Les bleus de la Saint Sylvestre
Michael Ramalho
Cinq, quatre, trois, deux, un… Bonne année ! La joie explose comme un ballon rempli de vide. Le hurlement de la bête prend la forme d'un raz de marée charriant dans son sillage, des ronds lumineux colorés qui s'abattent sur les visages et les corps des invités, au rythme d'une musique infernale. Le DJ augmente progressivement le volume jusqu'à couvrir les lamentations et la désespérance des plus lucides. La vague grandit encore, monstrueuse. Le sifflement des langues de belle-mère, entrecoupé des hourras tristement enjoués, ajoutent une épaisseur au vacarme assourdissant. La vague atteint son apogée. Des cotillons lancés avec défiance se collent aux coiffures laquées, tombent dans les décolletés, s'accrochent aux lunettes disco. Des boules soufflées depuis les sarbacanes brillantes pleuvent partout et blessent les yeux des convives. La vague retombe. Chacun se jette dans les bras de son voisin et fait mine de s'intéresser à lui. Bonne santé, joies et bonheurs pour cette année rutilante. Légèrement à l'écart de cette masse humaine, Françoise serre sa meilleure amie dans ses bras. Sous l'étreinte, Martine dissimule l'intense douleur qu'elle ressent à l'épaule. Les deux femmes se connaissent depuis le collège. Elles discutent tous les jours au téléphone, habitent dans le même quartier, partagent les mêmes loisirs. D'aucuns diraient qu'elles se connaissent par cœur. En réalité, les deux amies se contentent du vernis des apparences. Françoise surtout, qui ne voit pas que celui de Martine se craquelle tous les jours un peu plus. A sa décharge, Martine joue bien la comédie. Néanmoins, un regard expert remarquerait ce fugace rictus de tristesse sur son visage, au moment d'avaler son breuvage de fines bulles dorées. Même l'alcool ne parvient à la réchauffer. Ces derniers temps, un froid intense la suit partout. Un nuage blanc-bleu l'enveloppe, la serre, s'insinue profondément en elle et diffuse dans ses veines, un déluge des flocons aux branches acérées. Cette gelée glacée provoque des marques bleues sur son corps. En public, lorsque son mari Jérôme la surprend à frissonner, il affirme péremptoire, qu'elle pâtit d'une circulation sanguine défaillante, qu'elle est frileuse de nature. Il en sort avec cet aura d'époux sensible et empathique. Mais Martine n'est pas dupe. En se rendant une énième fois à la cuisine pour alimenter en petit-four et en boissons la horde de convives, elle l'observe. Son regard surtout. L'autre est là. Il l'épie, caché derrière un voile de gaîté et de bienséance. Quand les autres seront partis, lorsqu'il ne restera que verres renversés, assiettes abandonnées et cadavres délaissés, il fera son apparition. Alors, sous le prétexte qu'elle n'accomplit pas assez vite sa besogne ou que dans son affliction, elle laisse tomber un objet quelconque, il fera s'abattre sur elle une tourmente glaciale. Peut-être comme la veille l'attrapera-t-il par les cheveux et la jettera dehors ? Elle fera le pied de grue sous ce ciel limpide mais insensible à ses souffrances en arpentant une neige lourde et gluante. Puis après de longues minutes, transie de froid, elle grattera légèrement la porte dans l'espoir que son Jérôme soit de retour.