Les calos
hieros
- Sale ville, salles individus, sale climat. Parigots de merde.
Les deux marseillais étaient au comptoir du Café de Passy, place de Costa Rica, à Paris. Il était dix heures du matin. Il faisait un temps pourri dans la capitale ; ciel gris tombé sur le bitume humide des rues sans fin parisiennes. Les gens gobaient leur petit déjeuner sans un mot, balançaient leur monnaie sur le comptoir que ramassaient avidement les serveurs, en grognant et psalmodiant des injures mangées dans leur barbe. Ils avalaient leur deuxième tasse d'expresso. Le premier lisait l'Equipe, le second le Parisien. Ils s'étaient levés de bonne heure pour attraper le premier avion en provenance de Marignane.
- C'était vraiment obligé de venir le cueillir au réveil ? Il prolonge, en plus. Je sais bien que l'avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt et que d'avenir, il en a plus trop mais quand même ! avait lâché le plus grand en reposant sa tasse.
Il était de mauvaise humeur. De très mauvaise humeur. Il détestait quitter son lit douillet à l'aube.
- P'tit Loup, commence pas à me limer le réveil. Les consignes, tu les as entendues comme moi : travail propre, discret, ludique, pas de trace, on se la joue sur les pointes et retour au port avant la nuit. Sors plutôt voir si le paquet a ouvert ses fenêtres.
- Ok, Sissou.
Le petit gros était fatigué. Il n'avait pas desserré les dents depuis l'embarquement. L'avion le traumatisait.
- Les volets sont encore fermés, avait grincé Ptit Loup entre ses dents avant de reprendre sa place au comptoir.
- Va falloir attendre.
Personne ne semblait remarquer les deux hommes aux allures de Laurel et Hardy. Leurs costumes noirs, élégamment marqués le long des manches d'une triple bande blanche, et leurs cravates, dont le bleu OM faisait claquer le petit coq blanc qui se pavanait en son centre, auraient pourtant suffi à attirer les regards à peu près n'importe où. Pas à Paris et surtout pas le matin. Onze heures du matin : l'heure de l'apéro. Un pastis léger dans un grand verre et un demi. L'humeur renaissante, Ptit Loup s'éclipsa dans la rue fumer une brune. Les volets étaient ouverts. Lentement, il remis la cigarette dans son paquet pour ne pas la casser puis se précipita vers Sissou.
- A y est. Il est levé, murmura-t-il.
- Je sais, couillon. Jette un œil discret à la table de gauche, derrière toi.
Ptit Loup tourna la tête. Un homme barbu, distingué, d'une cinquantaine d'années, les cheveux gris tombant en arrière sur les épaules et clairsemés par le début d'une calvitie, jouait avec un petit chien. Pas de doute. C'était bien le marchand d'art dont le patron leur avait montré les photographies.
- Qu'est-ce qu'on fait maintenant ?
- Calme toi, petit. Laisse le boire son coup. On va l'alpaguer tranquille dehors, à la furtif.
- Comment ?
- Je lui parlerai un peu du pays, t'inquiète pas. Ce type a peur de son ombre comme Bucéphale.
- Comme qui ?
- Un cheval… Laisse tomber.
- Je comprends rien. Qué cheval ?
- Je parle, tu suis et tu mouftes pas, ok ?
La gueule de Ptit Loup formait un point d'interrogation. Le marchand d'art commanda un verre de brouilly à la serveuse et demanda un sucre pour son compagnon à poils. Il en but un second, un troisième puis un quatrième. En vingt minutes. Et alla pisser. Ptit Loup trépigna.
- Et si on le chopait aux chiottes ?
- T'es pas un peu fada, guignol ! Tu veux qu'il ameute tous les clients ? Furtifs, a dit le boss, rien sur aucun écran radar, c'est clair ? Il va bientôt sortir.
Le quinquagénaire se dirigea, en effet, vers le comptoir pour régler et enfila un long manteau noir. Il salua et sortit. Les deux hommes lui emboîtèrent le pas en lui laissant une dizaine de mètres d'avance. Leur cible cheminait vers la place du Trocadéro. Au niveau du cimetière de Passy, Sissou accéléra la cadence, suivi de son collègue. Arrivés à hauteur de leur proie, le petit gros sortit une cigarette de sa poche et demanda poliment du feu. Le marchand d'art chercha un briquet dans son manteau. A ce moment là, les marseillais bousculèrent légèrement le parisien.
- C'est toi, Henri Vincoeur ? questionna Sissou.
- Que voulez-vous, messieurs ? Quelles sont ces manières ?
Ptit Loup déplia son couteau à cran d'arrêt discrètement, à l'intérieur de sa veste, et le passa dans le dos du marchand d'art, sous le manteau. On aurait pu croire que celui-ci le prenait par la taille. Il piqua l'homme au niveau des reins. Ils l'entendirent blêmir.
- C'est toi, Vincoeur ? reprit Sissou.
- Non, vous faites erreur, mentit le marchand d'art.
- Monte un peu la température du calorifugeur, ordonna le petit au plus grand.
Ptit Loup taillada la chemise et la peau du barbu. Petit cri de douleur. Aboiements paniqués du King-charles qui tirait sur sa laisse.
- Ok, c'est moi, Vincoeur. Que me voulez-vous ? grimaça le parisien distingué en élevant la voix.
- Parle moins fort, connard. C'est Clarendoni qui nous envoie te dire bonjour, répliqua Ptit Loup.
- Ecoutez, messieurs, j'ai fait tout ce que Clarendoni m'a demandé. J'ai déjeuné avec son avocat et lui ai présenté les bons amis, comme nous en étions convenus.
- Puisque t'es un gentil garçon, tu vas continuer à obéir. On va chez toi. Si tu nous fais une entourloupe, on a ordre de te refroidir. T'as compris ? continua Sissou.
- Pas chez moi. Ma femme et ma fille sont là aujourd'hui.
- On sait. On va dans ton nid d'amour, à Pigalle.
- Je n'ai pas les clés.
- Nous non plus mais t'inquiète pas, c'est le genre de choses dont on n'a jamais eu besoin, ça se perd trop facilement. On prend le métro. Toujours gentil, d'accord, Henri ? Pas de fantaisies bêtes, tu restes bien entre nous deux, commanda le petit gros aux yeux bleu métal.
Le trio prit les couloirs du métropolitain, ligne 6 direction Charles de Gaulle Etoile. Ils s'assirent au milieu de la rame, déserte ou presque. Une jeune fille dormait à côté de Ptit Loup. Elle devait être à peine majeure et puait l'alcool. Ses cheveux étaient teints en rouge, ses oreilles et son nez étaient percés. Elle portait des rangers et des chaussettes jaunes qui lui remontaient jusqu'aux cuisses. Le grand marseillais lâcha un méchant rictus. Il remarqua le sac à dos de la jeune fille posé négligemment sur ses genoux. Lorsque les portes du train s'ouvrirent à la station Etoile, Ptit Loup ne put s'empêcher de le lui faucher. Totalement dans les vapes, elle ne s'en rendit pas compte. Sissou engueula son partenaire et le traita de fou. Ptit Loup haussa les épaules. Les deux hommes encadraient Vincoeur qui ne quittait pas son chien des yeux. Le marchand d'art était terrorisé. Il tentait de se calmer en se persuadant que ses deux gardiens ne lui feraient aucun mal. Il n'y avait aucune raison. Aucune. Vincoeur pensa que Clarendoni cherchait sans doute à l'effrayer une fois de plus pour l'entraîner dans une nouvelle embrouille.
Il décida de ne rien entreprendre et d'attendre patiemment que les deux types finissent par le laisser aller en paix. L'angoisse le tenaillait pourtant. Les trois individus prirent la ligne 2, direction Nation par Barbès. Pas un mot échangé. Trente minutes plus tard Pigalle. Midi vingt. Sissou répéta à Vincoeur les consignes qu'il devait respecter : pas d'embrouille ou il aurait droit à tâter du calorifugeur qui avait fait leur réputation sur la Canebière. Aucun souci de ce côté-là, pensa sans joie le marchand d'art. Les trois hommes marchaient, le parisien et le grand marseillais bras dessus bras dessous comme un vieux couple homo. Les sex-shops, les cinémas porno et autres spectacles vivants attiraient l'œil de Ptit Loup. Quelques filles usées et leurs macs maghrébins interpellaient le petit groupe en leur promettant la lune, la croupe et le reste en contrepartie d'euros dont la somme suintait l'attrape pigeons. Sissou les envoyait balader. Henri Vincoeur restait relativement calme en serrant la laisse du chien.
Il indiqua la porte d'entrée de son immeuble. Ptit Loup força sans difficulté celle du nid d'amour du parisien. Sissou bouscula violemment le marchant d'art dans le living-room. Il tomba par terre. Le chien tournait sur lui-même en montrant ses petites canines et grognait.
- Fais taire le cleps, demanda Sissou.
- Ogame, tais-toi, ordonna Vincoeur au King Charles.
Le clébard obéit en baissant les oreilles. Ptit Loup se mit dans un coin et fouilla le sac qu'il avait volé. Il y trouva des clés, une carte orange et quarante euros en petite monnaie. Il jeta le tout dans la poubelle. Il reprit l'inspection de la poche extérieure de la sacoche et interpella alors Sissou.
- Oh, Sissou, regarde ce que je viens de dénicher dans le sac de la gonzesse !
- Quoi ?
- Des petits buvards !
- Et alors, Petit, késako ?
- De la drogue ! Des acides même, je crois !
- Je sais pas ce que c'est.
- C'est un truc qui calme les nerfs. J'en ai pris une fois en Espagne quand j'étais jeune. Putain, tu fais de jolis rêves avec ça. Ca te ramollit le cerveau juste comme il faut. Tu vois tout en beau. Le ciel peut te tomber sur la tête, t'en as rien à braire. Tiens, on devrait en donner aux animaux, dit-il en désignant le parisien et son chien.
- Ca va pas, non ? s'offusqua le marchand d'art. Dîtes-moi plutôt ce que veut votre patron.
Sissou n'accorda aucune attention à ses paroles et s'adressa à son collègue.
- Ça va le casser, le paquet, tu es sûr ?
- Pardi, si je te le dis. On lui donne trois ou quatre petits timbres comme ça et là, il nous fout la paix pendant qu'on s'active.
- Que vous vous activez à faire quoi ? interrogea Vincoeur, toujours le cul par terre.
- Tu vas voir, sois patient, ce sera pas long, lui répondit Sissou.
S'adressant à nouveau à Ptit Loup, il demanda :
- Et tu sais comment ça marche, ces conneries ?
- Un peu, oui. Tu manges le papier, t'attends, j'sais pas, un gros quart d'heure, et après t'es calme comme l'agneau qui vient de naître.
- T'es sûr, gamin ? insista Sissou.
- Moi, c'est ce que ça m'avait fait à l'époque. En plus, souviens-toi de la gadji dans le métro. Elle ronquait dur parce qu'elle avait du en prendre un ou deux, tu crois pas ?
- Et si on en prend, on va être paisible nous aussi ?
- Ben ouais. Nous, on en prend un chacun pour pas dormir trop et lui, on lui fait bouffer les quatre autres, dit-il en jetant un œil au marchand d'art.
- Ma foi, si ça fait comme la fois où j'ai fumé du haschisch, c'est pas trop mal, conclut Sissou. Y aura pas de bruit comme ça.
- Au fait, qu'est-ce qu'on fait du cleps ?
- J'sais pas. Si : on l'enferme dans le placard.
Ainsi fut fait. Ils attachèrent ensuite Vincoeur sur une chaise et lui firent avaler quatre timbres comme on gave une oie. Tranquillement, chacun mangea ensuite son acide. Ils cherchèrent une bouteille d'alcool. En buvant un verre, ils commencèrent à discuter de leur prochaine vacances au Maroc. Le parisien paniquait fort. Il se rendit compte que les deux types n'étaient pas venus lui parler. Il eut cinq minutes d'effroi conscient avant que tout bascule. Il commença tout d'abord à entendre de plus en plus difficilement ce que racontaient ses deux geôliers. Leurs voix semblaient parvenir en échos. L'inquiétude le gagna d'autant plus quand il ne sentit plus réellement ses doigts. Ses sens se troublaient. La couleur grise de son appartement le dérangeait fortement. Les peintures des murs craquaient légèrement. Il contrôla encore pour un temps ses impressions. Mais la crainte et la peur lui faisaient perdre pied. Tout se mit à tourbillonner. Il oublia la présence des deux marseillais. Le bruit de la télévision allumée par Ptit Loup lui devint insupportable, semblable à celui d'un marteau piqueur. Les aiguilles de sa montre indiquaient treize heures dix. Ce fut la dernière fois qu'il réussit, avec beaucoup de mal et de concentration, à lire l'heure.
La suite fut horrible. Un carnage. Du pur délire. L'apocalypse en plein Paris. Les meubles de l'appartement commencèrent à se déformer et à avancer vers lui pour l'encercler. Ils se transformèrent en petits diables cornus gueulant qu'il allait crever. Sa commode lui mordait la joue, son lit lui déchirait la peau, ses lampes lui brûlaient les pieds, son fauteuil le sodomisait, le frigidaire lui arrachait les dents, les plaques chauffantes le boxaient. Vincoeur vociférait comme un veau qu'on égorge. Les deux marseillais ne comprirent pas ce qui se passait. Sissou demanda à Ptit Loup de lui coller une beigne pour le calmer. Mais le grand maigre avait beau cogner le marchand d'art, rien n'y faisait, bien au contraire. Le cerveau de Vincoeur était en marmelade. Ses yeux étaient exorbités. Ses mains tiraient sur la corde qui le tenait prisonnier jusqu'à s'en arracher la peau. Il gueulait. Il gueulait. Sissou n'avait jamais vu personne se mettre dans un tel état. Il décida de l'enfermer dans le placard avec le chien. Quand il l'ouvrit, Sissou eut à son tour une hallucination et perdit le contrôle de la situation. Le chien devint un lion sauvage prêt à lui bondir dessus. Il appela à l'aide.
Ptit Loup était blanc comme un cachet d'aspirine. Il regarda son ami et lui demanda pourquoi il s'était déguisé en pingouin. L'appartement devint bientôt une cage de fous, le foyer du diable où brûlaient trois hommes et un petit chien. Vincoeur était assailli de toutes parts par ses diablotins sadiques. Sissou luttait avec un lion. Ptit Loup tentait d'apprivoiser un pingouin. Coups, pleurs, frayeurs, épouvantes, divagations, cris, rires, courses, peurs, folies, angoisses, mutilations, violences, destructions, terreurs, terreurs, terreurs. Sissou ôta le cran d'arrêt de la main de Ptit Loup et se jeta sur le petit chien. Le King Charles le mordit au poignet. Le marseillais crut que le lion lui avait déchiqueté le bras. Il planta quarante-trois fois le couteau dans le corps du canin et lui ouvrit les entrailles. Il en déroula les intestins et, d'un bond, se précipita sous la couette du lit pour s'en couvrir et ainsi se cacher des fauves qui rodaient. Ptit Loup vit disparaître son pingouin avec désappointement malgré ses nombreux appels dans la langue de l'animal qu'il imitait parfaitement avec sa gorge… Ses yeux se posèrent sur la mare de sang dans laquelle baignait le petit chien. Il eut envie d'y plonger. Il s'y roula avec un bonheur extraordinaire et s'abreuva goulûment dans les entrailles du King Charles. Le goût du miel. Vincoeur avait le cerveau en ébullition. Il voulait s'étrangler, se défenestrer, arrêter sa respiration. Mourir, enfin. Pour stopper sa perdition et sa chute dans le royaume de Lucifer. Mais ligoté comme il était, il ne pouvait que subir. Il s'était cassé la voix à force de crier et crachait maintenant comme du sang, la flamme d'un dragon, en désespoir de cause.
Sissou, ravi de s'être débarrassé du méchant lion et d'avoir vu repousser son bras après qu'il l'ait arrosé avec un peu d'eau du robinet, se mit à tout détruire dans l'appartement. Tout lui paraissait si moche. Et il fallait bien qu'il obéisse à la cuvette des toilettes qui, d'une voix de sirène, lui avait ordonné de tout briser. Bien sûr. Ptit Loup avait enfin retrouvé son ami le pingouin et continuait à lancer de petits gloussements dans la direction de Sissou. Le temps n'existait plus. Le pingouin demanda à son jeune camarade de calmer le gars assis sur la chaise. Ptit Loup parla doucement à Vincoeur pour qu'il arrête d'éructer. Celui-ci n'entendait plus. Il expliqua la chose au dit pingouin. L'animal en fut chagrin. Le marseillais eut alors une idée. Il fallait déboucher les oreilles du monsieur. Il reprit son cran d'arrêt et commença à opérer minutieusement les myosotis du marchand d'art. Vincoeur fit plusieurs syncopes. Il croyait que la main du diable tentait de pénétrer dans son cerveau via son appareil auditif pou lui voler ses idées. Il implorait le diable qu'il stoppe les tortures. Il lui promit son âme en contrepartie. Ptit Loup découpa ladite oreille, perfora le tympan et continua à introduire toujours plus profondément la lame du couteau. Il s'arrêtait parfois quelques secondes pour réitérer la demande du pingouin :
- Tais-toi, monsieur, s'il te plaît.
Sissou était assis apparemment calme et regardait la scène sans prononcer un mot. Son camarade fit un énorme trou en fracassant chair et os dans la tête de Vincoeur. Il commençait maintenant à en sortir des morceaux de cerveau. Il vida ainsi la moitié de la matière grise du parisien sur le sol et en donna quelques miettes à bouffer à son ami le pingouin.
En tout état de cause, Vincoeur pouvait enfin être heureux. Le cauchemar était fini. Il était mort. Dix neuf heures. Progressivement, les effets de l'acide disparurent. Les marseillais comprirent approximativement ce qu'ils avaient fait. Ce n'était pas beau à voir. Ptit Loup pleura comme un enfant. Sissou vomit tout ce qu'il avait dans le ventre sur la cervelle éparse, à même le sol. Il prit la main du grand et lui dit :
- Allez, viens, petit, on se casse. Plus jamais un mot sur cette affaire. On a fait ce qu'on nous a demandé. Allez, viens, petit.
Il était vingt deux heures. Les deux hommes ne se regardèrent plus jusqu'à leur arrivée à Marseille, le lendemain matin. Des larmes continuaient à couler de temps à autre sur les joues de Ptit Loup.