les couleurs invisibles
Jean Jacques Sebille
Il y a quelques temps, en zappant, je suis tombé sur la couleur des sentiments que diffusait une des chaînes du satellite. Le film de Tate Taylor inspiré d'un roman, raconte l'histoire d'une jeune femme blanche qui entreprend de recueillir les confidences de servantes noires travaillant pour le compte d'une bourgeoisie blanche, raciste, dans le Mississippi ségrégationniste des années soixante. D'un point de vue cinématographique, le film est peu intéressant tant il offre une vision simpliste du monde où tous les opprimés sont bons et valeureux et où la majorité des oppresseurs sont des êtres sans cœur et sans pitié. Les femmes noires y sont braves, travailleuses, bonnes cuisinières. Elles sont d'excellentes mères de famille à la fois prévenantes et aimantes. Les femmes blanches à l'inverse sont vénales, incapables de quoi que ce soit y compris d'élever décemment leur progéniture. Néanmoins l'héroïne demeure une femme au teint clair et aux cheveux roux. Affublée d'un courage sans limite, d'une clairvoyance prophétique, elle réussit à convaincre une à une ces servantes noires de livrer leurs témoignages ; elle devient alors la plume de ces langues déliées et fait publier le tout malgré l'ordre établi, les interdits de la société et les intimidations du Ku Klux Klan. Elle parvient à rendre leur dignité à ces femmes, les bonnes, dans un best-seller éponyme. Au-delà de la lourdeur du scenario et de la réalisation, la limite du film se situe avant tout dans son obsession à ne dépeindre que la psychologie des individus sans jamais aborder la question du système. Malgré cela, le portrait de cette société cloisonnée et raciste m'a interpellé contre toute attente sur ma propre expérience. Comme quoi, un mauvais film peut avoir des vertus cachées.
La ségrégation ou l'apartheid n'existent plus dans le monde occidental qui adule pêle-mêle Obama, Mandela, Jay Z, Beyoncé, et plus prés de nos clochés Tony Parker, Teddy Riner ou Omar Sy. Pourtant, des blancs qui emploient des noirs en leur balançant un salaire de misère sans se soucier ni de leurs conditions de travail, ni de leurs vies, cela ne nous est pas étranger. Je crois même que c'est la norme ici même dans la nation des droits de l'homme, là où la parole raciste est un délit, là où l'on peut lire sur tous les frontons des mairies « liberté, égalité fraternité ». Démonstration : je travaillais, il y a peu encore, comme cadre avec des responsabilités managériales, dans une société de services qui emploie majoritairement des gens éduqués. Cette société est gérée par des gens responsables qui respectent les lois et les règles, paient très décemment leurs employés et font tout leur possible pour que les conditions de travail soient décentes voire même agréables. Les gens ici, qu'ils dirigent, encadrent ou simplement travaillent, sont dans leur grande majorité ouverts, humains, tolérants, respectueux de la différence, et des problèmes de société. Et, c'est important de le souligner, ils sont pour la plupart sincères quand ils se comportent ou se définissent comme tels. Il n'y a donc aucun cynisme dans leur façon d'être. Ici et contrairement à d'autres entreprises, il n'existe aucune règle secrète pour sélectionner à l'embauche un type plutôt qu'un autre. Bref, dans cette société où je travaillais, ceux qui sont noirs, arabes, gays, ou handicapés ne souffrent d'aucune discrimination. La seule loi qui prévaut est résumée dans une formule qui reste néanmoins théorique : «on embauche les meilleurs et on récompense les gens en fonction de leurs compétences et de leur travail». Aucune personne dans cette entreprise n'est donc soupçonnable de comportement raciste et encore moins ségrégationniste. Et pourtant.
Dans cette entreprise située au centre de Paris, il y a peu de noirs, entre cinq et dix sur plus de quatre cents employés. La plupart est affectée à la comptabilité ou à l'informatique, autrement dit, à des fonctions supports qui ne sont pas stratégiques. C'est ainsi. C'est la réalité. Ce n'est nullement le fruit du hasard et pour autant, comme je l'ai dit, ce n‘est pas le résultat d'une politique raciale. Le fait est que les inégalités sociales qui existent en amont de notre entreprise rendent le seuil de sa porte infranchissable pour certaines populations. Mais ce n'est pas cette sous-représentation qui m'interpelle. C'est une autre réalité plus cruelle encore. Pour nettoyer les bureaux, l'entreprise fait appel, comme la plupart des sociétés de services de la région parisienne, à un sous-traitant spécialisé dans le nettoyage. Les employés de cette société travaillent avant et après les horaires de bureau. Ils sont tous noirs, dans leur immense majorité étrangers et pour la plupart originaires de l'Afrique subsaharienne. Si on s'en tient à la réalité stricte, des noirs nettoient les bureaux qu'occupent des blancs. Ces noirs perçoivent des salaires très bas et leurs conditions de travail sont précaires. Bien sûr, aucune loi n'empêche un blanc de travailler pour ces sociétés de nettoyage et aucune loi ne réserve aux noirs ces emplois peu qualifiés. Pourtant la photographie est violente et ce d'autant plus que mon ancienne entreprise n'est pas un cas isolé. Cette situation est la norme à l'échelle du pays tout entier. A l'instar du film «la couleur des sentiments» qui dépeint une Société où les noirs étaient les servants des blancs, nous vivons dans un pays où les noirs sont au service des blancs. La ségrégation existe bel et bien, même si elle n'est érigée ni en système ni en idéologie. A part de rares exceptions qu'on ne manquera pas d'invoquer pour se rassurer, la réalité nous enseigne que l'inverse n'existe pas. Pour preuve, quand dans la rue une femme noire tient par la main un petit enfant blanc, on reconnaît immédiatement une nounou ; quand c'est une femme blanche qui tient un petit enfant noir, on reconnaît sur le champ une mère qui a adopté. L'échelle des races n'a pas changé même si les systèmes se sont profondément transformés. Dans le film qui ne badine pas avec la caricature, les femmes blanches ne montrent aucun intérêt pour la vie de leurs employées noires. Elles ne veulent rien savoir ni de leurs problèmes, ni de leurs familles. C'est à peine si elles savent que leurs bonnes ont des enfants. Malheureusement chez nous c'est pareil, avec la caricature et le mépris en moins. Nous autres travailleurs blancs ne nous préoccupons pas le moins du monde de ces travailleurs noirs qui nettoient nos bureaux, de ces immigrés qui balbutient un français approximatif et qui ne partagent pas nos modes de vie. La différence avec les mégères du Mississippi, c'est qu'on ne le fait pas par méchanceté ou par idéologie, mais parce que cela ne nous regarde pas, ou bien encore parce que nous n'avons pas les moyens de nous y intéresser. Nous ne sommes pas collègues donc nous ne sommes pas concernés, donc nous ne sommes pas solidaires. On les croise comme on croiserait un inconnu dans la rue. D'ailleurs, on ne connaît ni leur nom, ni leur prénom. Rien. Or, ils travaillent sous le même toit que nous, tous les jours, et leur travail a une incidence directe sur le nôtre. De toute évidence, nous ne sommes pas comme des inconnus dans la rue. Dans le film, quelques noirs avouent plutôt gênés, que les blancs qui les emploient sont bons et humains et qu'ils sont biens traités. Bref, ils sont plutôt contents de leur sort. Dans notre système en 2015, que les blancs soient sympas ou non, cela ne change rien. L'arbitraire des sentiments ne joue pas dans nos organisations cloisonnées. Il ne fait aucune différence.
Ce système diabolique qui nous a rangés les uns et les autres dans deux entreprises distinctes peut ainsi parfaire son travail de ségrégation sociale. Et il redouble d'ingéniosité pour que nous nous évitions. Par exemple, si je suis mécontent du nettoyage, je ne le dis pas directement à la personne qui passe chaque matin dans mon bureau, j'en informe mon responsable des services généraux qui transmettra la réclamation au responsable de l'entreprise sous-traitante, qui gèrera à son tour cela avec ses employés. Sans que ce soit interdit, tout est fait pour que nous ne nous parlions pas. On ne se parle pas, on ne se connaît pas donc, comme diraient les jeunes, on ne se calcule pas. Pour le reste, nos salaires obéissent à des lois économiques qui rendent toute comparaison indécente. Nos mutuelles et nos avantages sociaux sont de toute évidence sans commune mesure. Je dis de toute évidence car je n'en sais rien. Cela ne me regarde pas. Ce que je ne peux ignorer en revanche, c'est que nos relations sociales sont savamment cloisonnées. Quand il y a des fêtes, ces travailleurs ne sont pas conviés, si ce n'est le lendemain pour nettoyer le bazar qu'on aura semé la veille. Leurs enfants ne viennent pas à l'arbre de noël de nos enfants. Nos salaires nous permettent de vivre à Paris quand les leurs les poussent aux lointaines périphéries de la ville, entre eux. Les probabilités sont faibles du coup pour que nos enfants fréquentent les mêmes écoles que leurs enfants et pour qu'on s'y croise à la sortie. Je ne peux pas ignorer non plus que leurs horaires de travail avant 9H00 et après 18H00 sont incompatibles avec une vie de famille normale. Et si je m'attarde quelques secondes à considérer que leur salaire ne permet pas de payer une nounou, je comprends assez vite que le système leur interdit d'élever décemment leurs enfants. Dans le film, une jeune femme blanche décide de leur donner enfin la parole et d'écrire leurs témoignages. Qui dans nos organisations blanches se pose la question de connaître leurs vies, leurs difficultés ? Qui pour penser qu'il peut éventuellement y avoir là un problème de Société ? Qui leur donne la parole et qui retranscrit leurs témoignages ?
Bien sûr, il y a plein de différences et heureusement, entre l'Amérique raciste et ségrégationniste des années cinquante et la France doucement socialiste de François Hollande. Les employés africains de nos sociétés de nettoyage sont en principe déclarés, ils cotisent pour leur retraite, ils ne subissent pas l'arbitraire absolu des blancs. Ils ne sont pas maltraités physiquement. Nul ne songe à en lyncher un au hasard pour intimider ou terroriser les autres. Aujourd'hui, dans les ascenseurs, dans les couloirs, lorsqu'ils croisent un blanc, des bonjours sont échangés, des règles de courtoisie sont respectées. Mais ce qui semble refléter une égalité parfaite dissimule mal en réalité une hiérarchie sociale pour ne pas dire une hiérarchie raciale qui ne dit jamais son nom. Notre système est à un tel degré de sophistication qu'il instaure un apartheid invisible et indicible. A la fois douce et indolore, cette ségrégation se joue de tous y compris des bonnes âmes et des gens bien. Personne ne songerait dès lors à la dénoncer, personne ne songerait à s'y opposer. Qu'on soit un blanc humaniste ou un salaud, cela ne change rien, puisqu'on ne voit rien. Ce qu'il y a de honteux, de révoltant dans le système ségrégationniste des Etats Unis de l'époque, de l'Afrique du sud d'hier, c'est bien sûr les exactions arbitraires commises, les crimes impunis, la violence permanente, l'absence totale de liberté des uns, mais c'est aussi et surtout le fait de créer deux mondes parallèles, étanches, qui coexistent sans jamais se côtoyer. Je sais que la différence fondamentale entre ces Sociétés et les nôtres tient au fait que notre système n'agit pas au nom d'une idéologie ségrégationniste et que le fait d'être noir aujourd'hui n'est pas un déterminant absolu. On ne refuse personne dans le bus en raison de sa couleur de peau. On peut même quand on est noir et d'origine africaine devenir star, ministre, milliardaire et même Président des Etats Unis. Néanmoins, le machiavélisme de ce système est qu'en évacuant toute idéologie et en favorisant des exceptions notoires, il construit les conditions pour ne jamais être attaqué, ni combattu. Il n'a pas non plus à redouter une figure héroïque qui le défierait et agirait comme un détonateur sur l'opinion publique. Il n'y aura pas d'autre Rosa Parks dans son bus, d'autres sprinteurs levant le poing sur le podium olympique. Les exceptions nous exonèrent, la prétendue égalité des citoyens inscrite dans nos textes nous rassure. Mais quand on s'en tient à la stricte réalité, à la photographie d'un instant donné, on voit que tout cela n'est qu'illusion et supercherie.
Je ne suis pas adepte des théories du complot. Je ne crois pas à de grandes machinations avec des esprits diaboliques derrière les manettes qui dirigeraient la planète. Je crois en revanche que le monde a tendance naturellement à créer des injustices, des différences, des inégalités auxquelles nous devons être attentifs si on ne veut pas qu'elles deviennent inacceptables à l'aune de nos valeurs. S'il y a un procès à faire ici, c'est celui de la cécité générale qui frappe tous les individus d'une même Société. En externalisant l'entretien des bureaux, personne n'a souhaité créer les conditions d'un apartheid. Et lorsque mon ancienne entreprise le fit, comme le firent toutes les autres, il n'y avait probablement aucune mauvaise intention. Je crois que ceux qui l'ont fait cherchaient de façon très prosaïque à optimiser des frais généraux, un compte d'exploitation, un résultat financier. Peu importe ce qui a créé cette situation, il faut juste tenter d'y remédier. Pour paraphraser une vieille citation d'un de nos ministres actuels, dans toute cette histoire, personne n'est coupable mais nous sommes tous responsables.
votre texte donne plus envie d'agir , mais c'est vrai que d'en prendre conscience en en parlant est fondamental
· Il y a plus de 9 ans ·mylou32
c'est le point de départ indispensable avant d'agir...pour agir il faut que les gens aient conscience des choses
· Il y a plus de 9 ans ·Jean Jacques Sebille
cdc bien sur!
· Il y a plus de 9 ans ·mylou32
cdc?
· Il y a plus de 9 ans ·Jean Jacques Sebille
coup de coeur
· Il y a plus de 9 ans ·mylou32
j'aurais pu deviner ! merci
· Il y a plus de 9 ans ·Jean Jacques Sebille
et si vous savez quoi faire contre cela dites le moi ,je vous apporterai mon soutien!
· Il y a plus de 9 ans ·mylou32
commencer à en parler peut-être
· Il y a plus de 9 ans ·Jean Jacques Sebille