les bols

jeanro

Je vous rapporte les évènements tels que je les ai vus ce jour là :

La plus grosse des deux avançait d’un pas lourd. Une plus jeune la suivait à distance. A peine pubère celle-ci était bien plus gracile que la première et beaucoup plus haute sur pattes. Elle marchait derrière, d’un air résigné.

Comme d’habitude, toutes les deux ralentirent automatiquement à hauteur des bols. C’était le milieu de la journée. Elles firent halte en silence. La plus vieille respirait très fort, expulsant bruyamment  l’air de ses poumons, alors que la petite avait le souffle plus facile.

Depuis peu, les bols avaient été changés de place. Ils étaient maintenant correctement installés dans un espace dégagé en haut de la côte, ce qui évitait la cohue. Et surtout on les avait  placés à la bonne hauteur. Enfin ils étaient en nombre suffisant pour que chacun dispose d’un bol individuel. Tout ceci avait été modifié récemment pour le confort de tous.

            Toutes deux se taisaient. L’aînée fixait la cuvette qui était devant elle. Le regard vide, elle était maintenant à l'arrêt, occupée à récupérer de son effort et comme absorbée dans une sorte de rumination mentale.

            Habituellement la montée aux bols se faisait en procession. Ce jour là, elles étaient en retard et se trouvèrent isolées en queue du groupe. Cela était sans doute du au fait que la plus grosse, plus poussive s'était essoufflée dans la montée. La plus jeune avait ralenti par soumission. Du coup, elles étaient nerveuses. Un léger stress. La chaleur les indisposait. Il est vrai qu'habituellement, elles aimaient mieux les endroits calmes et plats, largement ouverts sur l'horizon. Ce n'était plus le cas depuis que l'on avait changé le dispositif. L'aînée chassa les mouches qui tournaient autour de sa tête. L'autre non plus n'était pas très à l'aise. Elle souffrait du fait que sa seule compagne n'était ni de la même taille ni du même âge qu'elle.

            Elle eut alors un geste assez bizarre, sauf à considérer la chaleur et la tension qui régnaient. Elle se lécha rapidement. Ce geste furtif et discret aurait pu passer inaperçu. D’ailleurs ce comportement était normal. En effet le léchage a un effet calmant et les animaux le savent bien. Là où cela commença à m’intriguer c’est quand la voyant faire, la plus âgée des deux se mit aussi à se lécher, puis offrit bientôt son large mufle à la langue fraîche de la petite. Elle se laissa  alors totalement débarbouiller.

Bientôt elles se léchèrent mutuellement, longuement, sans retenue, et même avec volupté.

C’est à ce moment là qu’on entendit le déclic des valves qui s’ouvraient et 30 litres d’eau fraîche montèrent dans chaque bol. Elles se bousculèrent alors assez sauvagement, épaule contre épaule pour aller se rafraîchir au même bol alors qu’il y en avait plusieurs de disponibles.

Cette histoire est banale et relate un moment de vie. Deux femmes, une jeune et une plus vieille sont en pèlerinage par une chaude journée d’été. Elles s’arrêtent devant des bols à offrande où arrive automatiquement l’eau lustrale et parfumée à l’heure de la prière.

Un jour je  racontais cela à un ami psychanalyste, tel que je vous le relate aujourd’hui. Il m’interrompit et me dit

« Je suis en train de t’écouter. Je sais parfaitement que tu parles de deux femmes mais ce que j’entends aussi c’est que ton histoire me parle de deux vaches à l’abreuvoir »

Là je n’en reviens pas. Je m’étonne et je lui réponds :

« Si je me mettais à tout mélanger et à parler de gens comme de vaches ou de vaches comme de gens, je commencerais à m’inquiéter et on pourrait bien me prendre pour un fou. »

Mais non, me dit-il «  C’est moi qui vois des vaches quand il s’agit de deux femmes ou le contraire. S’il y a quelqu’un de fou ici c’est moi ».

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