Les Correspondances de Greta Müller

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Après trois heures sur des routes de campagne, Maman et moi sommes enfin arrivées. Elle gare la voiture sur le bas-côté, je descends. Ma grand-mère sort du jardin et me serre dans ses bras, j'étouffe. Me voici donc dans la maison familiale où je passerai mes vacances d'été. Non que je n'aime pas ma grand-mère, mais je me voyais davantage les passer avec mes copines, au lieu de mourir d'ennui dans ce coin perdu. Mais je dois dire que « Großmutter » est une femme extrêmement gentille, et que ses crêpes et ses histoires sont les meilleures, mais je perçois chez elle une certaine mélancolie que je ne peux expliquer.

Pendant mon séjour, alors que j'errais sans but précis dans la maison, je suis tombée sur une vieille photo. « Großmutter » surgit derrière moi et referma le tiroir aussitôt. Je savais qu'en temps normal je n'avais pas le droit de fouiller dans les affaires, mais les interdits obsèdent ma curiosité. J'ai alors demandé à ma grand-mère qui était la belle jeune femme du cadre. Je vis à son regard qu'elle était hésitante puis, gardant sa colère pour elle, elle me dit : « C'est ma sœur, Greta. Je l'ai très peu connue. J'étais toute jeune quand elle ‘'a disparu'' pendant la Seconde Guerre Mondiale. » A cet instant, mille et une questions se sont bousculées dans ma tête. Je voulais en savoir plus. «Großmutter » céda. On monta au grenier. Elle sortit un carton poussiéreux rempli de lettres, et de photos jaunies et cornées. Et elle commença à me lire ce qu'il est arrivé à Tante Greta.


                                                   Steinhöring, 20 décembre 1944

Ma très chère mère,

Voilà déjà six ans que je suis loin de toi et papa, et cette année encore je ne pourrai pas célébrer les fêtes de Noël avec vous. Comme cela m'attriste et comme vous me manquez !

J'ai reçu, aujourd'hui, une carte d'honneur. Comme vous le savez, l'association ne récompense que ses meilleures filles. Je pense donc qu'ils sont satisfaits de ma contribution pour le Reich. Papa et toi pouvez être fiers de moi : quatre enfants qui ont bien grandi et un qui est toujours dans la pouponnière, moins gros que l'étaient ses frères et sœurs certes, mais beau… Une chevelure blonde comme celle des Vikings et des yeux bleus comme l'azur… Cependant, je ne vois le nourrisson que pour les tétées, les autres ont déjà rejoint leurs familles adoptives.

J'ai entendu dire par un officier de la SS que l'Armée Rouge gagne du terrain. J'espère que nos troupes les écraseront. Savoir que les Alliés du Diable font couler le sang aryen me remplit de rage !

Comme chaque matin, j'ai discuté avec une camarade du Lebensborn. Je ne me confierai qu'à toi, maman. Une rumeur circule, et demeure sur toutes les lèvres des femmes d'ici. Apparemment, quand les enfants ne sont pas de bonne qualité, ils sont renvoyés de l'association. D'autres disent qu'ils sont empoisonnés et enterrés avec les corps des Juifs, morts dans les camps !

Joignez-vous à mes prières pour que cet enfant, mon enfant, soit épargné.

Heil Hitler.

Ta fille qui t'aime.


                                                         Steinhöring, 2 janvier 1945

Ma chère maman,

Malgré les traitements médicamenteux, le dernier garçon ne grossit pas. Il a été jugé déficient par les responsables du Lebensborn avant même d'avoir reçu son baptême SS. Ils m'ont demandé de signer les papiers pour son renvoi.

Depuis une semaine déjà, je ne peux l'approcher, pas plus que montrer mes larmes et ma souffrance.

Ici, de peur d'être dénoncée par mes compagnes, je dois être très prudente. Le courrier est probablement contrôlé et mes moindres faits et gestes sont rapportés.

Je me suis sacrifiée pour ma Patrie, pour la gloire de l'Allemagne, pour honorer le Führer et notre famille ! Mais je ne peux taire mes sentiments maternels. Je ne peux me résoudre à abandonner mon enfant.

Je ne crois plus en notre cause. Je sais que dire cela est acte de trahison mais je l'assume pleinement, même s'il en va de ma vie.

Je n'ai pas de mots pour exprimer ma douleur. Mais ce n'est rien face à ma honte d'avoir dû attendre la mort d'un enfant, du mien, pour réaliser l'horreur sans nom que représentent cette cause et son mécanisme.

J'ai tant besoin de réconfort…

Je t'aime, toi et papa, de tout mon cœur, quoi qu'il arrive.

Greta.

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