Les Cadavres de l'Avenue Milton

Clément Thiery

Nancy, une rue. L’avenue Milton. Coincée entre deux rangées de hauts bâtiments, bordée de petites maisons mitoyennes, elle remonte de la voie ferrée vers le campus de lettres. D’avenue, elle n’en a que le nom. Environ trois minutes de long le matin et à peine deux et demi le soir. Deux voitures de large. Peugeot, Opel, Nissan et autres Mercedes s’alignent le long de l’avenue. Un automobiliste et un étudiant chargé de tout son savoir s’y croisent avec difficulté. Elle porte le nom d’un poète. Un poète, ça mérite bien une avenue. Mais rois, hommes politiques et évènements historiques avaient déjà squatté les grandes avenues de la ville. Tant pis. Alors, on a trouvé une ruelle pour le poète anglais. L’avenue Milton.

Le matin, elle observe les étudiants cheveux ébouriffés, les yeux endormis, sacoche à la main. Silencieux, ils pressent le pas pour assister à un cours d’histoire ou de philo. Tous, pensent et rêvent. A la sonnerie du réveil survenue trop tôt. Aux tartines beurrées méticuleusement. Au miel qui dégouline tantôt sur la table, tantôt dans le bol de chocolat. A la dernière goutte de café brûlant, avalée avant de dévaler l’escalier et de sortir dans la rue glaciale. Aux quelques notes de musique entendues à la radio, qui trotteront dans leurs oreilles toute la journée. Aux inscriptions philosophico politico romantiques qui fleurissent sur les parois du tunnel sous la voie ferrée. A la jolie brune assise deux rangs devant dans l’amphi. Au TD préparé la veille à la va-vite sur un coin de table entre deux bières à la pression. On arrive à la hauteur du parking de l’antenne nancéenne des Voies Navigables de France, les salles de cours se rapprochent. Voilà le boulevard Albert 1er, «Roi des Belges», indique le petit panneau bleu. Le feu vient de passer au rouge. C’est le temps d’une dernière cigarette, du dernier contact chaleureux d’un téléphone portable collé à l’oreille, d’une dernière vanne sur la soirée de la veille. Comme une minute volée sur le temps qui passe, comme une minute de répit avant d’attaquer la journée. Les automobilistes pressés s’arrêtent, le p’tit bonhomme vire au vert. Les étudiants s’engouffrent sur les bandes blanches. Puis ce sont les escaliers monumentaux du temple de la connaissance, et la journée qui commence.

L’avenue, le soir venu, observe encore. D’un œil plus distrait, fatiguée par cette longue journée de muette et statique présence. Les étudiants, eux aussi sont fatigués. Elle les regarde passer dans l’autre sens, du boulevard Albert 1er vers la rue Isabey. Le temple de la connaissance a fermé ses portes, ses prêtres sont rentrés chez eux, les fidèles en font de même. Et là encore, ils pensent. A la journée passée. Cours intéressants, profs corrects, bonne journée. Peu à peu, le rêve se substitue à la pensée réfléchie. Les pas s’enchaînent par automatisme, les esprits divaguent et vagabondent au gré des évènements du jour. Ils se laissent aller à une douce rêverie. Le sourire de la jolie brune de l’amphi. Les héroïques batailles de Napoléon. Les méditations métaphysiques de Descartes. L’entraînement de natation. La soirée entre potes au troquet du coin. Le dernier James Bond à l’UGC. La journée à venir. Une délicate torpeur envahit Hommes et bâtiments. Après une journée passée à observer, à surveiller, à pouponner les jeunes érudits, l’avenue s’est assoupie. Mais elle ne dort que d’un œil, au cas où quelque retardataire se glisserait le long de ses murs, au cas où quelques éméchés troubleraient la quiétude des lieux. Il lui faut être prête pour demain !

Mais un jour, elle a failli à sa tâche. Trop distraite, assoupie, ou dormant à poings fermés, elle fut le témoin aveugle et muet d’une tragédie. A la hauteur du numéro 6 bis, gisent deux corps humains. Plus précisément, les contours de deux corps humains. Tracés à la peinture. Tracés à la craie, les deux cadavres auraient fini par être emportés à jamais par les averses et les orages successifs. Les traits sont donc restés, figeant les deux compagnons d’infortune dans une ultime danse, signature silencieuse du passage de la Faucheuse. Les passants ne marchent pas sur les traces. Par respect ou par peur, ils dévient leurs pas. Mais qui sont-ils au juste ces cadavres ? Comment leur silhouette s’est-elle retrouvée imprégnée sur le bitume de cette paisible avenue ? Qui donc s’est posé en maître absolu, privant ces deux êtres des nourritures terrestres ?

… Mars 2006. Les débats à propos du CPE font rage. Deux étudiants plutôt favorables au fameux contrat, osent le dire et le crier. Ils sont poursuivis, s’engouffrent dans l’avenue. Rattrapés, ils sont roués de coups et expirent sur le pavé. Morts pour rien sur l’autel de la tolérance.

… Un froid matin de janvier, une fine brume stagne sur l’avenue Milton. Deux jeunes hommes se font face. Chemise blanche immaculée, épée à la main. Un duel se prépare, pour les beaux yeux d’une fille. Fight! Les lames s’entrechoquent, les coups s’enchaînent, le métal siffle dans l’air. Les deux galants redoublent d’ardeur. Le métal finit par rencontrer la chair, au cœur. Les deux corps s’écroulent, unis à jamais dans la mort. La belle restera seule.

… Une nuit chaude et humide de juillet. Un camion avait rendez-vous pour la livraison, devant le bar «Le Petit Molière». La vente d’alcool y était interdite. Mais la contrebande alimentait les caves. Une guerre s’était déclenchée pour le monopole du trafic dans le quartier. La grosse voiture a surgi sur le boulevard, un canon de mitraillette luisait à la portière. Les livreurs n’ont eu que le temps de s’engouffrer dans la petite avenue. La rafale claqua dans la nuit. Les deux hommes s’écroulèrent. Victimes de la concurrence.

Une avenue aux airs de ruelle. Des étudiants songeurs. Des passants oscillant entre la peur et la curiosité. Deux silhouettes. Deux personnes qui ne remonteront plus jamais l’avenue. Deux personnes, amies ou ennemies, liées sur le sol pour l’éternité. Une part d’ombre et de mystère dans un monde rectiligne. Un paradis perdu. L’avenue Milton.

Clément THIERY

  • Intrusion brutale de la mort dans le quotidien. L'atroce est qu'on ne se demande pas QUI étaient ces personnages réduits à un trait de craie, mais COMMENT ils ont réussi à nous gâcher la journée, si paisible sans eux... Effectivement, tous les scénarios sont possibles. Bien vu !

    · Il y a plus de 12 ans ·
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    le-fox

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