Les Deux Frères 6
Al Prubray
Antoine lui raconte alors ses deux derniers rêves : la scène des deux oiseaux et celle avec le vieil homme.
« Mon jeune ami, commence l'homme, voyez comme c'est étrange mais je comprends mieux votre attitude face à cette jeune femme. Si je ne craignais pas de vous faire de la peine, je vous dirais ce qu'il en est. Mais aurez-vous la force de l'entendre ? » ajoute-t-il, regardant son interlocuteur par en dessous. Piqué au vif, Antoine le prie sèchement de continuer.
« Très bien. Je vais être très franc avec vous: vous avez préféré vous occuper de cette pauvre fille, plutôt que de porter secours à votre frère. Vous craigniez pour sa virginité ? Mais elle est bien vivante, elle, aujourd'hui, alors que votre frère... ?
Pour l'autre rêve, voyez comme il s'accorde bien au premier. Une belle jeune femme vous trouve séduisant. Mais comme vous ne répondez pas à l'oiseau blanc, vous évitez cette jeune femme. Vous vous détournez de la beauté et de la sagesse. L'oiseau noir représente l'erreur, la mauvaise femme. Vous croyez respecter la mémoire de votre frère en repoussant cette Jeanne parce qu'elle ressemble à son ancienne compagne. Mais elle souffre d'un deuil terrible qui la plonge dans le désespoir et , ce soir, la Providence l'a mise sur votre chemin. Pensez à votre frère qu'il aurait été facile de sauver, si vous l'aviez voulu. Allez-vous abandonner à sa détresse cette femme en deuil qui ne demande qu'à vivre à nouveau ?
Stupéfait, Antoine trouve enfin les mots pour lui dire :
- Vous avez une drôle de façon d'être chrétien, vous ! Et Le Bon Samaritain, ça vous dit rien ? »
« - Ne parlez pas de choses que vous ne comprenez pas », riposte dans un sifflement l'homme de nouveau écarlate, en foudroyant Antoine du regard.
Un cinglé, ce type ! conclut pour lui-même Antoine. Il faut que je fasse gaffe !
Il sent bien dans ce type une violence incroyable, avec laquelle il joue à souffler le chaud et le froid.
- Ok, lâche-t-il d'un ton apaisant, on finit les verres et on y va ?
« A la bonne heure, » répond l'autre, à nouveau souriant.
Antoine ne sait pas comment va finir la soirée, mais ses sens sont en alerte.
Alors qu'ils entrent à nouveau dans le bar, l'orchestre débute une série de slow. Jeanne s'avance en souriant vers Antoine. Celui-ci baisse la tête et semble chercher une réponse entre les fentes du plancher. Ne trouvant rien à opposer à l'invitation d'une si jolie femme, il se laisse faire.
« Après tout, qu'est ce que je risque ? »
Bientôt, ils s'enlacent tendrement mais un malaise incompréhensible l'envahit. Il a chaud, et la sensation que le sol est mouvant. Il trébuche. Jeanne chuchote à son oreille, mais son esprit s'embrume et il ne comprend pas ce qu'elle lui dit. Elle lui saisit la nuque pour l'attirer à elle et l'embrasser. Sa main est froide comme du marbre. Il voit son visage s'avancer vers le sien ; ses lèvres devenues violettes l'effraient. Il tente de reculer. D'une main de fer, elle le retient.
Il se dégage violemment et immédiatement se sent pris alors dans un vertige tourbillonnant, qui s'accélère. Les yeux clairs de la jeune femme virent au vert émeraude, ses pupilles se fendent, son visage et son corps se couvrent d'écailles visqueuses, vertes et bleus.Elle arbore un sourire énigmatique et pousse un cri effrayant d'oiseau.
« Tu n'as pas voulu de moi, sordide être humain, crie-t-elle, sois maudit ! »
Pétrifié, il sent que l'espace autour de lui s'est transformé. Le mur contre lequel il s'est plaqué suinte. Le plafond de la salle s'effondre avec fracas dans une fumée noire.Des ailes vertes et bleues se déploient dans le dos de ce qui est maintenant devenu une bête hideuse.Elle s'envole.
Autour d'Antoine, tout n'est que désolation. Il est seul et, de la tour, il ne reste qu'un squelette – murs nus noircis à moitié effondrés, balayés par le vent sifflant aux angles vifs des pierres.
Une lumière fulgurante l'éblouit. Il perd connaissance.