Les Deux Frères 3
Al Prubray
« Aidez moi! »
Antoine s'approche de la victime. Du sang lui coule sur le visage et elle se tient les côtes.
« J'ai mal, ... c'est cassé, je crois ».
Il essaie de tourner la jeune femme mais elle se met à hurler.
« - Hmm, côtes cassés, au moins ... »pense t il.
« - Ça va aller !
Il se lève pour aller chercher une couverture dans la voiture, quand, dans un éclair de lucidité lui revient la situation, dont il avait zappé une partie :
Merde ! Bertrand ! »
Il fonce vers le coin de rue où se trouvait son frère : plus personne ! Un tache de sang sur le goudron rappelle la férocité du passage à tabac.
« Putain ! »
Il entend à nouveau gémir derrière lui.
« J'ai froid, monsieur, s'il vous plaît, aide moi »
Hébété, Antoine regarde le ciel noir comme le fond d'une cuve à charbon, un soir de pluie. Rien à faire, il faut s'occuper de cette môme qui est peut être en train de crever là, pendant qu'il médite.
Il court chercher une couverture, appelle le SAMU et puis hésite :
« Je ne vais quand même pas abandonner là cette pauvre gamine...? »
De longues et pesantes minutes passent, dans l'indécision. Elles s'empilent comme des sacs de sable sur la poitrine d'Antoine. Sa respiration devient difficile.
« Qu'est ce qu'ils ont fait de Bertrand, ces salopards.... Aussi, dans quoi il s'est encore fourré, ce con ! Et c'est à moi à aller le chercher ! Merde ! ».
Il comprend pourtant ce qui se rejoue pour lui ce soir. Dans sa tête, se déroule les évènements de cette année maudite, il y a onze ans. Comme aujourd'hui, l'été finissait doucement. La mère qu'ils adoraient, n'avait pas survécu plus de six mois à la mort de son mari, leur père, un grand type un peu brusque aux grands yeux bleu d'acier. Au bout de trois mois, elle ne marchait plus et le 15 août, une crise cardiaque l'emporta. On retrouva les pilules du jour, flottant dans la cuvette des toilettes.
Et puis, il y eut Jeanne... La jolie Jeanne, que Bertrand draguait depuis le lycée. Pleine de vie et d'enthousiasme ! Son rire éclatant masquait bien des failles. Elle avait été la seule compagne de son frère à supporter ses frasques de grand gamin égocentrique. Elle ne lâchait pas et lui disait les choses en face. Leurs engueulades secouaient bien les proches. Ça marchait bien comme ça.Et c'était toujours lui qui revenait.
Quand on la retrouva un soir de septembre, après d'intenses journées d'investigation , elle n'était plus si belle à voir.
Antoine regarde la jeune rescapée. Jeanne présentait le même visage bouffi d'hématomes, les bras et les jambes dénudées, lacérés, le ventre et les vêtements en sang.
Mais c'était un corps sans vie qu'ils avaient récupéré dans cette décharge de banlieue.
Bertrand avait plongé. La consommation massive d'anesthésiant en tout genre était tous les jours au programme : alcool, cannabis, mélangés au anti dépresseur...
« Vous m'emmenez à l'hôpital s'il vous plaît? »
- Quoi ? » Antoine émerge soudain . Dans les yeux de la jeune femme, il lit la souffrance et la peur. Il revient complètement à lui et se relève :
« Je n'peux pas.Vous êtes intransportable, il faut attendre les secours »Il jette un coup d'oeil à sa montre. Quatorze minutes, depuis la disparition de son frère...
« Qu'est ce que je fous là, bon sang? »
Il hésite. La laisser là ? Blessée, peut-être à l'agonie....
Il prend sur lui, et s'agenouille à ses côtés, la rassure doucement, la réconforte. Elle, répond dans un français hésitant:
« Je suis de Syrie. Ces types, là , je les connais pas. Il voulait prendre moi, ... comme ça. Je devais moi marier demain »
Des larmes affluent, il déglutit et se plante les doigts aux coins des yeux. Alors, dans une fulgurance, des morceaux du rêve arrachés à son inconscient réémergent:le vieil homme solaire, ses paroles, ...
« Va et fais de même... » Les yeux couleur d'azur s'éteignent doucement dans la pénombre.