Un escalier de pierre, très raide, commençait effectivement juste au seuil de la porte puis tournait sur la gauche vers les profondeurs de la cave. Heureusement qu'il y avait un peu de lumière sinon elles n'auraient même pas vu les premières marches. Nestor les avait déjà précédées et attendait au tournant de l'escalier. Dès qu'elles l'eurent rejoint, il continua sa descente.
Elles débouchèrent dans une vaste pièce tout en longueur qu'éclairait faiblement une ampoule nue suspendue sous le plafond bas. Des rangées d'étagères en bois occupaient tout le mur de droite, supportant quantité de boîtes de toutes les tailles et de toutes les formes soigneusement alignées, la plupart en vieux carton grisâtre, certaines tapissées de tissus à fleurs et quelques-unes en métal peint comme les boîtes de galettes bretonnes que l'on garde pour ranger les paquets de sucre. Le mur de gauche ne comportait que deux portes de planches grossières fermées par de simples loquets de fer tout rouillé. Main dans la main, les deux sœurs n'osaient faire un pas de plus mais, assis devant l'un des rayonnages du fond, le chat se mit à miauler en les regardant :
« Miaaaou…, Crapie. Miaaaou… Allez, prends-le ton pot de confiture. »
Serrant encore plus fort le bras de sa sœur, Elsie chuchota :
« Crapie… il a parlé ! Qu'est-ce qu'il a dit ?
– Il a dit, lui souffla Crapie pas plus rassurée qu'elle, il a dit qu'on prenne un pot de confiture…
– Mais pourquoi qu'il miaule en parlant, on ne comprend rien ?
– Parce que c'est un chat.
– Allez ! Choisissez ! » s'impatienta le chat.
Elles s'avancèrent toutes les deux jusqu'à lui qui désignait du regard l'un des casiers où s'alignaient au moins une centaine de petits pots de confiture identiques, rouge foncé avec un couvercle doré. Crapie prit le premier qui se présentait en disant « merci » au chat à tout hasard, mais celui-ci ne parut même pas l'entendre. Il se leva et partit tranquillement au pied de l'escalier.
Elsie et Crapie s'apprêtaient à le suivre lorsque Elsie, tout à coup, se figea, serrant une nouvelle fois le bras de sa sœur qui faillit laisser tomber le pot de confiture.
« Écoute ! » fit-elle.
Crapie écouta. Derrière l'une des lourdes portes en bois, on entendait comme des cris et des rires d'enfants qui paraissaient s'approcher, devenaient de plus en plus perceptibles. Un grand frisson lui donna la chair de poule sur tout le corps. Elle se dit qu'il y avait des enfants enfermés là, tout au fond de cette cave, et que la vieille dame, qui leur semblait si gentille, ne les avait attirées chez elle que pour les enfermer elles aussi, que jamais plus elles ne reverraient leurs parents et que par sa faute à elle Elsie serait enfermée elle aussi, parce qu'elle avait voulu lui montrer le chat.
« Nestor, demanda-t-elle d'une voix mal assurée, qu'est-ce que c'est ?
– Les lutins, répondit le chat.
– Des lutins ? On dirait des enfants…
– Non : les lutins qui reviennent de la forêt. Miaaaou… Allez ! Dépêchez-vous un peu ! » dit-il en grimpant souplement jusqu'en haut de l'escalier.
Le brouhaha s'amplifiait rapidement juste derrière la porte ; de petites voix aiguës qui bavardaient et riaient. Malgré sa curiosité, Crapie reprit vite la main de sa sœur et l'entraîna à la suite du chat pour qu'elles ne restent pas seules dans cette cave. Il les attendait sur la dernière marche, car la porte du haut s'était refermée. Crapie tourna la poignée et la poussa, soulagée de retrouver la cuisine, avec son buffet rustique et sa table ronde couverte de toile cirée à fleurs derrière laquelle la vieille dame avait repris son tricot.
« Eh bien, vous en avez mis du temps ! leur reprocha-t-elle. J'ai presque terminé mon cache-nez… Vous avez trouvé ma confiture ? »
Elles avancèrent tout contre la table et Crapie y posa le petit pot.
« Mais non, garde-le, c'est pour vous, fit la vieille dame. Bon, maintenant Nestor va vous reconduire ; vos parents doivent s'inquiéter. »
Crapie reprit le pot de confiture et resta devant la table sans bouger bien que Nestor soit déjà assis près de la porte à les attendre.
« Madame, dit-elle enfin avec hésitation ; y a des lutins dans la cave…
– Oui, et alors ? répondit la dame comme si la chose était tout à fait normale. Ce sont mes lutins ; ils étaient partis cueillir des fraises dans les bois.
– Est-ce qu'on peut les voir ? » demanda innocem-ment Elsie. Et Crapie eut honte du sans-gêne de sa sœur alors que la dame leur avait bien fait comprendre qu'il était temps qu'elles s'en aillent. Mais la dame lui répondit sans se fâcher avec un demi-sourire :
« Non, ma petite, tu ne peux pas les voir. Personne ne peut voir les lutins à part moi… À présent allez-y : j'ai encore un deuxième cache-nez à tricoter aujourd'hui et vos parents attendent leur pain… »
Elles ne se le firent pas dire deux fois et rejoignirent Nestor qui patientait devant la porte. À peine Crapie lui eut-elle ouvert qu'il se faufila dans le couloir obscur. Elles s'y engagèrent bravement à leur tour mais s'arrêtèrent aussitôt, car dès que la porte de la cuisine se fut refermée derrière elles l'obscurité devint totale. Crapie pourtant ne perdit pas son sang-froid ; elle avait maintenant l'habitude.
« Nestor ! appela-t-elle ; on n'y voit rien, éclaire-nous ! »
Le chat émit aussitôt une faible lueur qui s'amplifia si rapidement qu'en quelques secondes on y voyait suffisamment clair dans le couloir. Il attendait devant la porte du fond. Crapie et Elsie se remirent en marche pour le rejoindre et Crapie cette fois-ci ouvrit en grand la porte de l'immeuble sans hésiter. Éblouies par la clarté du soleil, elles distinguèrent bientôt Nestor qui trottinait déjà, la queue en l'air, au milieu de la cour. Il s'engagea sous le vieux porche sans se soucier d'elles et elles durent courir pour le rattraper. Une fois dans la rue, il bondit sur le rebord de sa fenêtre habituelle et s'y installa comme si de rien n'était. Crapie tendit la main pour le caresser et il se mit à ronronner tout à fait comme un chat ordinaire.
« Au revoir, Nestor, lui dit-elle gentiment ; à demain… »
Mais le chat ne répondit pas. Il se contentait de tourner la tête, à droite ou à gauche, selon les caresses de Crapie.
« Pourquoi y ne dit rien ? s'étonna Elsie, trop petite pour pouvoir le caresser aussi elle-même.
– Mais t'es bête, rétorqua sa sœur. J't'ai dit qu'il ne parlait jamais dans la rue…
– Non, tu m'l'a pas dit !
– Mais si, je te l'ai dit, fit Crapie agacée. Allez, viens ! Maintenant faut aller chercher le pain. »
Vexée de se voir une fois de plus rabrouée, Elsie préféra ne pas insister et suivit sans rien dire sa grande sœur jusqu'à la boulangerie.
De retour à la maison, Elsie et Crapie se dépêchèrent d'aller poser la baguette sur la table de la cuisine avec la monnaie de la pièce de 2 € et montèrent aussitôt dans leur chambre. Crapie sortit de sous son tee-shirt, où elle l'avait caché pour que leur mère ne le voit pas, le pot de confiture de la dame et le mit sur le coin de son bureau. C'était un pot vraiment minuscule, on aurait dit un pot de confiture pour poupée, en verre épais avec des facettes et un couvercle doré.
« Descends chercher une petite cuillère, ordonna-t-elle à sa sœur.
– Vas-y, toi, rechigna Elsie.
– Non, vas-y ! Moi, pendant ce temps-là j'ouvre le pot… »
Dépourvue d'argument devant un tel sens de la répartition des tâches, Elsie descendit sans protester davantage et remonta bientôt, sa petite cuillère à la main. Crapie était parvenue à dévisser le couvercle en faisant entrer de l'air dessous avec la pointe de ses ciseaux comme elle avait vu son père le faire.
« Ça a l'air délicieux, dit-elle à sa sœur ; tiens, sens ! »
Elsie huma la confiture à son tour et lui trouva un bon parfum de fraise.
« Je peux goûter ? demanda-t-elle.
– Non, c'est moi » fit Crapie en lui reprenant le pot. Elle y plongea la cuillère et la porta à sa bouche, s'extasiant aussitôt :
« Hummm… elle est bien meilleure que celle de Maman… t'en veux aussi ? »
Mais Elsie ne répondit pas. Elle ouvrait de grands yeux effarés en regardant sa sœur et se mit à geindre :
« Crapie… où tu es ? Je ne te vois plus… Crapie !
– Arrête ! fit Crapie. Je suis là ; je n'ai pas bougé.
– Mais je ne te vois plus, pleurnichait Elsie, tu as disparu… »
Ébranlée par le réel désarroi de sa sœur, Crapie voulut en avoir le cœur net et se dirigea d'un pas décidé vers la salle de bains. Là, appuyée des deux mains sur le lavabo et se haussant sur la pointe des pieds, elle se regarda dans le miroir.
Mais il n'y avait rien dans le miroir ! Elle avait beau se hausser le plus qu'elle pouvait, il n'y voyait rien ! Elle sentit un frisson lui parcourir tout le corps en comprenant qu'elle était devenue invisible. Elle entendait Elsie, dans la chambre, qui l'appelait en pleurant. Alors elle prit sa décision et retourna près de sa sœur.
« Elsie, lui dit-elle – et Elsie sursauta –, tu n'as qu'à prendre aussi une cuillerée de confiture, on va bien voir… »
Elsie se trouvait tellement désemparée qu'elle obéit aussitôt sans poser la moindre question. Dès qu'elle eut ingéré sa cuillerée de confiture, elle disparut instantanément aux yeux de Crapie.
« C'est la confiture ! s'écria Crapie. C'est une confiture magique qui rend invisible !
– Je suis invisible ? demanda la voix incrédule d'Elsie.
– Oui ! Tu es invisible comme moi ! »
Crapie sentit la main de sa petite sœur qui tâtonnait sur son bras.
« C'est pas très pratique… » reprit la voix d'Elsie.
Mais elle ne pleurnichait plus du tout et avait même retrouvé son intonation habituelle de petite fille. Elles se donnèrent la main et firent ainsi le tour de leur chambre sans se voir l'une l'autre, se bousculant et se marchant de temps en temps sur les pieds ; c'était plutôt amusant. Puis Crapie s'assit sur son lit et elle vit que Elsie s'asseyait près d'elle, car il y avait un petit creux à son côté sur la couette. Elle entendit à nouveau sa voix qui s'inquiétait :
« Crapie… Est-ce qu'on va rester invisibles pour toujours ?
– Je ne sais pas… répondit-elle ; mais c'est un peu embêtant : qu'est-ce que vont dire les parents ?
– Et à l'école, reprit la voix d'Elsie maintenant tout excitée, la maîtresse nous verra même pas ! Ouais ! C'est hypercool !
– Tes copines non plus te verront pas ; tu ne pourras même pas jouer avec elles » fit remarquer Crapie qui commençait à mesurer les inconvénients de leur situation.
Cela fit retomber tout d'un coup l'enthousiasme d'Elsie qui se tut. Crapie sentit sur son genou la petite main de sa sœur qui cherchait la sienne à l'aveuglette. Elle la prit et la serra. Elles restèrent ainsi un long moment toutes les deux à réfléchir sans rien dire. Puis Elsie tout à coup sursauta sur le lit et s'exclama :
« Crapie ! Ça y est, je te vois ! Tu n'es plus invisible ! Je te dis que je te vois… »
Crapie, elle, ne voyait toujours pas sa sœur mais elle se sentit soulagée. Ce n'était finalement pas si grave ; tout redevenait comme avant.
« Moi, je ne te vois pas encore » reconnut-elle. Et juste comme elle disait cela, elle distingua soudain le visage d'Elsie, et ses lèvres qui articulaient :
« Je veux pas rester toute seule invisible, moi…
– Mais ça y est : tu n'es plus invisible » la rassura Crapie.
Elsie la prit alors dans ses bras et elles se serrèrent l'une contre l'autre dans un élan de tendresse spontanée.
« Je préfère tout de même quand on est visibles » conclut enfin Crapie.
C'est alors qu'elles entendirent se refermer la porte de la rue. Leur père venait de rentrer. Il suspendait son blouson dans la penderie et disait quelque chose à leur mère.
« Les filles ! appela celle-ci, Papa est là, on va se mettre à table… »
D'un seul mouvement les deux sœurs sautèrent sur leurs pieds et se regardèrent, comme prises en faute. Les yeux brillants d'excitation, Elsie proposa à voix basse :
« On va leur faire une blague.
– Quelle blague ? demanda Crapie qui venait d'avoir la même idée que sa sœur.
– On va prendre un tout petit peu de confiture avant de descendre.
– Mais on sera invisibles…
– Ben oui ; c'est ça la blague. »
Toute émoustillée à l'idée de se retrouver invisibles devant leurs parents, Crapie tenta tout de même de se montrer plus raisonnable. Elle objecta :
« Mais t'es folle ! Qu'est-ce qu'ils vont dire ? Et puis on sera obligées de leur raconter l'histoire du chat et de la vieille dame qui nous a donné la confiture…
– Mais non, on dira rien, insista Elsie. On prendra juste un tout petit peu de confiture, comme ça (et elle rapprocha son pouce et son index pour montrer ce que ça faisait un tout petit peu). On ne restera pas longtemps invisibles, ils ne s'en rendront presque pas compte…
– Bon, ben d'accord, acquiesça Crapie qui savait depuis le début qu'elles le feraient. Mais seulement un tout petit peu hein ? »
Elle prit le pot de confiture sur le bureau, l'ouvrit et n'emplit qu'à moitié la petite cuillère qu'elle tendit à sa sœur.
« Tu n'en prends que la moitié » précisa-t-elle à Elsie qui déjà ouvrait la bouche.
Elsie n'en prit que la moitié ; puis Crapie lécha le reste dans la cuillère et toutes deux disparurent instantanément aux yeux l'une de l'autre.
« Les filles ! appela de nouveau leur mère, vous descendez ou quoi ? Papa et moi on a déjà commencé à manger ! »
Étouffant tant bien que mal leurs rires, elles se cherchèrent à l'aveuglette et se prirent par la main pour descendre l'escalier avec précaution. Crapie trouvait cela étrange, et même un peu inquiétant, d'entendre les pas de sa sœur sur les marches à ses côtés alors qu'elle n'y voyait personne. Elles arrivèrent ainsi en bas et s'arrêtèrent au milieu de la cuisine, retenant leur souffle. Leurs parents étaient à table en face d'elles et mangeaient des carottes râpées comme si de rien n'était.
« Les filles ! appela encore leur mère ; je n'le dirai pas trois fois ! Qu'est-ce que vous faites ? »
Crapie et Elsie pouffèrent, ce qui fit tourner la tête à leur mère dans leur direction. Puis elle reporta les yeux vers le couloir, élevant la voix :
« Alors, vous arrivez ?
– On n'est pas là, Maman ! » crièrent en chœur les deux sœurs. Leur mère tourna brusquement les yeux vers les voix.
« Mais qu'est-ce que vous fabriquez ? »
Crapie retenait à peine son rire.
« On est invisibles… » dit-elle. Et comme elle disait cela, elle vit Elsie près d'elle qui lui tenait la main et comprit qu'elles venaient de redevenir visibles.
Leur mère les considéra un instant, éberluée.
« Julien, dit-elle enfin, tu as vu ? »
Leur père leva le nez de son assiette.
« J'ai vu quoi ?
– Les filles, là ; elles viennent d'apparaître au milieu de la cuisine…
– Je n'ai rien vu… » fit-il. Et il ajouta comme d'habitude lorsqu'il rentrait du travail à midi : « alors, on ne fait pas un bisou à son petit papa chéri qui revient du boulot ? »
L'une après l'autre, Elsie et Crapie allèrent embrasser leur père en lui passant les bras autour du cou avant de s'asseoir à leurs places.
« Ah, tout de même… reprit leur mère qui se calmait. Il était temps ! Vous ne pouvez pas venir quand on vous appelle ?
– Mais on était invisibles… se justifia Crapie. C'est de la magie… »
Pouffant de rire, Elsie recracha sa bouchée de carottes râpées dans son assiette.
« Te fiche pas de moi et arrête tes bêtises ! répliqua leur mère. Et toi, Elsie, tâche de manger un peu plus proprement ! J'en ai assez, moi, d'avoir des filles comme ça… »
Le lendemain Crapie s'apprêtait à aller chercher le pain comme tous les dimanches. Elle vit Elsie arriver en courant dans le couloir.
« Attends ! Je viens avec toi !
– Je ne sors pas avec toi si t'es habillée comme ça » la prévint Crapie.
Affublée de son petit tutu rose, ses sandales rouges aux pieds, Elsie réfléchit un instant avant de remonter dare-dare dans sa chambre. Elle redescendit bientôt avec sa veste de moumoute rose sur le dos et se planta devant sa sœur.
« Bon, ça va, concéda celle-ci. On y va. »
À peine sur le trottoir, reprenant son souffle, Elsie demanda :
« Tu crois que le chat sera là aujourd'hui ?
– Je n'en sais rien » bougonna Crapie. Ça l'agaçait de toujours traîner sa petite sœur avec elle, surtout depuis qu'elle avait rencontré le chat ; elle n'aurait jamais dû lui en parler.
« Mais s'il n'est pas là, insista Elsie, on peut quand même aller voir la vieille dame…
– Non, trancha Crapie. Si le chat n'est pas là, c'est qu'elle n'a pas envie de nous voir.
– Alors elle n'aura pas de pain… »
C'était vrai : la vieille dame n'aurait pas son pain. Mais comment faisait-elle il y a trois jours, avant de rencontrer Crapie ? Peut-être que c'était Nestor, transformé en petite fille, qui allait le lui acheter ? Ne sachant quoi répondre, Crapie préféra se taire. Elle se contenta de marcher un peu plus vite, obligeant Elsie à trottiner pour la suivre. Elles dépassèrent ainsi la devanture du coiffeur et il n'y avait pas de chat sur la fenêtre… Pourtant il faisait beau ; il aurait dû être là, à se prélasser au soleil sur le rebord de zinc. Très déçue Crapie passa devant la fenêtre sans rien dire et fut excédée d'entendre sa sœur constater :
« Il n'est pas là…
– Bon, oui : il n'est pas là, c'est tout ! Nous, on va chercher le pain. »
Il y avait la queue jusque sur le trottoir devant la boulangerie, car c'était l'heure de sortie de la messe. Elles se mirent dans la file et attendirent. Debout près de sa sœur, Elsie n'osait plus faire le moindre commentaire.
Lorsqu'elles ressortirent enfin de la boutique, avec leur baguette brûlante dans son emballage de papier, le chat n'était toujours pas sur la fenêtre. Il était assis en dessous et se mit à marcher le long du mur en les voyant arriver.
« Il est là ! hurla Elsie.
– Oui, ben je l'ai vu, la rabroua Crapie. C'est pas la peine de crier comme ça…
– Nestor… » appela doucement Elsie d'une voix contenue.
Mais le chat ne répondit rien. Il se contenta de tourner la tête dans leur direction et continua à marcher tranquillement en faisant rouler ses épaules. Saisissant la main de sa sœur, Elsie chuchota :
« Il ne veut pas nous parler.
– Tais-toi ! ordonna Crapie. Il n'a pas besoin de parler ; il veut seulement qu'on le suive… »
Elles le suivirent donc sous le porche de l'immeuble pour se retrouver bientôt dans la cour, face à la vieille porte peinte en gris. Nestor était assis devant et attendait. Crapie ouvrit la porte sans hésiter et, à la suite du chat, elles pénétrèrent dans le couloir obscur. La porte se referma lentement derrière elles pour les laisser dans le noir complet. Sans qu'on lui ait rien demandé Nestor aussitôt devint lumineux, un peu comme ces lumières qui s'allument toutes seules dès qu'on pénètre dans une pièce. Elles l'accompagnèrent vers le fond du couloir. Elsie serrait tout de même très fort la main de sa sœur ; à mi-chemin elle murmura :
« Crapie… est-ce que tu crois qu'on peut le caresser ?
– Essaie, dit Crapie. Tu n'as qu'à lui demander. »
Alors Elsie demanda, de sa voix chantante de petite fille :
« Nestor, est-ce que je peux te caresser ? »
À leur grande surprise le chat répondit :
« Mais oui, tu peux, évidemment. »
Et en disant cela il s'était arrêté, la queue toute frémissante comme les chats qui attendent des caresses. Elsie s'accroupit à côté de lui pour lui faire une caresse sur le dos mais dès qu'elle le toucha une gerbe d'étincelles crépitantes jaillit de son pelage sous sa main. Cela illumina tout le couloir alentour comme ces bâtonnets que leur mère avait allumés sur l'omelette norvégienne pour l'anniversaire de leur père. Elsie retira précipitamment sa main mais le chat, sans bouger, fit : « Miaou… » comme pour demander d'autres caresses. Elsie passa encore la main sur son dos, de la tête à la queue, suscitant une nouvelle gerbe de paillettes lumineuses. Elle leva un visage émerveillé vers Crapie (qui n'en revenait pas de la hardiesse de sa sœur et de ce phénomène extraordinaire qu'elle avait déclenché) et s'apprêtait à faire une troisième caresse au chat lorsqu'il l'interrompit :
« Bon, vous avez vu ? Ça suffit maintenant. Ça me chatouille, moi, tous ces crépitements… »
Trottinant de son allure habituelle, il repartit vers le fond du couloir. Crapie lui ouvrit la porte et elles se retrouvèrent dans la cuisine qui leur était maintenant familière.
Debout devant le buffet de bois sculpté dont elle refermait l'un des tiroirs, la vieille dame se retourna pour les accueillir. « Ah, vous voilà, mes petites… » Et comme Crapie lui tendait la baguette toute chaude, elle ajouta : « Merci ; vous êtes bien gentilles toutes les deux. Approchez donc, moi aussi j'ai quelque chose pour vous… »
Elle traversa la pièce pour retourner s'asseoir à sa place, de l'autre côté de la table ronde où elle déposa la baguette, et Nestor bondit sur ses genoux. Crapie fut très surprise par la vivacité et la légèreté de sa démarche ; elle ne se déplaçait pas du tout comme une vieille grand-mère, toute courbée et à petits pas prudents. Une fois installée sur sa chaise, elle croisa les mains, les avant-bras posés sur la toile cirée, et les considéra avec un léger sourire avant de reprendre :
« Alors, mes petites, est-ce que vous avez aimé ma confiture ?
– Oh oui, firent les deux sœurs, mais…
– Mais quoi ?
– On est devenues invisibles, dit Crapie.
– Ah, ah ! s'égaya-t-elle ; je sais bien. C'est plutôt amusant, non ?
– Oui… » soufflèrent les deux sœurs, intimidées.
La dame les regarda par-dessus ses lunettes, une lueur malicieuse dans les yeux.
« Vous n'en avez pas profité pour faire des bêtises, j'espère ?
– Oh, non, firent les deux sœurs.
– Vous n'avez pas essayé, par exemple, de faire des farces à vos parents ? »
Mal à l'aise, Crapie et Elsie échangèrent un furtif regard avant de répondre :
« Euh…, non…
– Alors c'est bien, conclut la dame. Vous êtes de bonnes petites filles. »
Elsie fit un pas en avant pour s'approcher de la table.
« Madame…
– Oui ? l'encouragea la vieille dame.
– Madame, est-ce que… est-ce que vous êtes une sorcière ?
– Hé, hé hé… Tu es mignonne, toi ! Une sorcière… Est-ce que j'ai l'air d'une sorcière ?
– Ben…
– Parce que je suis vieille ?
– Ben oui.
– Hé, hé… Mais non, rassure-toi : je ne suis pas une sorcière. Je suis une fée. »
Malgré le discret coup de coude que sa sœur lui envoya dans les côtes, Elsie insista, mise en confiance par la bonne humeur de la dame :
« Mais les fées, elles sont jeunes, et puis belles… »
Elle n'y connaissait rien aux fées, pensa Crapie, puisqu'il y avait la fée Carabosse qui était vieille et moche, et même méchante. Mais elle n'osa pas intervenir. La dame, elle, paraissait bien s'amuser et répondit :
« Ah, c'est vrai ! C'est vrai… je ne suis plus très jeune… Et tu trouves que je ne suis pas belle ?
– Si, mais…
– Eh bien tu as raison : je suis vieille et toute ratatinée ; mais je suis tout de même une fée. Vous savez, mes petites, les fées sont comme tout le monde, elles finissent par vieillir. Moi, j'ai été jeune et belle pendant plusieurs siècles. Vous savez ce que c'est qu'un siècle ?
– C'est 100 ans ! s'interposa Crapie qui ne voulait pas laisser le monopole de cette étrange conversation à sa sœur.
– 100 ans, oui, reprit la fée. Pendant plusieurs centaines d'années j'ai été jeune et belle. Mais maintenant je vieillis moi aussi…
– Vous allez mourir ? s'inquiéta Elsie.
– Non. Les fées ne meurent pas. Lorsqu'elles ont fini de vieillir, elles redeviennent jeunes et belles comme avant.
– Notre grand-mère aussi elle redeviendra jeune et belle ? demanda naïvement Elsie.
– Ah ça non, mes pauvres mignonnes… Votre grand-mère n'est pas une fée, voyons ! »
Devant l'air perplexe des deux filles qui se tenaient l'une près de l'autre immobiles, la fée reprit d'un ton plus animé :
« Bon ! Maintenant approchez toutes les deux ; j'ai un petit cadeau à vous faire… »
Crapie et Elsie s'approchèrent tandis que la vieille dame faisait glisser devant elle les deux écharpes de laine grise pliées près de la baguette sur le bord de la table.
« Regardez, fit-elle en les dépliant ; j'ai fini de tricoter vos cache-nez ; vous allez pouvoir les essayer. »
Elle leur tendit les écharpes qu'elles s'enroulèrent autour du cou, secrètement déçues par ce cadeau qui n'avait rien d'extraordinaire et dont elles n'avaient pas besoin. Des écharpes et des foulards, elles en avaient déjà des tas, de toutes les couleurs et beaucoup plus jolis que celles-là.
« Alors, s'enquit la vieille dame, elles vous plaisent ? »
Crapie rougit de honte pour sa sœur lorsqu'elle l'entendit répondre :
« Oui, mais… Moi j'aurais préféré une rouge…
– Bien sûr, rétorqua la fée sans s'offusquer, comme si elle s'attendait à cette réaction ; je le sais bien… Mais c'est parce que tu ignores encore les pouvoirs de cette écharpe-là ; et pour cela il faut qu'elle soit grise. Allez, maintenant descendez un peu à la cave avec Nestor pour voir mes lutins… »
Nestor, aussitôt, sauta des genoux de sa maîtresse pour aller s'asseoir devant la porte de la cave.
« Mais, objecta Crapie avant de suivre le chat, vous avez dit qu'on ne pouvait pas les voir…
– Hé, hé… se contenta de faire la fée en baissant ses lunettes sur son nez ; allez-y, descendez… »
Crapie tourna la poignée et poussa la porte par laquelle Nestor se faufila pour commencer à descendre les marches. Ébahies, les deux sœurs s'immobilisèrent en haut de l'escalier : la cave était déjà éclairée et remplie d'une activité incroyable. Une dizaine de lutins s'occupaient à ranger des boîtes de carton et des petits pots de confiture sur les étagères, déplaçant les unes, repoussant les autres pour faire de la place tandis que de nouvelles boîtes, que deux d'entre eux ne cessaient d'apporter, s'empilaient sur le sol. Tout cela dans le silence le plus complet.
Arrivé au bas de l'escalier, Nestor se retourna et fit : « Miaaou…
– Qu'est-ce que tu dis ? demanda Crapie.
– J'ai dit : descendez ! » répondit le chat.
Elles furent tellement surprises de l'entendre à nouveau parler qu'elles obéirent aussitôt. Se prenant par la main, elles descendirent les marches une par une jusqu'en bas.
Mais là elles ne purent faire un pas de plus, assaillies par la troupe des lutins qui avaient cessé de travailler dès qu'ils les avaient aperçues. Ils étaient vraiment petits, pensa Crapie, bien plus petits qu'Elsie ; ils lui arrivaient tout juste à la taille. Mais ils ne ressemblaient pas du tout à des enfants, car il y avait des jeunes et des vieux ; certains avaient même de longues barbes. Tous étaient habillés de sortes de blouses de couleurs différentes, serrées par une ceinture, et portaient dessous des espèces de leggins ou de justaucorps de couleur assortie. Ils n'avaient pas de ces bonnets pointus avec des pompons que l'on voit aux lutins de Blanche-Neige mais de simples bonnets de laine grise unie, parfois avec des rayures rouges et bleues. La présence de Crapie et d'Elsie semblait pour eux un événement extraordinaire, car tous se pressaient autour d'elles, parlaient avec animation, discutaient, riaient. Mais elles n'entendaient rien et c'était bizarre de les voir bavarder et s'agiter ainsi dans un silence complet ; cela faisait même un peu peur.
L'un d'eux, qui montrait aux autres le tutu rose d'Elsie, tendit même la main pour en tâter le taffetas. Elle eut un mouvement de recul et se serra contre Crapie qui, pas plus rassurée qu'elle, appela : « Nestor ! »
Nestor restait tranquillement assis au bas de l'escalier. L'effervescence de cette foule de lutins ne semblait pas l'effaroucher. Il miaula quelque chose comme :
« Miaaou… mrrouou… miaou…
– Mais qu'est-ce que tu dis ? s'impatienta Crapie.
– Je dis, répondit le chat : retirez vos écharpes. »
Elles obéirent sans se poser de questions et, dès qu'elles eurent retiré les écharpes de leurs cous, les lutins disparurent à leurs yeux. La cave était complètement vide mais un brouhaha de petites voix et de rires leur emplissait les oreilles. Les boîtes empilées par-terre continuaient de s'élever toutes seules pour se glisser sur les étagères, les petits pots de confiture se déplaçaient sur les rayonnages pour s'aligner en rangs plus serrés. Les lutins s'étaient remis au travail sans plus s'occuper d'elles. Mais elles ne les voyaient plus ; on les entendait seulement.
« Je… je veux remonter…, implora Elsie à mi-voix.
– On veut remonter, maintenant » répéta Crapie en s'adressant à Nestor.
Sans faire le moindre commentaire, comme si cela lui était complètement indifférent, le chat se leva et commença à gravir nonchalamment les marches. Elles s'empressèrent de le suivre et ne furent soulagées qu'en arrivant dans la cuisine, après que Crapie eut refermé soigneusement la porte derrière elles. La vieille dame était toujours assise à sa table.
« Alors, s'enquit-elle, vous êtes contentes ? Vous avez vu mes lutins ?
– Je n'aime pas les lutins ! » répliqua Elsie qui retrouvait toute son assurance.
– Allons, allons, ne dis pas de bêtises, ma petite, la reprit la fée avec un fin sourire. On ne prétend pas qu'on n'aime pas les gens lorsqu'on ne les connaît pas… Mes lutins sont très gentils, tu verras. »
Voyant l'embarras de sa sœur dont les joues étaient devenues toutes rouges, Crapie intervint :
« Mais on ne peut pas les connaître puisqu'on ne peut pas leur parler…
– C'est vrai, tu as raison : on ne peut pas connaître les gens sans leur parler, dit la fée. Avec vos cache-nez vous pouvez les voir mais pas les entendre ou leur parler… Il faut mettre des bonnets pour ça.
– Des bonnets comme ceux des lutins ?
– Exactement ! Et comme vous êtes vraiment très mignonnes toutes les deux, je vais vous en tricoter pour la prochaine fois.
– Des bonnets de laine grise comme les écharpes ? demanda timidement Elsie.
– Ah, ah… s'égaya la fée ; tu ne trouves pas ça beau, je le sais ; mais c'est obligatoire, on ne peut pas faire autrement. » Et devant la moue désappointée d'Elsie qui cachait mal son dépit, elle ajouta : « Mais pour le tien, je veux bien ajouter une bordure de laine rouge… Ça te plairait ?
– Oui… » acquiesça Elsie qui retrouva son sourire.
Crapie aussi aurait préféré un bonnet avec une bordure rouge, mais elle n'osa rien dire.
« Bon ! reprit la vieille fée en rajustant ses lunettes ; maintenant vous allez rentrer chez vous, il est déjà tard.
– Mais… se hasarda Crapie, et pour le pain ?
– Ah oui, se rappela la fée ; où avais-je la tête ! Mais tu n'as aucune poche, toi. »
Effectivement Crapie ne portait qu'un tee-shirt blanc à manches longues sur ses leggins noires.
« Moi j'ai des poches ! s'écria Elsie.
– Parfait ! dit la fée. Eh bien c'est réglé ; regarde dans ta poche. »
Plongeant la main dans une des poches de sa veste de moumoute rose, Elsie en extirpa une pièce de 2 € qu'elle brandit triomphalement :
« Ouais ! C'est moi qui ai la pièce !
– Calme-toi un peu, lui enjoignit la fée en souriant. Allez, mes petites, à demain…
– Pas demain, objecta Crapie ; demain il y a école.
– Ah oui… corrigea la fée. Eh bien à mercredi, alors. Et soyez sages toutes les deux !
– Oui, Madame… » firent-elles en chœur en se dirigeant vers la porte où Nestor les attendait patiemment.
Les deux sœurs étaient bien embêtées en rentrant à la maison avec leur baguette de pain : qu'allaient-elles faire des cache-nez que la fée leur avait offerts ? Elsie refusait de se mettre le sien autour du cou de peur de voir des lutins dans la rue.
« Mais il n'y a pas de lutins dans la rue, j'te dis ! tentait de la convaincre Crapie.
– Si ! Il y en a peut-être, rétorquait sa sœur. J'veux pas les voir…
– Mais on ne les voit pas !
– Si, justement ; avec les cache-nez on les voit…
– T'es hyperchiante » disait Crapie.
Elles se disputèrent ainsi jusque devant la porte de leur maison. Elles ne pensèrent même pas à se partager le croûton de la baguette, ce jour-là. Avant de sonner elles hésitèrent : qu'est-ce qu'allait dire leur mère en voyant ces écharpes ?
« On n'a qu'à pas lui montrer, suggéra Elsie.
– Et comment tu vas faire ?
– Attends, j'ai une idée » proposa-t-elle.
Elle ouvrit la fermeture-éclair de sa veste de moumoute, s'enroula son cache-nez autour de la taille, fit la même chose avec celui de sa sœur et referma sa veste à ras du cou.
« Et voilà ! »
Crapie la considéra d'un œil critique : boudinée ainsi elle avait l'air d'un gros nounours rose, mais peut-être que leur mère n'y ferait pas attention. Elle était surtout un peu dépitée de n'avoir pas pensé à cela la première tout en restant plutôt admirative devant la débrouillardise de sa petite sœur. Elles se décidèrent à sonner.
« Ah, tout de même…, fit leur mère en ouvrant la porte ; qu'est-ce que vous fabriquiez ? »
Elles auraient aussi bien pu ne pas dissimuler leurs cache-nez, car elle leur jeta à peine un regard pour repartir aussitôt au salon où l'on entendait la télé.
Crapie referma la porte, déposa la baguette et la monnaie sur la table de la cuisine et elles montèrent quatre à quatre dans leur chambre où Elsie s'empressa de retirer sa veste pour récupérer leurs cache-nez. Crapie en prit un qu'elle s'enroula autour du cou.
« Je vais voir s'il n'y a pas des lutins dans le placard » annonça-t-elle.
Elsie se précipita en hurlant sur sa sœur qui ouvrait déjà la porte du placard :
« Mais non ! Y en a pas !
– T'en sais rien, dit Crapie, tentant de se dégager.
– Mais si ! On n'en a jamais entendu ! Même sans les écharpes on les entend… »
Crapie hésita ; il lui fallait bien reconnaître que sa sœur avait raison mais elle ne voulut pas en démordre pour autant.
« Avant, il y avait bien des monstres dans le placard…
– Oui, rétorqua Elsie, tout de même un peu ébranlée par cet argument ; mais c'étaient pas des vrais, c'était pour rire…
– Bon, fit Crapie en pénétrant dans le placard, je vais voir quand même… »
Elsie attendit devant la porte tandis que Crapie explorait les profondeurs du placard.
« Y en a ? demanda-t-elle timidement au bout d'un moment.
– Non, finit par admettre Crapie ; il n'y en a pas… Mais j'ai une idée.
– C'est quoi, ton idée ?
– On va aller voir dans la cave… » répondit Crapie émergeant du placard pour se diriger directement vers la porte de leur chambre. Elsie n'eut pas d'autre choix que la suivre, car elle descendait déjà l'escalier. Elle tenta d'objecter :
« Y en a pas non plus dans la cave !
– Si : dans la cave de la vieille dame y en a plein ! Et puis parle pas si fort, Maman va nous entendre…
– Mais c'est une cave de fée, fit remarquer Elsie.
– Ça ne fait rien ; il y en a dans toutes les caves, affirma Crapie déjà parvenue au bas des marches. C'est là qu'ils habitent… Allez, viens ! »
Comme dans la plupart des vieilles maisons du quartier, l'entrée de leur cave se trouvait à l'extérieur, dans le jardin ; on y accédait en descendant sept ou huit grosses marches de pierre. Son écharpe à la main, qui traînait par terre comme lorsqu'elle trimballait son doudou, Elsie s'arrêta en haut de l'escalier.
« Tu y vas toute seule… J'aime pas la cave, moi ; c'est plein d'énormes araignées. »
Crapie remonta trois marches pour tirer sa sœur par la main.
« Non, tu viens aussi ! T'es encore un bébé ou quoi ? »
Elsie se laissa entraîner jusqu'à la porte de la cave. Crapie ouvrit et alluma la lumière.
« Et ton cache-nez ? Mets-le, sinon ça sert à rien… »
Elsie enroula de mauvaise grâce le cache-nez autour de son cou et les deux sœurs s'aventurèrent sur le sol cimenté dans la pénombre de la cave.
Il y a toujours plein de vieilleries dans les caves, des choses qui ne servent à rien mais dont on hésite pendant des années à se débarrasser. Il y a aussi des choses qui servent encore mais qu'on ne sait pas où ranger parce qu'il n'y a plus de place dans la maison. Ici, contre une petite armoire de bois clair emplie on ne sait trop de quoi, il y avait la table et les fauteuils de jardin ; il y avait aussi le vélo tout poussiéreux de leur père près d'un vieil aspirateur qui marchait encore ; des piles de cartons vides s'entassaient jusqu'aux poutres du plafond ; au fond, face à la chaudière où arrivaient plein de tuyaux, il y avait de longues étagères en bois de récupération sur lesquelles s'alignaient d'autres cartons, pleins ceux-là (il y en avait même un qu'elles connaissaient bien parce qu'il contenait les guirlandes et les boules qu'on descendait chercher tous les ans pour décorer le sapin ; un énorme carton marron avec « Noël » marqué dessus au feutre vert.
L'une poussant l'autre, elles avançaient avec précaution, pas très tranquilles tout de même, car elles ne descendaient que rarement ici, et jamais toutes seules.
« Tu en vois ? murmura Elsie.
– Non, admit Crapie ; mais ils se sont sûrement cachés quand on a allumé.
– Ils se sont cachés où ?
– J'en sais rien, moi ! T'as qu'à chercher ! »
Cela rassurait un peu Crapie de jouer à la grande en rabrouant ainsi sa petite sœur. Elles continuèrent leur prudente progression, regardant partout autour d'elles : dans le coin sombre entre l'armoire et le casier à bouteilles, sous l'établi de leur père encombré d'outils qu'il n'avait pas rangés et même dans le trou noir derrière la chaudière ; mais il n'y avait pas la moindre trace de lutins.
Soudain Elsie s'immobilisa, saisit le bras de sa sœur et vint se serrer contre elle.
« Crapie ! Là… »
Dans un étroit passage entre deux piles de cartons se tenait un petit bonhomme habillé tout en vert, avec une courte barbe noire, et qui les regardait. Il était bien plus petit que les lutins qu'elles avaient vus chez la fée. Il ne semblait pas le moins du monde effarouché par leur présence et les regardait plutôt avec curiosité. Il dit quelque chose qu'elles n'entendirent pas et un deuxième lutin, habillé tout en rouge celui-là et pourvu d'une barbe grise beaucoup plus longue, apparut aussitôt derrière lui. Les deux petites filles n'osaient plus faire un mouvement mais les lutins, eux, avancèrent sans crainte, levant les yeux vers elles et se les montrant du doigt, discutant silencieusement de manière animée comme s'ils se posaient des questions à leur sujet. Puis le lutin vert leva le bras et leur tendit la main en souriant. Par un mouvement de recul instinctif, Elsie se dissimula derrière sa sœur tandis que Crapie, après quelques secondes d'hésitation, prenait finalement la main qu'on lui tendait, s'efforçant de sourire elle aussi.
« Bonjour, lutin… » lui dit-elle en secouant la main du lutin. C'était une main étrange, pas plus grande que celle d'un bébé mais déjà rêche et toute ridée, qui lui fit une drôle d'impression. Il répondit quelque chose qu'elles ne purent entendre et se retourna vers son compagnon qui s'approcha aussitôt de Crapie pour lui tendre la main à son tour. Elle serra aussi la main du lutin rouge et lui dit :
« Bonjour, lutin rouge… Je ne connais pas vos noms alors je vous appelle comme ça. »
Le lutin rouge répondit sans doute bonjour lui aussi ; on ne pouvait pas savoir. Puis il montra Elsie du doigt en continuant à parler et tendit de nouveau la main.
« Il veut que tu lui serres aussi la main, chuchota Crapie.
– J'veux pas… J'veux pas voir de lutins ! déclara Elsie en se cachant un peu plus derrière sa sœur.
– Ce que t'es malpolie, toi ! s'emporta Crapie. Serre-lui la main ou il va être vexé. Tu vois bien qu'ils sont très gentils. »
Elsie s'avança à contrecœur et prit la main du lutin rouge qui serra la sienne, la secoua de haut en bas tout en la tapotant de son autre main et en riant. Elsie du coup se détendit et se mit à rire elle aussi. Voyant cela le lutin vert rit aussi ; puis Crapie ; ils riaient tous les quatre comme des fous sans bien savoir pourquoi mais elles n'entendaient que leurs propres rires, celui des lutins restait silencieux et cela faisait bizarre de les voir rire ainsi sans entendre aucun bruit. Le lutin vert riait tellement qu'il était presque plié en deux et se donnait de grandes tapes sur les cuisses. Puis le lutin rouge lâcha enfin la main d'Elsie, dit quelques mots à son compagnon et tous deux se faufilèrent dans l'étroit couloir entre les deux piles de cartons où ils disparurent. Restées seules au milieu de la cave, les deux sœurs étaient encore sous le coup de la surprise.
« Lutins ? appela Crapie en s'approchant des cartons, lutins, vous êtes là ? »
Mais les lutins ne revinrent pas. Elsie demanda :
« Ils sont partis ?
– Tu vois bien ! répondit Crapie. Allez, tu peux retirer ton écharpe maintenant, on s'en va. »
Elles ôtèrent leurs cache-nez de laine grise qu'elles roulèrent en boule contre elles en remontant l'escalier. Elsie demanda encore :
« Pourquoi qu'on s'est mis à rire comme ça avec les lutins ?
– Parce que les lutins riaient… À l'école, jeudi dernier, toute la classe a eu le fou rire et la maîtresse nous a dit que le rire était communicatif.
– Ça veut dire quoi, communipatif ?
– “Communicatif”, idiote ! Ça veut dire que si quelqu'un rit, les autres aussi se mettent à rire, parce que c'est communicatif. »
Avant de rentrer dans la maison, Crapie fit promettre à sa sœur de ne rien dire à leurs parents :
« Tu ne dis pas à Papa et Maman qu'il y a deux lutins dans la cave, recommanda-t-elle ; tu le promets ?
– Je le promets, répéta docilement Elsie. De toute façon ils ne pourraient pas les voir parce qu'ils n'ont pas des cache-nez de fée comme nous…
– Oui, mais ça ne fait rien… tu ne leur dis pas quand même, d'accord ?
– D'accord » acquiesça Elsie.
Par chance leur mère regardait toujours la télé au salon, et leur père devait être dans son bureau ou bricolait au garage. Elles purent remonter dans leur chambre sans être aperçues.
Les deux jours suivants, et surtout le lundi en retournant à l'école, Elsie eu bien du mal à ne pas raconter à ses copines qu'il y avait des lutins dans leur cave. Heureusement qu'elle n'y pensait pas tout le temps. Et quand elle y pensait et qu'on était en classe elle ne pouvait pas parler. Et quand elle pouvait parler, pendant les récréations par exemple, elle voyait toujours sa sœur qui jouait pas loin dans la cour et cela l'aidait à ne rien dire. Crapie aussi brûlait de tout raconter à son amie Clémence mais elle réussissait à se retenir en se disant qu'elles avaient un secret, Elsie et elle, un secret qui les rendait différentes de tous ces garçons et ces filles qui couraient, se bousculaient, gesticulaient en hurlant sans avoir le moindre soupçon de l'existence des lutins. Lorsqu'elles rentraient à la maison, après l'école, Crapie ne manquait pas d'interroger sa sœur :
« Tu n'as rien dit, j'espère…
– Non, répondait Elsie.
– Moi non plus » disait Crapie.
Et elles se prenaient par la main, hâtant le pas, fières toutes les deux d'avoir su préserver leur secret un jour de plus.
À la maison, durant ces deux jours, elles ne désiraient qu'une seule chose : qu'arrive enfin le mercredi pour aller à la boulangerie chercher le pain et porter sa baguette tradition à la vieille fée qui les attendait et devait avoir fini de tricoter les bonnets qu'elle leur avait promis. Plusieurs fois par jour elles allaient dans le placard de leur chambre voir les cache-nez de laine grise qu'elles y avaient dissimulés derrière leur pile de pull-overs. Elles les dépliaient, se les passaient autour du cou et exploraient avec circonspection toutes les pièces et les placards de l'étage au cas où il y aurait quelque lutin dans un coin. Mais il n'y avait jamais rien. Chaque fois un peu déçues, elles rangeaient leurs cache-nez et reprenaient leurs activités habituelles : Crapie faisait ses devoirs tandis qu'Elsie s'occupait un peu d'Arthur et de ses autres peluches qui étaient restées seules tout la journée.
Enfin ce fut le mercredi. À midi pile, dès que les deux aiguilles du réveil de Crapie se rejoignirent sur le chiffre 12 du cadran, elles abandonnèrent immédia-tement tous leurs jeux pour se ruer dans l'escalier et descendre à la cuisine. Leur mère venait de rentrer du marché et vidait les deux cabas qu'elle avait posés par terre devant la table.
« Maman ! On va chercher le pain ? » proposa Crapie à demi essoufflée.
Continuant à ranger ses provisions, leur mère répondit qu'on n'en avait pas besoin ; elle avait pris un pain bio au marché.
« Je déteste le pain bio ! bougonna Elsie ; moi, je préfère une baguette…
– Eh bien tu en mangeras quand même, rétorqua leur mère. Vous aurez une baguette fraîche pour le goûter si vous voulez. » Et comme sous le coup de la déception ses deux filles restaient figées devant elle, elle ajouta : « Si vous voulez vraiment faire quelque chose, vous n'avez qu'à mettre la table… »
Crapie et Elsie n'avaient aucune envie de mettre la table ; ce n'était pas pour ça qu'elles étaient descendues. Au lieu de s'activer comme d'habitude dès que leur mère leur demandait un service, elles la regardaient vider ses cabas, bras ballants.
« Si vous ne voulez pas vous rendre utiles, reprit leur mère, ce n'est pas la peine de rester là dans mes jambes… Allez, ouste ! Je vous appellerai pour manger ! »
De mauvais gré, un peu comme au ralenti, les deux sœurs prirent dans le buffet trois assiettes, trois fourchettes, trois couteaux et trois verres qu'elles disposèrent sur la table sans dire un mot. Elles n'étaient que toutes les trois à midi le mercredi puisque leur père ne rentrait pas déjeuner. Elles remontèrent ensuite dans leur chambre où elles se remirent à jouer, sans avoir vraiment le cœur à ça, en attendant que leur mère les appelle.
Le mercredi après-midi se déroula comme à l'ordinaire. Elles allèrent se promener au parc avec leur tante Lucile qui était venue prendre un café après le repas avec leur mère. Elsie se brûla toute une fesse parce qu'elle avait voulu descendre le grand toboggan jambes nues, sans leggins, avec seulement sa petite jupette rose. Elle avait un peu pleurniché mais ce n'était pas grave ; leur tante avait dit qu'elle lui mettrait de la pommade en rentrant. Puis elles étaient revenues à la maison, car il était déjà 4 heures 1/2.
« Si vous voulez une baguette fraîche pour le goûter, il faut que tu ailles la chercher maintenant » avait dit leur mère en donnant 2 € à Crapie.
Elles montèrent précipitamment dans leur chambre pour enrouler leurs deux cache-nez sous la veste d'Elsie et personne ne s'étonna de voir Elsie accompagner sa sœur sans demander la permission, comme si cela allait de soi. Une fois sur le trottoir, Elsie prit d'elle-même la main de sa sœur en demandant :
« Tu crois qu'elle a fini nos bonnets ?
– J'en sais rien, répondit Crapie. Faut d'abord aller voir si Nestor nous attend ; s'il n'est pas là, on ne peut pas aller chez la fée.
– Il est là, assura Elsie.
– T'en sais rien ! Des fois il n'y est pas. »
Elles hâtèrent le pas pour tourner le coin de la rue et aperçurent le chat, là-bas, installé sur sa fenêtre habituelle, les deux pattes avant repliées sous lui tel une grosse boule de poils gris.
« Il est là ! » s'écria Elsie.
Elles dépassèrent la devanture du coiffeur et s'arrêtèrent devant la fenêtre où Nestor était assis.
« Bonjour Nestor, dit Elsie. Nous, on voudrait aller voir la fée… »
Mais le chat ne lui accorda pas la moindre attention ; il se contenta de cligner un peu des yeux comme s'il avait envie de s'endormir. Crapie tira brutalement sa sœur par la main.
« Allez viens ! Il faut d'abord acheter le pain. »
Lorsqu'elles ressortirent de la boulangerie le chat était toujours là, et cette fois il paraissait même les attendre car il sauta sur le trottoir devant elles et se mit à trottiner le long du mur, s'assurant de temps à autre qu'elles le suivaient bien. Ils s'engagèrent tous les trois sous le vieux porche sans hésiter.
En débouchant dans la cour ensoleillée, Elsie tout-à-coup demanda :
« Nestor, est-ce que tu les vois, toi, les lutins ?
– Miaou ! dit le chat sans se retourner.
– Mais tais-toi… souffla Crapie.
– Pourquoi que tu miaules au lieu de parler comme tout le monde ? reprit Elsie.
– Parce que je ne réponds jamais aux questions bêtes, dit le chat.
– C'est pas une question bête ! s'insurgea Elsie qui s'était avancée à la hauteur du chat. Nous, par exemple, si on n'a pas les écharpes de la fée on ne les voit pas…
– Parce que vous êtes des petites filles, dit le chat. Mais tous les chats voient les lutins, évidemment. »
Ils étaient arrivés devant la porte de l'immeuble que Crapie ouvrit tout naturellement. À la suite du chat, elles se faufilèrent dans le couloir obscur.
« Éclaire-nous, demanda Crapie.
– Ah, c'est vrai, fit la voix du chat ; excuse-moi… » Et il devint aussitôt suffisamment lumineux pour leur permettre de se diriger dans la pénombre. Il s'assit devant la porte du fond, attendant que les deux fillettes le rejoignent pour ouvrir.
« Mais pourquoi que tu l'ouvres pas tout seul ? » interrogea Elsie.
Le chat mit quelques secondes à répondre, comme s'il avait besoin de réfléchir.
« Parce que je suis un chat, dit-il enfin.
– Mais, intervint Crapie, tu pourrais te transformer en petite fille, comme l'autre jour, et ouvrir toutes les portes… »
Le chat ne répondit pas mais elles le virent se ratatiner soudain sur le sol en une petite boule brillante dont émana bientôt, avec un sifflement aigu, un jet de vapeur mauve qui prit la forme de la petite fille que Crapie avait déjà vue. Elsie avait agrippé le bras de sa sœur et s'était collée contre elle. La petite fille était lumineuse comme le chat et continuait d'éclairer le couloir. Elle leva la main, saisit la poignée de la porte et tourna. Mais la poignée n'avait pas bougé.
« Tu ne peux pas l'ouvrir ? constata Crapie, stupéfaite.
– Non, tu vois… répondit la petite fille d'une drôle de voix. C'est parce que je suis un chat… »
Et en disant ces mots elle se ratatina à son tour sur le carrelage pour émettre un jet de vapeur mauve qui reprit la forme du chat assis devant la porte.
« Bon, dit Crapie revenue de sa surprise ; alors je vais nous ouvrir. »
À peine eut-elle entrouvert la porte qu'elles entendirent la voix de la vieille dame :
« Ah, mes petites… Entrez, entrez. Je vous attendais depuis ce midi.
– On n'a pas pu venir, s'excusa Crapie ; Maman avait déjà acheté du pain au marché…
– Oui, je sais, ce n'est pas grave, répondit la dame en allant s'asseoir à la table de la cuisine.
– Mais comment que vous le saviez ? » s'étonna Elsie.
La vieille dame leur sourit d'un petit air moqueur.
« Ah, ah ! Je le savais, c'est tout. Mon petit doigt me l'a dit… »
Crapie, qui n'avait jamais entendu cette expression-là, s'efforça d'imaginer la conversation entre la dame et son petit doigt. Elle se dit qu'elle avait sans doute un petit doigt magique capable de parler puisqu'elle était une fée.
« Bon, donne-moi donc ma baguette, reprit la dame. J'ai mis 2 € dans ta poche pour que tu en achètes une autre. »
Crapie lui tendit la baguette tradition par-dessus la table. Elle ne vérifia même pas si la pièce de 2 € se trouvait effectivement dans la poche de sa jupe parce qu'elle savait qu'elle y était.
« Aaahhh… se réjouissait la dame faisant craquer la baguette dans sa main, encore toute chaude et croustillante ! Merci, mes petites… Alors maintenant regardez ce que j'ai pour vous. Approchez… »
Elle sortit de la poche ventrale de son tablier deux bonnets de laine grise, du même gris que les cache-nez, et les posa à plat sur la toile cirée.
« J'ai mis une bordure de laine rouge sur le tien, Elsie ; et je l'ai fait un peu plus petit, reprit-elle. Et sur le tien, Crapie, j'ai fait une bordure de laine bleue ; comme ça vous ne vous tromperez pas. Ils vous plaisent ?
– Oui… » firent les deux petites filles sans trop de conviction, car elles n'aimaient pas tellement cette laine grise, même si avec les bandes de couleur c'était plutôt joli.
« À la bonne heure ! dit la vieille dame. Eh bien je suis contente. Maintenant essayez-les. Vous avez apporté vos cache-nez ?
– Ils sont là, s'empressa de dire Elsie en ouvrant la fermeture éclair de sa veste de moumoute. C'est pour pas que Maman les voit. »
Elles déroulèrent les cache-nez et se les passèrent autour du cou, puis chacune coiffa son bonnet. Celui d'Elsie était un peu trop large et lui descendait à ras des sourcils ce qui agrandissait encore ses yeux noirs et lui donnait un air étonné. Crapie n'osa pas faire de commentaire mais cela parut amuser la vieille dame qui eut un petit sourire enjoué.
« Eh bien, vous voilà prêtes à aller voir mes lutins… Nestor ! » appela-t-elle.
Occupé à laper du lait dans son assiette à côté du buffet, Nestor fit « mmrrouou… » et alla se poster aussitôt devant la porte de la cave.
« Accompagne les petites à la cave, ordonna-t-elle. Et dis aux lutins de bien les accueillir… » Et comme Elsie et Crapie restaient plantées devant la table, leurs bonnets de laine enfoncés sur la tête, elle ajouta : « Eh bien, allez ! Qu'est-ce que vous attendez ? »
Maintenant qu'elles avaient tout ce qu'il faut pour voir les lutins et leur parler – les cache-nez et les bonnets –, les deux sœurs appréhendaient un peu de les rencontrer pour de bon, mais il était trop tard pour reculer. Elles rejoignirent Nestor devant la porte de la cave ; Crapie l'ouvrit, alluma et elles descendirent l'étroit escalier de pierre derrière lui.
La cave était vide. Il y avait toujours l'enfilade de rayonnages en bois qui s'étageaient jusqu'au plafond avec leurs boîtes et leurs pots de confiture méticuleusement rangés, les deux portes en grosses planches sur le mur de gauche, mais la cave était vide ; pas la moindre trace des lutins. Retenant leur souffle, elles s'avancèrent jusqu'au milieu de la pièce, regardant partout autour d'elles.
« Ils ne sont pas là, finit par constater Elsie, à la fois soulagée et déçue. Nestor, moi je ne vois pas les lutins…
– Ils sont partis travailler, dit le chat qui s'était assis devant la première de deux portes et paraissait attendre quelque chose. Ne vous inquiétez pas, ils vont bientôt revenir.
– C'était pas la peine de mettre ces bonnets, maugréa Elsie ; moi, ça me gratte les oreilles…
– Garde ton bonnet ! ordonna le chat ; ils arrivent… »
Du coup Elsie cessa de protester et prit instinctive-ment la main de sa sœur.
« Vous les entendez ? » reprit le chat.
Les deux sœurs se firent attentives et perçurent effectivement un lointain brouhaha de petites voix qui bavardaient et riaient comme la dernière fois qu'elles étaient descendues à la cave. Elsie se serra davantage contre sa sœur et murmura :
« Je veux pas les voir…
– Tais-toi ! lui souffla Crapie. Et écoute… »
Elle aussi avait le cœur battant et son bonnet lui tenait trop chaud à la tête. Elle tira sur le bras d'Elsie et lui répéta :
« Écoute… »
Le brouhaha, en effet, venait de s'amplifier ; on devinait toute une joyeuse agitation derrière la grossière porte de bois dont le loquet se souleva et qui s'ouvrit soudain pour laisser apparaître une douzaine de lutins, pressés les uns contre les autres, qui s'immobilisèrent et se turent en apercevant les deux sœurs.
« Ce sont les petites amies de la fée, leur dit le chat. Elles voulaient vous voir… »
Celui qui semblait le plus âgé, avec sa longue barbe blanche, et qui était vêtu d'une tunique et d'un bonnet marrons s'avança de quelques pas.
« Mais on les connaît déjà, dit-il au chat. Elles s'appellent comment ? »
Sans bouger de l'endroit où il était assis, le chat tourna la tête vers les deux petites filles.
« Dîtes-lui vos noms. Les lutins sont très curieux, ils veulent tout savoir…
– Moi c'est Crapie, dit Crapie tout intimidée.
– Ah, Crapie… Bonjour Crapie, fit le vieux lutin en lui tendant la main. Bienvenue chez nous ! Je m'appelle Glabor, mais tu peux m'appeler Glab comme tout le monde. »
Crapie serra mollement la main tendue, murmurant : « Bonjour, Glab… » C'était comme dans un drôle de rêve ; elle n'arrivait pas à croire qu'elle parlait à de vrais lutins.
« Et toi ? reprit Glab s'adressant à Elsie.
– Elsie. J'suis sa petite sœur…
– Ah ! Ah ! s'esclaffa le lutin. On voit bien que tu n'es pas sa grande sœur… »
Tous les autres lutins derrière lui se mirent à rire et Elsie devint toute rouge.
« Bienvenue chez nous, Elsie, reprit le lutin, faisant du même coup cesser tous les rires. Et vous habitez où ?
– Dans la rue Berlioz, c'est juste à côté » répondit Elsie.
Un lutin habillé tout en rouge s'avança vers eux et s'écria :
« Je connais la rue Berlioz ! On y est déjà allés avec Green. »
Crapie et Elsie reconnurent avec stupéfaction le lutin rouge qu'elles avaient vu dans leur cave. Et, comme alors, il s'approcha pour leur serrer la main avec insistance, la leur secouant longuement comme s'il retrouvait de vieilles amies. C'est un lutin qui aime bien serrer les mains, pensa Crapie un peu gênée par cette manifestation exagérée de sympathie mais qui n'osait pas lui retirer la sienne de peur de le vexer.
« Green ! appela-t-il, viens voir ! Ce sont les petites filles de la rue Berlioz ! »
Le lutin vert qu'elles connaissaient déjà, celui qui était plus petit que les autres, avec une courte barbe noire, se dégagea du groupe de ses compagnons pour venir les saluer à son tour.
« On m'appelle Green, dit-il, parce que je suis vert… C'est malin, hein ? Je suis bien content de pouvoir vous parler.
– Bonjour, Green, firent les deux sœurs qui commençaient à reprendre un peu d'assurance.
– Pourquoi que tu n'es plus dans notre cave ? » demanda Elsie.
Green leva vers elle des yeux pétillants de malice. Il était tellement petit qu'il arrivait tout juste à la taille d'Elsie.
« Mais t'es plus curieuse qu'un lutin, toi… » s'égaya-t-il. Puis, redevenu sérieux, il précisa : « Dans votre cave, on était seulement en mission. C'est ici qu'on habite. Tu es satisfaite ? »
Elsie n'osa rien lui répondre ; elle fit seulement oui de la tête. Pendant toute cette conversation les autres lutins étaient tous entrés dans la pièce pour aller déposer contre le mur du fond les gros sacs de toile écrue qu'ils portaient sur l'épaule. Puis ils étaient revenus faire cercle autour de Crapie et d'Elsie qu'ils examinaient en faisant des commentaires à voix basse.
« Bon, intervint le vieux Glabor qui jusqu'à présent était resté un peu à l'écart. Puisque vous êtes là, on va vous faire visiter notre pays… Ça vous dit ? »
Crapie se demanda de quel pays il pouvait bien parler, car il lui semblait que le pays des lutins était le même que le leur. Mais elle avait peur de se faire traiter de curieuse comme Elsie, aussi préféra-t-elle ne rien dire.
« Est-ce que ça vous dit ? insista le vieux Glabor.
– Oui…, acquiescèrent faiblement les deux sœurs.
– Bon, alors on y va… Green et Gratouille vont nous accompagner puisque vous les connaissez déjà. Allez, suivez-moi. »
Là-dessus il se dirigea vers la porte restée ouverte et s'engagea dans le long tunnel sombre auquel elle donnait accès. Crapie et Elsie n'en menaient pas large au moment de franchir le seuil et Elsie demanda pour se rassurer :
« Est-ce que Nestor peut venir avec nous ?
– Nestor fait ce qu'il veut ; c'est un chat… répondit Glabor sans se retourner. Allez, venez ! »
Il continua à marcher de son petit pas rapide, si bien que les deux sœurs durent se presser pour le rattraper. Green et Gratouille les suivaient du même pas, bavardant tranquillement entre eux à voix basse. Elsie jeta un coup d'œil en arrière et fut soulagée de constater que Nestor s'était décidé à venir aussi ; la queue dressée en l'air, il trottinait derrière elles comme font tous les chats. Le tunnel descendait en pente douce, s'enfonçant vers des profondeurs inconnues. À intervalles réguliers d'étroites niches creusées dans les parois abritaient de petites lampes à huile dont les flammes vacillantes éclairaient suffisamment leur chemin. Comme Glabor marchait rapidement sans dire quoi que ce soit, les deux fillettes n'osaient pas non plus lui adresser la parole pour demander où on allait. Elles marchaient elles aussi en silence, se tenant fermement par la main. Plus elles avançaient, plus elles avaient l'impression que le tunnel s'élargissait, gagnait en hauteur. Il avait maintenant presque la largeur d'une rue et son plafond, là-haut, se perdait dans la pénombre. Elsie se pencha pour murmurer à l'oreille de sa sœur : « Ça devient de plus en plus grand… Crapie, j'ai peur…
– Tais-toi ! lui souffla Crapie, pas très rassurée elle non plus.
– Ça ne devient pas plus grand, intervint Glabor qui les avait entendu chuchoter. C'est vous qui devenez plus petites. » Et comme elles le considéraient bouche bée, il expliqua : « Plus on s'enfonce sous la terre, plus on devient petit… »
Soulagée de pouvoir enfin entamer une conver-sation, Crapie demanda :
« C'est pour ça que les lutins sont petits ? À force de descendre ?
– Nous ne sommes pas petits ! s'offusqua le vieux lutin ; c'est toi et ta sœur qui êtes grandes. Nous, on est de taille normale. »
Devinant qu'elle l'avait vexé, Crapie n'osa pas le contredire.
« Mais si, ils sont petits… lui chuchota Elsie qui n'y comprenait plus rien.
– Chuut… fit Crapie.
– Petit et grand, ça ne veut rien dire… » conclut le vieux lutin, visiblement désireux de ne pas s'attarder sur ce sujet-là. « Regardez plutôt devant vous : nous sommes arrivés. »
Le tunnel débouchait en effet sur un vaste espace verdoyant planté d'arbres immenses dont les hautes frondaisons tamisaient les rayons du soleil. Devant ce spectacle inattendu, toute la petite troupe s'était arrêtée.
« Voilà. Ici c'est notre pays, commenta Glabor non sans une pointe de fierté.
– Mais, s'inquiéta Crapie qui n'en revenait pas, d'où vient le soleil ?
– Ben, le soleil vient du ciel… » fit Glabor comme si cela allait de soi.
Crapie et Elsie levèrent ensemble les yeux vers la cime des grands arbres, mais on n'apercevait même pas le ciel à travers l'épaisseur de leur ramure.
« Mais, insista Crapie complètement déboussolée, on est sous la terre, ici, il n'y a pas de ciel, le soleil et le ciel sont là-haut…
– Ici ou là-haut, c'est pareil, répliqua sèchement le vieux lutin sans en dire davantage. Regardez plutôt sous les arbres, c'est là qu'on trouve des fraises, vous pourriez en rapporter quelques-unes ; c'est délicieux les fraises des bois. »
Sur ces mots ils s'engagèrent tous dans le sous-bois. Le sol y était tapissé d'une mousse moelleuse d'où émergeaient quelques brins d'herbe jaunie avec, un peu partout, de grosses touffes de fraises des bois dont la plupart paraissaient déjà mûres à point. À la différence des petites fraises des bois que nous connaissons, celles-ci avaient au moins la taille d'un abricot. Green et Gratouille se baissèrent aussitôt pour commencer à en cueillir. Ils remplissaient un petit panier rond en osier qu'elles n'avaient pas remarqué jusque-là, mais peut-être le portaient-ils derrière leur dos. « Vous pouvez en ramasser aussi, suggéra le vieux lutin ; c'est le moment, c'est la pleine saison.
– Mais on n'a rien pour les mettre » dit Crapie qui n'avait aucune envie de cueillir des fraises et aurait préféré continuer à explorer le pays des lutins.
« Regarde donc à tes pieds ! rétorqua Glabor ; décidément, faut vraiment tout vous dire ! »
Baissant les yeux, Crapie aperçut près d'elle un petit panier d'osier semblable à celui des lutins. Elsie s'était déjà accroupie et commençait à le remplir de fraises, en en mangeant une sur deux. Elle en tendit une à sa sœur qui, l'ayant goûtée, la trouva tellement délicieuse et parfumée qu'elle s'accroupit à son tour pour en ramasser elle aussi.
Une grosse boule grise, tout à coup, passa entre elles deux comme une trombe et les fit sursauter. C'était Nestor qui se mit à grimper à l'arbre au pied duquel elles se trouvaient, enfonçant ses griffes dans l'écorce pour progresser, par à coups, toujours plus haut en émettant chaque fois des sortes de ricanements diaboliques. « Ah, ah ! faisait-il ; ah, ah !… » On aurait dit qu'il redevenait sauvage. Parvenu à la première branche maîtresse, il s'y installa, les deux pattes avant croisées sous lui comme lorsqu'il était sur sa fenêtre, et de là-haut contempla les deux sœurs. Comme il ne bougeait plus et ne disait rien, elles cessèrent bientôt de s'intéresser à lui pour se remettre à leur cueillette, les yeux rivés au sol, car lorsque vous entreprenez ce genre d'activité – cueillir des fraises des bois ou ramasser des champignons ‒ vous ne pouvez plus penser à rien d'autre, pas même à un chat perché au-dessus de vous dans un arbre. Elles se déplaçaient de temps à autre à croupetons, tout autour de l'arbre, et avaient déjà rempli près de la moitié de leur panier bien qu'elles en aient mangé une bonne partie au passage. Les mains derrière le dos, Glabor faisait les cent pas à proximité avec l'air sérieux d'un contremaître qui surveillerait le travail de ses ouvriers agricoles.
Elsie se releva soudain en poussant un cri :
« Crapie, regarde ! »
Crapie leva les yeux : un escargot monstrueux, gros au moins comme un chat, progressait lentement sur la mousse derrière le tronc de l'arbre.
« Oh là là… gémissait l'escargot de sa voix gluante d'escargot, oh là là… »
Effrayée, Crapie se redressa à son tour et chercha Glabor du regard. Celui-ci s'approcha en souriant des deux fillettes.
« N'ayez pas peur ; c'est Hugo l'escargot. Il n'est pas méchant, il est seulement un peu fou.
– Mais qu'est-ce qu'il a ? s'inquiéta Crapie.
– Rien. Il s'est mis dans la tête d'avoir des pattes…
– Oh là là… gémissait l'escargot en glissant sur la mousse ; j'ai pas de pattes… j'ai pas de pattes… »
Ils regardèrent tous les trois l'énorme escargot s'éloigner peu à peu, avec ses deux yeux, au bout de ses cornes dressées, qui balançaient à droite, à gauche.
« C'est pas juste ! s'insurgea Elsie après un moment de réflexion. La fée n'a qu'à lui faire des pattes… »
Le vieux lutin la considéra en riant dans sa barbe.
« Ce n'est pas possible, Elsie ; elle ne peut pas.
– Mais c'est facile pour une fée, insista Elsie : un coup de baguette magique et puis hop !
– Non, dit Glabor, elle ne peut pas : Hugo est un escargot. » Et Crapie ajouta, fière de soutenir Glabor face à sa sœur : « C'est un gastéropode…
– Ça veut dire quoi un gastéropode ?
– Ça veut dire qu'il marche sur le ventre, expliqua Crapie.
– Eh oui…, conclut le vieux lutin ; c'est comme ça. »
Un peu vexée, Elsie préféra ne pas répondre ; elle se contenta de bougonner à mi-voix pour elle-même :
« Oui, ben moi, j'voudrais pas marcher sur le ventre… »
Elle s'était déjà remise à la cueillette des fraises lorsque Glabor proposa de continuer la visite du pays des lutins. « Vous avez assez de fraises comme ça, leur dit-il, vous ne pourrez même pas tout manger. Voulez-vous que nous allions jusqu'à l'étang aux grenouilles ? On a encore le temps. »
Elsie, qui venait de s'accroupir, se releva, très intéressée :
« Avec de vraies grenouilles ?
– Évidemment, confirma Glabor ; tout ce qu'on voit ici est vrai. »
Elsie n'avait jamais vu de vraies grenouilles. Elle avait une grenouille verte en peluche dans sa chambre, avec de longues pattes, et avait vu des images de grenouilles dans ses petits livres et ceux de Crapie ; mais des grenouilles vivantes, elle n'en avait jamais vu.
« D'accord, dit-elle en rajustant son bonnet qui retombait sans arrêt sur ses yeux. C'est loin ?
– Ici rien n'est jamais très loin, répondit mystérieuse-ment le vieux lutin. Allez, on y va ! Green et Gratouille, vous venez aussi ? demanda-t-il aux deux lutins qui pendant tout ce temps-là avaient continué tranquillement à ramasser des fraises.
– On arrive, firent-ils en prenant leur panier ; on vous suit. »
Aux côtés de Glabor, Crapie et Elsie pénétrèrent dans les profondeurs du sous-bois. Elles n'avaient plus du tout peur à présent et se sentaient même très à l'aise dans le pays des lutins. Ce n'était pas très différent finalement des promenades qu'elles faisaient parfois en forêt le dimanche avec leurs parents, sauf qu'avec leurs parents elles étaient petites tandis qu'ici elles avaient deux fois la taille des lutins qui devaient presser le pas pour les accompagner. Les lutins pourtant étaient des adultes – Glabor était même un vieux ‒ et elles, bien qu'elles soient plus grandes qu'eux, elles restaient des petites filles. Tout cela était bien compliqué, se disait Crapie ; mieux valait ne pas y penser. Elsie avait machinalement pris la main de sa sœur comme lorsqu'elles allaient faire des courses dans le quartier et, de l'autre main, portait le panier rempli de fraises. Elle pensait au pauvre escargot qui n'avait pas de pattes et devait continuer à se traîner sur le ventre en gémissant ; elle trouvait que ce n'était pas juste que tout le monde s'en fiche – Glabor, la fée, et même Crapie. Si elle était une fée, elle, elle mettrait tout de suite des pattes aux escargots, ce n'était tout de même pas difficile.
Elles avaient à peine marché une centaine de mètres que le sous-bois soudain s'éclaircit et la petite troupe déboucha dans une vaste clairière ensoleillée au milieu de laquelle scintillait l'eau calme d'un étang dont tout un côté était bordé de grands roseaux immobiles. La mousse, sous leurs pieds, avait fait place à une belle étendue d'herbe tendre, verdoyante, parsemée partout des touffes jaunes de minuscules jonquilles. Elsie cessa de penser à l'escargot, tout à sa hâte maintenant d'apercevoir les grenouilles.
« Surtout ne faites pas de bruit, leur conseilla Glabor, vous allez les effrayer. »
Elles avancèrent alors à pas de loup jusqu'au bord de l'étang mais n'y virent pas la moindre trace de grenouilles. Elsie s'apprêtait à demander au lutin où étaient passées les grenouilles lorsqu'un coassement retentissant, dans leur dos, les fit sursauter. Serrées l'une contre l'autre, elles se retournèrent : une énorme grenouille grise qui les regardait avec ses deux yeux protubérants se tenait accroupie à deux pas parmi les jonquilles.
« Coaa ! coassa de nouveau la grenouille ; coaa… Ah ! Ah ! Ah !
– Glabor ! » appela Crapie.
Le vieux lutin se retourna en riant dans sa barbe.
« Ce n'est rien, dit-il. Et toi, ordonna-t-il à la grenouille, arrête de leur faire peur ! »
La grosse grenouille aussitôt se ratatina dans l'herbe comme une baudruche qui se dégonfle en émettant un jet de vapeur mauve qui reprit progressivement la forme d'un chat.
« C'était Nestor… » constata Crapie, éberluée, qui revenait peu à peu de sa frayeur.
Les trois lutins, eux, riaient de tellement bon cœur qu'Elsie en fut mortifiée.
« Bon, ben moi, dit-elle, je veux voir des vraies grenouilles, pas des chats qui se transforment… » Et elle rajusta d'un geste brusque son bonnet de laine décidément trop grand qui lui tombait toujours sur les yeux.
« Il ne faut pas lui en vouloir, reprit Glabor ; Nestor adore faire des farces. Tu vas en voir des vraies de grenouilles, je te le promets ; il suffit de bien regarder.
– Moi j'en vois ! s'écria Gratouille de sa petite voix aiguë ; là-bas ! »
Il tendait le bras vers la rive opposée de l'étang, là où poussaient de grands roseaux. Les deux fillettes tournèrent aussitôt la tête dans la direction indiquée, s'efforçant d'apercevoir quelque chose.
« Je ne les vois pas, fit Crapie déçue.
– Mais si, insistait Gratouille (et il tiraillait le bas du tee-shirt de Crapie, le doigt toujours pointé sur l'autre rive) ; là-bas, regarde bien, sur les nénuphars… »
Sur l'autre rive d'immenses feuilles de nénuphars flottaient devant les roseaux ; aussi grandes au moins que les roues du vélo de leur père. Sur deux d'entre elles Crapie finit par distinguer deux énormes grenouilles. On les voyait à peine car elles étaient du même vert que les feuilles et ne bougeaient pas du tout.
« Je les vois… fit-elle, impressionnée par leur taille.
– Moi aussi… murmura Elsie. Pourquoi elles sont si grosses ?
– Parce qu'elles veulent se faire aussi grosses que le bœuf, plaisanta Crapie.
– Quel bœuf ? s'étonna naïvement Elsie. Je ne vois pas le bœuf…
– Idiote ! railla sa sœur ; il n'y a pas de bœuf : c'est une fable qu'on a apprise à l'école… »
Devant la mine renfrognée d'Elsie, Glabor intervint gentiment pour la consoler :
« Elle se moque de toi, Elsie. Elles ne sont pas plus grosses que les autres, ces grenouilles ; c'est vous qui êtes devenues plus petites, je vous l'ai déjà expliqué. Allez, ajouta-t-il, on va les voir de plus près… » Et il emboîta le pas aux deux autres lutins qui avaient déjà entrepris de faire le tour de l'étang.
Elsie ne tenait pas vraiment à voir les grenouilles de plus près, mais comme Glabor et Crapie s'étaient mis en route sans l'attendre, elle commença à courir pour les rejoindre.
Depuis le bord de l'étang, de l'autre côté, on voyait beaucoup mieux les grenouilles. Elles reposaient, accroupies sur leur ventre, au milieu de leurs feuilles de nénuphars géantes et les regardaient approcher.
« Salut, Glabor ! coassa soudain la plus grosse de sa voix profonde et gutturale de grenouille.
– Salut, Majesté, répondit Glabor. Je vous amène deux petites filles qui voulaient vous voir. Ce sont des amies de la fée…
– Coaaa… coaaa…, fit la grenouille.
– Bien sûr, je n'y manquerai pas » répondit Glabor qui paraissait avoir compris ce qu'elle disait. « C'est la reine, précisa-t-il à voix basse à l'adresse des deux sœurs.
– La reine de quoi ? demanda Crapie.
– La reine des grenouilles, pardi ! L'étang, c'est le royaume des grenouilles… Vous devez la saluer.
– Bonjour, Madame, fit Crapie intimidée.
– Bonjour… » ajouta faiblement Elsie.
Mais la grenouille ne leur répondit pas. Elle se contenta de faire glisser deux ou trois fois une sorte de peau grise sur ses gros yeux globuleux comme si elle clignait des paupières. Glabor se tourna vers les deux filles pour leur murmurer discrètement :
« Elle est très pointilleuse sur le protocole, vous savez… Il faut l'appeler Majesté.
– Bonjour, Majesté, répéta Crapie d'une voix plus affermie.
– Coaaa ! fit la grenouille en clignant une nouvelle fois des yeux.
– Pourquoi elle ne parle pas ? s'informa Elsie en se penchant à l'oreille de Glabor.
– Mais si, elle parle ; tout le monde parle ici, répondit le vieux lutin ; il suffit de savoir écouter… »
Crapie et Elsie restèrent perplexes, se demandant ce qu'elles pourraient bien faire pour savoir écouter, car pour le moment elles ne comprenaient rien de ce que disait la grenouille. On entendit alors un gros plouf !: la reine des grenouilles venait de sauter à l'eau et nageait vers la rive à grands coups de rame de ses pattes arrières. Il y eut aussitôt un autre plouf ! et la deuxième grenouille se mit à nager vers eux elle aussi. Crapie et Elsie reculèrent instinctivement de quelques pas pour se réfugier derrière les trois lutins qui regardaient approcher les grenouilles. Elsie avait posé son panier dans l'herbe et serrait à deux mains le bras de sa sœur. La reine des grenouilles sortit de l'eau toute dégoulinante et, en deux bonds, vint s'accroupir devant les lutins.
« Je vous présente Crapie, Majesté, lui dit Glabor en s'inclinant. Et la plus jeune, c'est Elsie, sa petite sœur… »
Imperturbable la grenouille ferma une fois ses paupières, rouvrit les yeux puis grasseya :
« Pas vrrraiment des prrrénoms, ça… »
Crapie aurait voulu protester mais elle était tellement intimidée par la taille des grenouilles (la deuxième venait de surgir de l'eau et s'était posée à côté de sa compagne) qu'elle ne parvint pas à prononcer le moindre mot.
« C'est comme ça qu'elles s'appellent, reprit Glabor ; personne n'y peut rien.
– Cooaaa… » acquiesça la grenouille. Puis elle se mit à tenir tout un discours rocailleux auquel Crapie et Elsie ne comprirent rien, sauf un mot ici et là qu'elles parvenaient à saisir : « Coa, coa… chœur… coa concert… coa, coa… accueillir… coa… »
Crapie tapa sur l'épaule de Glabor qui se retourna.
« Glabor… qu'est-ce qu'elle dit ?
– Elle dit qu'elle va faire venir le chœur des grenouilles pour donner un concert en votre honneur, pour vous accueillir… »
La grosse grenouille, avec la membrane de son gosier, produisit une suite de clappements bizarres que répercutèrent les grands arbres de la clairière autour de l'étang. Aussitôt toute une agitation se manifesta parmi les roseaux et des dizaines de grenouilles se mirent à nager dans leur direction. Il y avait même un groupe de minuscules têtards qui progressaient tant bien que mal en tortillant vivement de la queue. En arrivant sur la berge, tous se disposaient sur plusieurs rangs derrière la reine des grenouilles et sa compagne. Souriant dans leurs barbes, l'œil pétillant, les trois lutins paraissaient fort réjouis de ce spectacle. Lorsque tout le monde fut installé, ils s'assirent tous les trois en tailleur face au chœur des grenouilles. Ne sachant trop quoi faire, Crapie et Elsie s'assirent à leur tour dans l'herbe derrière les lutins.
« Coaa, coaa ! » fit la reine d'une voix forte.
L'autre grenouille se tourna alors vers le chœur, leva une patte pour donner la mesure et le concert commença.
Ce ne fut d'abord qu'un long coassement rauque tenu par les voix les plus graves qui emplit soudain la clairière. Puis, sur un signe du chef de chœur, les voix medium introduisirent une espèce de mélodie faite de coa coa coa rapides et sautillants où intervenait de temps à autre le registre aigu des têtards. L'ensemble produisait une sorte de cacophonie gutturale assourdissante. Elsie fit une grimace et se boucha les oreilles avant de se pencher vers sa sœur :
« J'aime pas les chœurs de grenouilles… souffla-t-elle.
– Tais-toi ! La reine nous regarde… » répliqua Crapie en lui envoyant un coup de coude.
La reine, en effet, très fière de ses chanteurs, ne quittait pas des yeux son public tout en hochant légèrement la tête pour marquer la mesure. Devant elle les trois lutins, qui apparemment appréciaient ce genre de musique, oscillaient du buste eux aussi en cadence. Elsie retira les doigts de ses oreilles et se tint tranquille jusqu'à la fin du morceau qui se termina bientôt sur un tutti éclatant. Dans le silence soudain rétabli on n'entendait plus que le léger bruissement du vent dans les frondaisons ds grands arbres.
Les lutins applaudirent avec enthousiasme. Soulagées, Crapie et Elsie firent de même. Toutes les grenouilles du chœur, satisfaites de leur succès, arboraient un large sourire.
« Coaa, coaa ? » fit la reine.
Glabor se remit debout pour lui répondre :
« Non, je vous remercie, Majesté. C'était vraiment très beau, mais il nous faut rentrer maintenant, ces petites filles ont des parents qui les attendent. »
Crapie et Elsie se relevèrent aussi. Elles n'avaient pas du tout pensé à leurs parents depuis qu'elles étaient au pays des lutins et se rendirent soudain compte qu'elles y étaient sans doute depuis fort longtemps ; même la fée dans sa cuisine leur paraissait déjà un souvenir très lointain et Crapie n'était même plus tout à fait sûre de lui avoir apporté sa baguette tradition. Elles repartaient déjà vers l'orée du bois quand Glabor les rappela à l'ordre :
« Il faut dire au revoir à la reine, leur dit-il.
– Au revoir, Madame… firent rapidement les deux sœurs, pressées de s'en aller.
– Majesté ! corrigea le vieux lutin à voix basse, Majesté !
– Au revoir Majesté, reprirent les deux sœurs ; et merci, c'était très bien… »
Accroupie sur son ventre l'énorme grenouille se rengorgea sans rien dire tandis que tout le chœur derrière elle se dispersait en désordre pour rejoindre l'étang qui miroitait au soleil.
Elsie ramassa le gros panier de fraises qu'elle avait posé près d'elle pendant le concert et, jetant un regard circulaire, demanda :
« Où est Nestor ? Je ne le vois pas… »
Gratouille, qui avait lui aussi repris son panier à la main, s'approcha d'elle :
« Il est déjà reparti. Il n'aime pas tellement le chant des grenouilles ; il dit que ça lui casse les oreilles…
– Comme moi ! s'exclama Elsie, toute fière que Nestor soit d'accord avec elle.
– Chuuut… fit le lutin rouge. La reine pourrait nous entendre…
– Moi aussi ça me casse les oreilles, reprit Elsie à voix basse.
– Allez, allez, dit Glabor qui les avait rejoints. Avancez ! Il faut rentrer maintenant. »
Toute la petite troupe longea le bord de l'étang pour se diriger à nouveau vers le sous-bois ; Gratouille et Elsie devant, avec leurs paniers, suivis de Glabor et Crapie puis de Green qui traînait par-derrière.
Ils arrivèrent bientôt sous le grand arbre autour duquel elles avaient ramassé les fraises. À mi-hauteur du tronc était collée une énorme coquille d'escargot. Crapie s'écria :
« C'est Hugo ! On dirait qu'il dort…
– Il ne pleure plus parce qu'il n'a pas de pattes ? s'étonna Elsie.
– Bien sûr que non ! fit Glabor. Il ne se plaint que lorsqu'il y a du monde pour l'écouter. Le reste du temps, il fait comme tous les autres escargots. »
Ils se trouvèrent soudain au pied d'une haute paroi rocheuse couverte d'une végétation luxuriante qui se mêlait presque aux frondaisons des grands arbres de la forêt, si bien qu'on ne pouvait l'apercevoir de loin. Et là, devant eux, s'ouvrait le passage, vaste comme un tunnel d'autoroute, par lequel ils étaient arrivés au pays des lutins. Crapie, Elsie et leurs compagnons s'engagèrent sous la sombre voûte qui paraissait se prolonger indéfiniment dans les profondeurs de la montagne, à peine éclairée par les lumignons fixés à intervalles réguliers dans les parois. Ça montait plus fort qu'elles n'en avaient eu l'impression en descendant. Elsie peinait avec son gros panier qu'elle changeait de main tous les vingt pas ; mais elle ne voulait pas que sa sœur le prenne.
« Mais on pourrait tout de même le porter à deux… insistait Crapie.
– Non, ça va aller…
– Elle raison : ça va aller, renchérit Glabor. Dans cinq minutes ce panier-là ne sera pas plus gros pour elle qu'un panier de poupée ! »
Et en effet, plus on progressait plus le tunnel semblait rétrécir. Lorsqu'elles parvinrent devant la porte du haut, il n'avait plus que les proportions d'un simple couloir taillé dans la roche et les paniers, eux, celui de Gratouille comme celui d'Elsie, n'étaient plus que des jouets d'enfant qu'ils balançaient légèrement à bout de bras, emplis de fraises des bois minuscules, à peine de la taille d'une noisette.
Glabor souleva la clenche du loquet et tira la porte à lui. La cave de la fée était éclairée mais vide. Sur la première marche de l'escalier qui conduit à la cuisine était assis Nestor. À peine tourna-t-il la tête en les entendant arriver.
« Bon, dit Glabor, je crois que c'est ici qu'on va se dire au revoir. Nous n'avons pas tellement l'habitude de monter là-haut, nous autres lutins.
– Alors au revoir, dit Crapie ; et merci de nous avoir fait visiter votre pays ! »
Green et Gratouille s'approchèrent et tous les quatre se serrèrent la main, un peu trop cérémonieusement, comme s'ils ne savaient pas très bien comment se quitter.
« Est-ce que je peux vous faire un bisou, moi ? » proposa Elsie.
Un peu gênés, les trois lutins s'entre-regardèrent. Il n'est pas dans les mœurs des lutins de faire comme nous des bisous pour se dire bonjour ou au revoir. Mais Glabor n'y vit pas d'inconvénient : « Bien sûr que tu peux… » fit-il et Elsie se pencha alors pour déposer sur sa joue barbue un gros baiser sonore qui le laissa interdit tandis qu'elle se penchait à nouveau vers Gratouille, puis vers Green pour les embrasser de la même façon.
« Au revoir ! leur dit-elle toute contente ; et à bientôt !
– Au revoir, les petites… » répondit Glabor ; et cela fit une bizarre impression à Crapie de s'entendre appeler “petite” par quelqu'un qui avait à peine la moitié de sa taille.
Nestor entre-temps s'était levé et, la queue en l'air, commençait à monter les marches comme pour les inviter à le suivre. Elles montèrent derrière lui pour se retrouver bientôt dans cuisine de la fée qui semblait ne pas avoir bougé depuis leur départ, toujours assise à sa table. Tandis que Crapie refermait soigneusement la porte de la cave, elle leur demanda :
« Alors, vous avez visité le pays des lutins ? »
Elsie posa son petit panier sur la table.
« Oui… et même qu'on a cueilli tout ça de fraises des bois… et on a vu un escargot énorme qui n'avait pas de pattes… et puis aussi la reine des grenouilles…
– Elle a même donné un concert en notre honneur, précisa Crapie qui ne voulait pas laisser le monopole de ce compte-rendu à sa sœur.
– À la bonne heure… dit la fée ; tout cela est très bien. Vous êtes contentes, alors ?
– Oui ben moi, ajouta Elsie, j'ai pas tellement aimé le concert des grenouilles…
– C'est normal, reconnut la fée ; il faut être habitué à ce genre de musique. Mes lutins, eux, en raffolent… Bon, maintenant vous pouvez retirer vos cache-nez et vos bonnets, ils ne servent plus à rien ici. Il est grand temps de rentrer chez vous ; Nestor va vous reconduire… »
Comme s'il avait prévenu la pensée de sa maîtresse, Nestor les attendait déjà, assis devant la porte. Crapie et Elsie se défirent de leurs cache-nez et de leurs bonnets de laine qui leur tenaient beaucoup trop chaud et, au moment de partir, Elsie demanda si elle pouvait emporter les fraises, ce qui fit ricaner la vieille dame :
« Hé hé… bien sûr que tu peux ! C'est vous qui les avez ramassées, après tout… »
Elsie revint prendre le petit panier d'osier sur la table et dit : « Merci, Madame ! » un peu vexée tout de même que la fée paraisse ainsi se moquer d'elle : qu'est-ce qu'elle avait à ricaner comme ça ? Crapie ouvrit la porte du couloir par où Nestor se faufila aussitôt. Les deux sœurs le suivirent, rassurées de constater qu'il était déjà devenu lumineux et leur éclairait le chemin. Mais lorsqu'elles débouchèrent dans la cour, au lieu de les précéder sous le vieux porche pour regagner la rue, ondulant de la queue comme il faisait d'habitude, Nestor fit demi-tour et rentra dans le couloir obscur dont la porte se referma lentement sur lui.
« Il ne vient pas avec nous ? s'étonna Elsie.
– Tu vois bien, rétorqua sa sœur.
– Pourquoi il ne nous accompagne pas comme l'autre jour ?
– Parce qu'il sait qu'on connaît le chemin et qu'on n'a plus besoin de lui. »
Tout en disant cela, elles avaient traversé le vieux porche sous l'immeuble et se hâtaient maintenant sur le trottoir en direction de leur maison. Crapie tout à coup s'arrêta net.
« Mince ! On a oublié le pain pour le goûter ! » Et elle fit demi-tour en entraînant sa sœur.
Leur baguette tiède et croustillante à la main, elles arrivaient enfin devant chez elles quand Elsie à son tour s'arrêta :
« Crapie… mon panier !
– Qu'est-ce qu'il a ton panier ?
– Mon panier de fraises n'est plus là ! »
Crapie considéra sa sœur qui, effectivement, ne tenait plus à main, que son bonnet et son cache-nez de laine grise.
« Tu l'as laissé à la boulangerie… Viens, on y retourne.
– Mais non, j'te jure ; je ne l'ai pas lâché ! Mon panier de fraises a disparu… »
Crapie réfléchit un moment puis finit par conclure :
« Bon… Peut-être que c'est normal : la fée ne voulait pas qu'on rapporte les fraises à la maison ; c'étaient des fraises du pays des lutins.
– Oui mais, c'est nous qui les avons ramassées ! » protesta Elsie au bord des larmes. « J'en ai marre, moi !
– T'en as marre de quoi ? » demanda Crapie en se haussant sur la pointe des pieds pour sonner.
Avant qu'Elsie ait eu le temps de répondre leur mère avait ouvert la porte et s'emparait machinalement de la baguette.
« Ah ben dites donc ! Vous en avez mis du temps ! leur reprocha-t-elle. Allez, je prépare vos chocolats… »
Ce n'est que dans la cuisine, où les deux sœurs suivirent leur mère, qu'elle aperçut les cache-nez et les bonnets qu'elles avaient oublié de cacher.
« Mais qu'est-ce que c'est que ça ? demanda-t-elle d'un air suspicieux.
– C'est des cache-nez, reconnut Crapie.
– Et des bonnets de laine… » ajouta Elsie.
– Je le vois bien, merci ! rétorqua leur mère, les leur prenant des mains pour les examiner. Où est-ce que vous avez ramassé ça ? »
Crapie dut expliquer qu'il y avait une vieille dame à sa fenêtre, près de chez le coiffeur, qui lui demandait de lui acheter une baguette chaque fois qu'elle passait et que pour la remercier elle leur avait tricoté des cache-nez et des bonnets, à Elsie et à elle, et que c'était aujourd'hui qu'elle les leur avait donnés… Leur mère écoutait tout ça en fronçant les sourcils, avec l'espèce de moue qu'elle faisait lorsque Crapie essayait de lui mentir et qu'elle l'avertissait : « attention… je vois ton nez qui tourne… » Elle finit par accepter l'explication de sa fille, lui reprochant seulement de ne pas lui avoir parlé plus tôt de cette vieille dame : « Et puis je n'aime pas tellement que vous acceptiez des cadeaux de gens que vous ne connaissez pas.
– Mais on la connaît ! protesta Elsie.
– Non, vous ne la connaissez pas… En plus ils ne sont pas terribles comme couleur, ces cache-nez, tout gris comme ça…
– C'est parce que ça ne marche pas avec une autre laine. » précisa Elsie sans réfléchir.
Sa mère la regarda avec un drôle d'air :
« Qu'est-ce qui ne marche pas ?
– Rien ! s'empressa d'intervenir Crapie. Elle veut dire que la vieille dame n'avait pas d'autre laine. »
Leur mère posa bonnets et cache-nez sur une chaise.
« Bon… Mettez des bols sur la table pendant que je prépare le chocolat. »
Les chocolats fumants furent bientôt dans les bols. Leur mère coupa encore un morceau de baguette à chacune avant de les laisser seules dans la cuisine.
« T'es qu'une nouille ! reprocha alors Crapie à sa sœur.
– Et pourquoi j'suis une nouille ? se rebiffa Elsie.
– Parce que t'as dit à Maman que les cache-nez ne marchaient qu'avec de la laine grise… Elle va deviner qu'ils sont magiques… T'es qu'une grosse nouille moisie ! » ajouta-t-elle en pouffant de rire.
Elsie n'avait aucun argument pour se défendre. Elle plongea le nez dans son bol pour licher de petites cuillerées de chocolat brûlant.
Le samedi suivant, peu avant midi, Crapie et Elsie cherchèrent partout leurs bonnets de laine et leurs cache-nez : dans le placard de leur chambre, sous leurs lits, dans leur coffre à jouets. Il fallait absolument qu'elles les retrouvent avant d'aller porter sa baguette de pain à la fée. Qu'est-ce qu'elle penserait sinon ? qu'elles les avaient perdus, qu'elles s'en fichaient alors que la fée les avait tricotés exprès pour elles, pour qu'elles puissent rencontrer les lutins ? C'étaient des bonnets et des cache-nez magiques.
Crapie descendit quatre à quatre l'escalier et trouva sa mère dans la cuisine.
« Maman, t'as pas vu nos bonnets ? Les cadeaux de la vieille dame…
– Je les ai mis à la machine, répondit sa mère sans même se détourner de la gazinière où elle faisait revenir des oignons.
– Oh, noonn… protesta Crapie ; ils étaient tout neufs, c'était pas la peine de les laver…
– On ne sait jamais d'où ça vient.
– Mais si ! Ça vient de la vieille dame ; on la connaît…
– Bon, ça suffit ! trancha sa mère. C'est comme ça, je les ai lavés, un point c'est tout. Tu ne vas pas en faire une maladie… Ils doivent être secs maintenant, va voir dans la buanderie. »
Dans la petite pièce où se trouvait le lave-linge, au fond du garage, il y avait un étendoir sur lequel étaient suspendus les deux bonnets et les cache-nez. Crapie les enleva et les mit sur son bras, contrariée de constater qu'ils n'étaient plus rêches comme avant mais qu'ils étaient devenus tout mous et moelleux sous l'effet d'un quelconque assouplissant qu'utilisait sa mère pour la laine. Elsie l'attendait dans l'entrée, devant la porte, avec sa veste de moumoute rose et son éléphant gris sous le bras.
« Tu ne vas pas emmener Arthur ! s'emporta Crapie.
– Ben si, il veut voir les lutins…
– Mais c'est une peluche ! Il s'en fiche des lutins ! »
Elsie se sentait en position délicate : elle ne voulait pas indisposer sa sœur de peur qu'elle refuse de l'emmener chercher le pain, mais elle tint tête tout de même, d'une voix mal assurée :
« Mais non, il ne s'en fiche pas… et puis il n'est pas sorti depuis une semaine…
– Bon, concéda Crapie, comme tu veux. Tiens, prends ton bonnet et ton cache-nez.
– Ils étaient où ?
– Dans la buanderie ; Maman les a lavés. Allez, viens ! »
Dehors, malgré un beau soleil et le ciel bleu, il faisait un peu frisquet comme disait leur Mamie, et Crapie se demanda si elle n'aurait pas dû mettre une veste par-dessus son tee-shirt d'été à manches courtes, comme sa sœur. Elsie, elle, avait remonté jusqu'au cou la fermeture éclair de sa veste de moumoute rose et avait enfermé Arthur à l'intérieur pour le protéger du froid. Tant pis, se dit Crapie, je reste comme ça ; c'est Elsie qui est complètement neu-neu avec sa veste fermée jusqu'en haut comme si elles partaient au pôle Nord. Elle pensait à Nestor et l'imaginait installé au soleil sur le rebord de sa fenêtre, à les attendre. Elle prit brutalement la main de sa sœur pour lui faire traverser la rue.
De loin déjà, elle vit bien que Nestor ne les attendait pas ; et lorsqu'elles arrivèrent devant la fenêtre Elsie, à voix basse, lui confirma :
« Il n'est pas là…
– Oui, ben j'ai vu ! rétorqua Crapie agacée.
– T'as rien vu puisqu'il est pas là » ajouta Elsie. Mais Crapie ne daigna même pas répondre ; elle en avait assez d'avoir une sœur intelligente et qui grandissait pour lui tenir tête. Elle lui reprit la main et l'entraîna vers la boulangerie. Nestor serait peut-être là lorsqu'elles ressortiraient ; c'était déjà arrivé. Mais cette fois-ci lorsqu'elles ressortirent, il n'y avait pas le moindre chat en vue, ni sur le trottoir, ni sur le rebord de la fenêtre. En passant devant le vieux porche, près du salon de coiffure, elles s'arrêtèrent pour y jeter un coup d'œil, mais il n'y avait pas de chat non plus sous le porche. Elles s'aventurèrent alors jusque dans la cour et même jusqu'à la porte de l'immeuble où habitait la vieille dame. L'une après l'autre elles appelèrent « Nestor… Nestor… », sans oser crier trop fort ; mais personne ne répondit, Nestor n'apparut pas.
« Bon, ben tant pis, dit Crapie au bout d'un moment, on rentre à la maison.
– Mais la fée n'aura pas son pain ! objecta Elsie.
– C'est pas grave : si Nestor n'est pas là, c'est qu'elle n'a pas besoin de pain. »
Elles retraversèrent le porche pour se retrouver dans la rue. Elsie, du coup, s'autorisa à casser le croûton tiède de leur baguette pour le partager avec Crapie puisque la fée aujourd'hui n'en avait pas besoin…
Ni le lendemain, ni le mercredi et le dimanche de la semaine suivante Nestor ne se montra davantage lorsqu'elle allèrent chercher le pain. Crapie et Elsie commencèrent à s'inquiéter. « Il peut-être été écrasé par une voiture » suggéra Elsie ; une hypothèse que sa grande sœur refusa même d'envisager : c'était un chat magique, il ne pouvait pas se faire écraser. « Ou alors il a été empoisonné par des voisins, proposa Elsie. Ma copine Amandine, elle avait un chat tigré qui a été empoisonné par les voisins…
– Mais non ! répliqua Crapie. J'te dis que c'est un chat magique… T'as déjà vu des chats magiques qu'on empoisonnait ?
– Non…, admit Elsie. Mais pourquoi il a disparu, alors ?
– Je ne sais pas. Il faudrait qu'on aille voir, ou qu'on demande à la fée. »
C'est ainsi qu'elles décidèrent de retourner voir la vieille dame toutes seules, sans que Nestor les y conduise.
« Mais on n'y verra rien dans le couloir si Nestor ne nous éclaire pas, objecta Elsie ; il fait tout noir… »
Crapie rassura sa sœur : elle emporterait sa lampe rechargeable, qui éclairait aussi bien que Nestor.
« D'accord » admit Elsie et le samedi suivant, à l'heure d'aller chercher le pain, elles se préparèrent dans leur chambre pour leur expédition. Elles enroulèrent leurs cache-nez autour de leurs tailles sous leurs vestes et y fourrèrent aussi les bonnets de laine au cas où elles rencontreraient des lutins chez la fée, pour pouvoir leur parler. Crapie tourna à toute vitesse la manivelle de sa lampe pour la recharger à fond et la mit dans sa poche. Puis elles descendirent l'escalier quatre à quatre.
Leur mère, qui venait de prendre sa douche, se maquillait devant le miroir de la salle de bains. « On va chercher le pain ! » lui déclarèrent-elles d'une seule voix. Elle se retourna et les considéra d'un air étonné en les voyant engoncées dans leurs vestes fermées jusqu'au cou.
« Vous avez l'air bien pressées… Vous allez au Pôle Nord ? demanda-t-elle.
– Non, fit Crapie, mais il y a du vent aujourd'hui…
– Bon, allez-y… Prends 2 € dans le porte-monnaie de ménage. »
Elles se dépêchèrent d'aller prendre les 2 € et sortirent.
En fait il n'y avait pas tellement de vent dehors, on pouvait même dire qu'il faisait beau. Nestor serait peut-être au rendez-vous aujourd'hui, à se prélasser au soleil sur le rebord de sa fenêtre. Mais dès qu'elles tournèrent le coin de la rue, Crapie vit tout de suite qu'il n'y avait pas de chat là-bas, sur le rebord de zinc. Eh bien tant pis, se dit-elle ; ce n'était pas grave puisqu'elles avaient décidé d'y aller toutes seules cette fois-ci voir la vieille dame. Parvenues devant le vieux porche sous l'immeuble, elles s'y engagèrent aussitôt avec détermination. Elles n'avaient pas fait trois pas que Crapie s'immobilisa.
« Ce qu'on est bêtes, dit-elle à sa sœur ; on a oublié la baguette ! »
Elles ressortirent, se mirent dans la file d'attente devant la boulangerie et revinrent bientôt sous le porche munies de leur baguette tradition. Dans la cour intérieure elles ralentirent le pas et Crapie regarda tout autour d'elle au cas où elle verrait Nestor les attendant devant la porte de l'immeuble ou perché sur le toit de tôle de l'un des cabanons. Mais il n'y avait personne, elles étaient vraiment seules. Elles approchèrent de la vieille porte grise que Crapie poussa sans hésiter. Le couloir était plongé dans une profonde obscurité.
« Attends, dit Crapie en tendant la baguette à Elsie, je vais nous éclairer.
– Oui, mais faut mettre nos cache-nez et nos bonnets, suggéra Elsie, sinon la fée ne sera pas contente… »
Crapie ouvrit la fermeture éclair de sa veste, en extirpa son écharpe et son bonnet.
« T'as raison, reconnut-elle ; et puis on va peut-être rencontrer les lutins. »
Elsie lui rendit la baguette le temps d'enrouler elle aussi son écharpe autour de son cou et d'enfoncer son bonnet sur sa tête ; puis Crapie sortit la petite lampe mauve de sa poche, lui donna machinalement encore quelques tours de manivelle et l'alluma. Ça n'éclairait pas tout à fait aussi bien que Nestor parce qu'au lieu d'une lumière diffuse dans tout le couloir il n'y avait que le faisceau de la lampe devant elles ; mais elles entrèrent quand même, serrées l'une contre l'autre et se poussant mutuellement. Elles n'eurent pas fait deux mètres que la porte se referma lentement dans leur dos.
« Ça va ? demanda Crapie à voix haute pour se rassurer.
– Oui, répondit courageusement Elsie.
– Dans la cuisine, il y a de l'électricité, on pourra allumer…
– Oui » dit Elsie.
Elles avaient atteint le fond du couloir et se trouvaient devant la porte de la cuisine. Crapie tourna la poignée et ouvrit. Il n'y avait pas de lumière à l'intérieur ; la vieille dame n'était pas là. Crapie dirigea le faisceau de sa lampe sur le chambranle de la porte et repéra l'interrupteur qu'elle actionna. Mais il ne se passa rien : soit le courant était coupé, soit il n'y avait pas d'ampoule au plafond. Alors elle explora toute la pièce à l'aide de l'étroit faisceau de sa lampe. Elsie lui serrait si fort le bras qu'elle en avait presque mal, mais elle était contente que sa sœur soit à ses côtés. Elle éclaira le buffet de bois sombre, à gauche de la porte, dont une épaisse couche de poussière ternissait les moulures ; puis la porte de la cave qui était fermée ; et puis la haute cheminée, au fond de la pièce, dont le manteau de bois noirci laissait pendre des lambeaux répugnants de toiles d'araignées ; sur la droite il y avait toujours la table ronde, avec sa toile cirée défraîchie qu'on aurait dit, de loin, toute poisseuse. Il y avait longtemps, probablement très longtemps que personne n'avait fait le ménage ici. Les deux sœurs eurent du mal à admettre l'évidence : la cuisine était abandonnée, personne n'habitait plus ici depuis des années… Crapie et Elsie ne comprenaient pas : il y a seulement quelques jours elles avaient apporté son pain à la vieille dame dans cette cuisine, elle leur avait offert des bonnets de laine pour qu'elles aillent parler aux lutins ; il y avait de la lumière au plafond à ce moment-là et tout était propre comme dans une cuisine normale. Crapie fit une nouvelle fois le tour de la pièce avec le faisceau de sa lampe. Deux ou trois vieux journaux traînaient par terre devant la cheminée ; l'assiette de porcelaine à fleurs bleues où Nestor buvait son lait était là, entre la porte de la cave et le buffet. Crapie éclaira de nouveau la table et la chaise où s'asseyait la vieille dame et dont la paille était toute défoncée. Elsie lui tiraillait le bras.
« Crapie, j'ai un peu peur… On s'en va !
– Attends, attends, fit Crapie ; je sais ce qui se passe… Ici, on est dans la cuisine d'une fée, tu es d'accord ?
– Oui… mais on s'en va ! gémit Elsie sur le point de pleurer.
– Eh ben, tout ce qu'on voit là, c'est pas la réalité, c'est pas la vraie cuisine, c'est de la magie… Quand la fée le décidera, tout redeviendra comme avant. Tu comprends ? »
Elsie acquiesça mais sans cesser de s'accrocher à la manche de sa sœur.
« Allez, Crapie ! On s'en va maintenant…
– Attends, j'essaie quelque chose. Nestor ? appela-t-elle, Nestor ? »
Personne ne répondit dans le profond silence de cet immeuble abandonné.
« Bon, ben viens, décida-t-elle alors ; on s'en va. »
Elle s'enfoncèrent dans l'obscurité du couloir pour déboucher enfin dans la cour ensoleillée. Soulagée, Elsie désigna la baguette tradition qu'elle tenait à la main.
« On garde le pain pour nous, alors ?
– Ben évidemment, dit Crapie ; qu'est-ce que tu veux en faire ?
– D'accord » fit Elsie et elle cassa le croûton croustillant pour commencer à le grignoter. Depuis qu'elles étaient sorties, Elsie avait retrouvé toute son assurance. Crapie, elle, ne pensa même pas à demander un morceau de pain à sa sœur ; en traversant le vieux porche pour rejoindre la rue elle restait perdue dans ses réflexions. Pourquoi la fée leur avait-elle montré une cuisine abandonnée, pleine de toiles d'araignées ? Et Nestor, pourquoi ne le voyait-on plus nulle part, ni sur sa fenêtre, ni dans l'immeuble ? Pourquoi avait-il soudain disparu ? C'était peut-être de la magie, se rassurait-elle, mais pourquoi la fée faisait-elle ça ?
Elles arrivèrent bientôt devant leur maison et sonnèrent. Ce n'est que lorsque la porte s'ouvrit que Crapie s'aperçut qu'elles avaient oublié de dissimuler leurs cache-nez et leurs bonnets.
« Mais ! Qu'est-ce que vous faites attifées comme ça ? s'étonna leur mère. Vous avez vu le temps qu'il fait ?
– On a voulu les essayer, dit Crapie.
– Les essayer… complètement débiles, mes filles… » marmonna leur mère en les faisant entrer.
Le lendemain dimanche Crapie et Elsie n'emportèrent même pas leurs cache-nez et leurs bonnets de laine pour aller chercher le pain ; puisque la vieille dame n'était pas là ce n'était pas la peine. Nestor n'était toujours pas sur le rebord de sa fenêtre ; il n'était pas dans la rue non plus. Elles n'essayèrent pas d'aller dans le vieil immeuble, car elles n'avaient pas emporté la lampe rechargeable et que, sans se l'être vraiment dit, elles étaient persuadées que la fée n'y serait pas.
Nestor n'était pas là non plus la semaine suivante, ni les semaines d'après ; elles ne le revirent jamais plus. Elles ne renouvelèrent pas leur tentative d'aller seules dans l'immeuble car cela n'aurait servi à rien. Plusieurs fois, durant cette période, elles s'équipèrent avant de descendre dans leur cave, bonnets enfoncés sur la tête et cache-nez autour du cou, pour essayer de rencontrer Green et Gratouille. Elles savaient qu'il y avait parfois deux lutins dans leur cave, peut-être davantage, peut-être aussi Glabor (il leur arrivait de percevoir tout un petit remue-ménage derrière la chaudière ou parmi les piles de cartons vides) mais elles ne pourraient jamais plus les voir, plus jamais leur parler. On aurait dit que les bonnets de laine et les cache-nez, depuis que leur mère les avait mis à la machine, avaient perdu leur pouvoir magique. Ou bien c'étaient elles qui avaient trop grandi. Elles constataient en tout cas que rien ne fonctionnait plus comme avant et elles finirent par s'y résigner. Bientôt elles n'y pensèrent même plus.
Merveilleuse histoire. J'ai adoré. Bravo !
· Il y a plus de 4 ans ·li-belle-lule
Heureux que vous ayez aimé cette histoire que j'ai écrite pour ma petite fille. Merci pour ce commentaire.
· Il y a plus de 4 ans ·Georges André Quiniou
J'ai une petite fille de 7 ans, je la lui lirai également. Encore merci. J'espère vous lire encore ?
· Il y a plus de 4 ans ·li-belle-lule