Les dernières heures

Michael Ramalho

L'heure des décisions

Arthur pestait contre la file de véhicules qui n'avançait pas. Plus que douze heures avant la fin du monde. Le ciel, calme et cristallin, ne présentait aucunes traces de finitude. Au volant de son pick-up vif argent, il essayait depuis une heure d'appeler sa femme Lily. Mais pas moyen, le réseau semblait saturé. Une impression de déjà-vu l'étreignit. Derrière lui, à l'intérieur de la benne, reposaient des outils couverts d'une terre sèche et sablonneuse ayant fait sa renommée. Arthur était archéologue. L'année dernière, à la tête de son équipe, il fut à l'origine d'une découverte historique. Après d'harassants travaux de recherches ethnologiques, géologiques et historiques au sujet d'une cité disparue deux fois millénaires, il désigna une zone pour entamer les fouilles. A diverses reprises, ils furent sur le point de renoncer. L'objet de leur quête gisait enfoui sous les couches géologiques profondes de ce lieu isolé d'Europe occidental. Un matin, Marion son assistante, lui annonça la nouvelle. Des vestiges avaient été mis à jour. L'évènement provoqua un soulagement et une émotion intense. Il bu énormément pour célébrer cette existence rutilante qui commençait. Cette nuit-là, il commis l'irréparable avec Marion. A l'annonce de l'arrivée prochaine d'une gigantesque vague de feu qui détruirait toute vie sur Terre, il devait choisir. Soit il filait tout droit vers sa maison et passait ses dernières heures en compagnie de son épouse et de sa fille, soit il se dirigeait vers les ruines, stoppant au passage chez Marion, pour un ultime moment torride. S'obligeant à ne pas regarder les terribles exactions qui commençaient à jalonner son chemin, Arthur feignait d'hésiter. A l'extérieur de la ville, il roulait à vive allure en direction de chez Marion. Cette route, qu'il emprunta des dizaines de fois avant cette journée crépusculaire, il la connaissait étrangement bien. Il en percevait les moindres détails. La rouille en forme de croix qui recouvrait le panneau indiquant un virage dangereux, l'arbre au tronc étrange dont il aurait pu compter chacune des feuilles et même le vieil homme assis sur le banc, les deux mains jointes posées sur sa canne. Il freina brusquement et s'effondra en larmes. Dans un mélange de sanglots et de cris désespérés, il pensa à Lily et à sa fille. Il les imaginait terrorisées, prostrées dans leur immense appartement, au dernier étage du gratte-ciel les installant aux premières loges du spectacle aux trois coups imminents ; Lily faisant de son mieux pour consoler leur fille. Et lui pendant ce temps, abominable salaud qu'il était, il prenait du bon temps avec son assistante. Et si cela ne suffisait pas, Il s'en irait de ce monde en sa compagnie, en assouvissant sa suprême passion pour l'archéologie. Il se vit pleurer un instant depuis le bas coté et la crise prit fin aussi soudainement qu'elle était apparue. Arthur se sentit soulagé. Il ne craignait plus sa mort prochaine. Il ne se haïssait plus d'abandonner sa famille. Il ne songeait qu'aux tatouages sur le corps magnifique de Marion. Ces trois éclairs rouges, descendant du bas de ses côtes jusqu'au haut de la cuisse, qu'il adorait effleurer du bout des doigts et couvrir de baisers, bercé par la musique de ses rires mutins. Plus que cinq heures avant la fin du monde. Il arriva devant la maison. Le véhicule de Marion flottait devant la porte du garage. La lumière qui éclairait ce monde agonisant se voilait. Il sonna. Personne. Elle cachait ses clés dans le massif de campanules situé juste à droite de la porte. Pendant qu'Arthur plongeait ses mains dans leur fraîcheur, Il se dit que bientôt, elles non plus n'existeraient plus. Ces touches de violet et de vert mortes à jamais, avalées par le bûcher. L'intérieur était silencieux, impeccablement rangé. Dans la cuisine, le plan de travail méticuleusement nettoyé dégageait une agréable odeur de citron. Cet aspect rangé des choses l'inquiéta. Il suffisait de visiter une fois le bureau de Marion pour se rendre compte que cela ne lui ressemblait guère. Il perçut un bruit d'eau en provenance de l'étage. Elle prenait un bain. Dans son ventre, des papillons minuscules aux milles couleurs entamèrent une danse endiablée. Il gravit les marches à toute vitesse et fut accueilli par un bruit de clapotis sur le pallier. Une vapeur torride envahissait le couloir menant à la salle de bain. En avançant, la famille de Marion, ses parents, ses frères, sa sœur l'observait d'un air triste, depuis leur cadre respectif. Il la vit derrière la porte, le corps immergé dans une baignoire pleine de sang. Sa chevelure morte imprégnée de ténèbres lui collait au visage. Elle le regardait fixement. Ses yeux bleus perçants ne réfléchissaient que le néant. Le voile du dehors les avaient recouvert. Il caressa lentement les éclairs tatoués sur son flanc puis l'embrassa sur le front. Depuis le trottoir d'en face, il s'observa quitter l'endroit et se remettre au volant de son pick-up. La lance du remord remua à l'intérieur de ses plaies. Que pouvaient-elles faire en ce moment? Pleuraient toujours blotties l'une contre l'autre? Lily lisait-elle une histoire à sa fille pour qu'elle s'endorme vite et n'assiste à rien? Etaient-elles parties à sa recherche, affrontant les délires de millions de personnes prêtes à succomber? Les rafales de questions qui surgissaient ne parvenaient pas à dissimuler l'effrayant tableau dans lequel il les découvrait suicidées. Avant de quitter la route pour couper à travers la campagne, il jeta son portable. Chaque grain de poussière soulevé sur son passage, chaque insecte ou animal apeuré fuyant devant son bolide, lui parvenaient forts et clairs. Son cerveau s'apparentait à une machine capable de tout détecter et analyser. Plus qu'une heure avant la fin du monde. Arthur au milieu du désert, marchait lentement vers une gigantesque aiguille de fer. Le chantier avait avancé depuis sa dernière visite. Les outils qui jonchaient le sol montraient que les ouvriers avaient continuer leurs excavation jusqu'à récemment. Devant lui, s'étendait une dalle rectangulaire aux larges proportions avec la flèche métallique trônant à l'intersection des bissectrices. Une entrée avait été percée. Une poignée de marches indiquaient un chemin vers l'obscurité. Arthur y retrouva son double. Le noir se fit plus épais. Il se trouvait dans la chambre de sa fille. Lily, allongée sur le lit, jambes recroquevillées, dormait. Sur la table de chevet, un flacon de somnifères, vide. L'enfant, debout devant le chevalet, peignait un tableau illustrant le galop d'une créature fantastique à la robe tâchée de sang en commentant la scène: «Jolie licorne à la crinière arc-en-ciel, je te fais don des ailes de pégase pour que tu partes à la recherche de mon papa. Pars vite. Plus rapide que l'éclair! Trouve le et ramène le nous, je t'en prie. Par pitié va! J'ai chanté une berceuse à maman pour qu'elle arrête de pleurer. Elle s'est endormie maintenant. Je suis toute seule». A l'écoute de ce monologue, l'âme d'Arthur se déchira. Un déchet humain, voilà ce qu'il était. Le pire des hommes! Il voulut s'approcher d'elle mais déjà derrière la baie vitrée s'approchait la vague de feu monstrueuse. «Jolie Licorne. Où est Papa? Papa! Pourquoi nous as-tu abandonné?». Tout n'était que combustion. Une douleur aux teintes rouges orangées envahit l'espace. Il s'attendait à disparaître. Sa peau, son cœur, ses os, rongés par le feu purificateur. Mais il était marqué, contremarqué. L'univers exigeait une pénitence. La vague retomba, l'océan redevint paisible. Les éléments reprirent leur position d'origine. La terre et les Hommes ensemble. Sa peau, son cœur et ses os lui furent rendus. Son âme néanmoins devait s'acquitter d'un tribut d'éternité. Elle était condamnée à errer en ignorant sa condition de damnée. Plus que douze heures avant la fin du monde. Arthur pestait contre la file de véhicule qui n'avançait pas.



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