Les Champs
laure-morganx
Je me suis glissée dans le fossé. Mon cœur bourdonne trop fort dans mes oreilles. Je me laisse partir d'arrière en avant, d'avant en arrière. La sueur s'écoule de mon front jusqu'à ma bouche. Le goût salé de ma sudation et de mes larmes se mêlent sur une langue sèche d'amertume et de colère. « Ne pas regarder derrière moi, ne pas regarder derrière moi ».Je n'ai même plus peur. Je suis bien au-delà. Au-delà du tremblement, au-delà du froid, au-delà du désespoir. Je fixe aveuglément le champ devant moi, le champ du possible. Voilà que je me mets à faire des jeux de mots idiots. Mon père me le disait souvent : « Nadiya, à force d'inventer des choses, tu finiras par y croire, et croire est dangereux. La réalité de la vie est bien trop dépendante des croyances. Nous nous basons sur de l'irréel pour asseoir notre statut d'homme. Nous utilisons des prétextes imaginaires pour assouvir notre soif de pouvoir et notre bestialité. Nadiya, tu n'es malheureusement pas née au bon moment, au bon endroit. N'imagine pas trop ! Reste sur terre ! »
Je ne me souviens plus très bien mais je ressens qu'il est mort.
Le champ dégage une lumière éclatante. Les fleurs sauvages dansent dans une mosaïque de couleurs vives au milieu des hautes herbes bien vertes. Le bruissement du vent me rassure. Il vient de l'horizon. L'horreur dans mon dos s'étouffe, son bruit est emporté loin de moi, son odeur aussi.
Je me surprends à danser au rythme des fleurs. La musique s'immisce et tourbillonne dans le brouillard de mon cerveau. Mon balancement est plus fluide. Je vais d'avant en arrière, d'arrière en avant puis j'alterne d'un côté et de l'autre. Je chorégraphie et interprète le tourbillon d'une vie, la fragilité d'une plante soumise aux aléas du climat et de son milieu. Je suis la fleur qui danse, mes mains se muent en tige et en corolle. Je suis un coquelicot, fragile, docile, et légèrement empoisonné. Je suis la fille d'un érudit et d'une journaliste. Je suis la bâtarde, élevée dans une culture libre et laïque, dans un pays qui ne l'est pas.
Le vieil arbre au milieu me rappelle mon grand-père. Il est fort et solide. Il a vaincu les tempêtes de sable et de sauterelles… Il ploie à peine sous le vent. Il apporte de l'ombre à la lumière. Il devait être le siège de nombres jeux d'enfants, il cicatrise peut-être de leurs signatures. Il demeure là, inébranlable bout de bois et bout de mémoire.
Mes pensées restent encore flous, cependant, il me semble que toute petite, j'ai dû courir autour de cet arbre dans ce champ. Il me redevient soudain familier. Mes vacances chez les parents de mon père. Les prières de la journée, les repas à la nuit tombée, les histoires de mon grand-père… La mémoire me revient, les souvenirs glissent en moi tels des friandises intemporelles. Le vieil arbre et le vieil homme ont été une source de bonheur pour la petite fille que j'étais. L'un était un jouet vivant, l'autre un inépuisable conteur. Il était une fois « Mahomet », « Aladin », … Plus j'écarquille les yeux, plus je réalise n'avoir jamais assez regardé ce champ. Sa beauté brute me frappe de plein fouet, ces cailloux de calcaire disséminés tels des petites montagnes, son herbe haute et brûlante, ces fleurs douces et piquantes, cet arbre aussi vieux que le vent. Je redécouvre mon histoire. Je m'émerveille de la préciosité des êtres chers, de la voix rude et rocailleuse de mon grand-père.
Il est mort. Ils sont tous morts. Ce constat éclate dans ma tête comme une douloureuse révélation.
En haut, c'est la guerre. De celle que l'on ne pardonne pas. De celle que l'on ne comprend pas. De celle que l'on n'oublie jamais.
Ma danse est finie. Je reste immobile agrippant mes genoux. Le vide s'installe en moi. Le champ du possible se referme. Il ne me reste rien. J'ai quinze ans et je ne veux pas mourir. Je ne me rappelle pas si j'ai lu ce livre, ni de quoi il parlait exactement. Son titre évoque juste en cet instant, ma réalité. « Papa, tu avais tort ! Parfois il faut savoir s'évader, il faut savoir rêver pour ne pas sombrer ! Papa, dis-moi que tout va s'arranger ! Dis-moi que ce bruit assourdissant n'était pas une mitraillette ! Dis-moi que tous ces hommes qui hurlaient le nom d'Allah n'étaient pas vraiment là. Explique-moi pourquoi, pourquoi pensent-ils avoir le droit à la violence et à l'ignominie au nom de Dieu ? Donne-moi une raison à vos morts, au viol de ma mère, à la torture de mon grand-père et au silence de ce champ ? »
Ils m'ont laissé ma pureté. Ils m'ont laissé la vie sauve. J'ai parfaitement entendu et compris qu'ils voulaient me vendre. Cachés derrière leurs armes, ils se croient tout puissant. Ils ignorent tout du pouvoir de la liberté et du libre arbitre. Ils sont lâches. Lorsque j'ai couru, je les ai entendus rire. Aucune échappatoire, les chemins sont étroitement surveillés, il ne reste que ce champ. « Allez Nadiya ! Fais-honneur à ton père ! Rends hommage à ta mère et à tous ceux qui t'ont aimée, protégée du mieux qu'ils ont pu. Montre-leur, où qu'ils soient, que tu as du courage, que tu peux aussi te battre pour ta liberté. Cette liberté qu'ont tout homme et femme, de croire ou de ne pas croire, de penser et de refuser toute forme de violence et de haine planquées dans le nuage d'une foi obscure qui n'est que mensonge. Redresse-toi ! Tes jambes flageolent, c'est normal, la peur ne doit pas te paralyser. »
La peur m'arrache des larmes, la haine aussi. Je refuse d'être comme eux. Je refuse qu'ils me détruisent. Je suis debout face au vent. Face au champ. Mon foulard bat la mesure sur mes tempes. Je dois me concentrer pour me retourner. Le feu dévore le village de mes vacances. Il y a des cris, il y a du sang et des larmes. Il y a des corps, il y a mon père, ma mère, mon grand-père. Il y a des monstres à visage humain qui hurlent et tirent sur des hommes, des femmes, des enfants… Ils m'ont vue. Ils me montrent du doigt. « Courage Nadiya, courage… ». D'une main, je leur fais signe de s'arrêter. La force de mon geste les ralentit sensiblement. Mon autre main empoigne ce foulard taché du sang des miens. Je l'arrache et le jette par terre. Ils marquent un temps d'arrêt, légèrement interdits. Ils ne sont pas inquiets. Le symbolisme glisse sur eux sans même qu'ils en voient l'ombre. Je n'ai pas d'issue, nulle part où aller selon eux. Je fais volte-face et me dirige résolument vers MON champ. D'abord doucement puis mes pas s'accélèrent. J'entends crier derrière moi. Je suis libre. Ils ne m'auront pas. Je vais rejoindre mes parents.
Il me semble que j'ai réussi à atteindre l'arbre avant d'entendre le cliquetis.