Les contes des mille et une vies

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    On dit que je possède une imagination fertile voire débordante et qu'il est dommage que je garde tout pour moi. Mais c'est sans doute par ignorance. Je n'ai pas de vie ; enfin j'en ai une si, bien sûr, mais elle m'échappe constamment. Je suis comme perdu dans un brouillard immense et réconfortant ; mes souvenirs s'effacent au gré du vent et, sans être amnésique ou atteint d'Alzheimer, mon passé n'existe qu'au travers des souvenirs qu'on veut bien me partager.


    Une vie m'appartenant n'existe guère, mais des centaines, des milliers, peut-être plus qui sait, construisent l'être que je suis. À Chaque instant je change de peau et d'histoire ; un rien me fait chavirer de l'autre côté du miroir, tel le borné errant dans ses complaisances dérisoires.


    Je rentre du travail, je marche dans la rue, la musique berce mes sens et mes pas dans un rythme lent et dérangeant ; je tiens un gros livre à la main et mon écharpe apposée à l'image d'une étole me transforme en prêtre prêt à œuvrer pour ses brebis égarées. D'un coup je redécouvre le monde différemment : je vois mes fidèles, mes enfants, mes pêcheurs tout autour de moi s'agglutiner, suintant la peur et le péché. Je veux les noyer dans leur baptême, les étouffer dans leur vie de bohème, les détruire pour les purger du blasphème.


    Puis j'arrive devant chez moi ; le réveil est glacial et brutal ; c'est comme une lame qui s'enfonce dans vos entrailles sans en devenir le fruit. Il vous laisse là, éventré face à votre étrange réalité.


    Combien d'histoires ont fait vibrer mon âme ? Combien de vies ai-je parcouru ainsi ?

   

    Je saigne du nez. Je m'en rends compte lorsque je passe mon doigt et regarde ce qui s'écoule hors de mon être. Le sang se met à me fasciner d'un coup et ma vie disparait pour en laisser une autre me posséder. Je deviens un tueur qui est passé à l'acte pour la première fois. Le sang qui rougit ma main me subjugue, et elle, je pourrais la regarder des heures plantée là comme une poupée ambulante ; elle était rongée de l'intérieur et voilà que son mal s'exprime au dehors en pourrissant.


 Chaque événement, chaque action, chaque pensée devient légion.


    Comme un rêve cela ne dure qu'un instant, un instant seulement et pourtant, à mes yeux, une vie s'est écoulée. Mais qui suis-je vraiment ? Le lien entre toutes ces histoires est cette noirceur qui me dévore et m'honore ; elle est un fil conducteur, un poison charmeur qui s'infiltre en moi me poussant à égorger ma propre réalité. Mais personne ne le voit, personne ne me voit, je ne suis qu'un parmi le monde.


    Malgré cela, aucun désespoir, aucune rancune ne m'habite.


Si seulement je pouvais me permettre de...


Si j'osais...

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