LES EMPLOIS-SIMULACRE
franck75
LES EMPLOIS-SIMULACRE
On se souvient tous des emplois-jeunes de Martine Aubry et de leurs dénominations technocratico-surréalistes : agent de sensibilisation des sans domicile fixe à la non-exonération fécale sur la voie publique, auxiliaire d'extraction véhiculaire des automobilistes en situation de surcharge pondérale, médiateur de la paix en milieu urbain dans les conflits d'origine intercanine, etc.
Comme Martine, nous aimons la jeunesse nous aussi et nous nous désolons de la voir désœuvrée mais avouons-le, ce plan nous a beaucoup déçu. Pourquoi en effet créer des pseudo-métiers ne répondant à aucun besoin véritable, quand remettre au goût du jour certains emplois traditionnels suffirait amplement? Que l'on se rassure, nous n'évoquerons pas les petits métiers du temps jadis: rempailleurs de chaise, raccommodeurs de parapluie et autres rémouleurs, toutes professions éminemment sympathiques mais irrémédiablement condamnées. Non, nous parlerons ici de ces fonctions de régulation qui garantissaient autrefois à la société, malgré les conflits de classe ou de religion qui la traversaient, sa cohésion, sa vitalité et un certain bonheur de vivre ensemble aujourd'hui mis à mal.
Nous en retiendrons trois, trois fonctions, selon nous, immédiatement convertibles par un État courageux et avisé en emplois utiles et durables pour des jeunes qui en veulent: le bouc-émissaire, l'idiot du village et la Marie-couche-toi-là. Ces anciens-nouveaux métiers, nous les nommerons les emplois-simulacre.
Bouc-émissaire tout d'abord.
On a cru trop longtemps dans nos belles démocraties modernes que le suffrage universel suffirait à canaliser les mauvais sentiments du peuple, à le purger de ses humeurs bilieuses et vengeresses. Hélas, il n'en est rien. Le bulletin de vote constitue à l'évidence une soupape sociale inefficace voire dangereuse. Notre intuition est qu'au sein d'une société saine et féconde, au sein d'un corps social en bon état de marche, le sang doit périodiquement couler pour résorber le trop-plein d'agressivité et dénouer les inévitables tensions.
Pas d'inquiétude, nous n'appelons pas au retour des tueries sommaires, massacres, carnages et autres pogroms, de ces poussées de violence massives et incontrôlées qui jettent une ombre regrettable sur notre longue histoire. Non. Ces purges nécessaires, ces saignées détergentes seront strictement réglementées, et surtout, c'est essentiel, ne quitteront jamais l'ordre du simulacre, c'est-à-dire du virtuel si prisé par notre fin de siècle. C'est bien sûr à ce point précis qu'interviennent nos apprentis bouc émissaires.
D'une résistance physique et d'un sang froid supérieurs à la moyenne, ils disposeront d'un équipement de protection constitué d'un anorak et d'un pantalon de survêtement généreusement rembourrés, d'un protège-dents, de lunettes incassables, de genouillères et, ça va sans dire, d'une coquille pour les parties génitales. Cette tenue de bibendum aisément reconnaissable sera complétée sur le côté gauche de la poitrine par un badge certificatif de couleur jaune.
Au nombre de plusieurs milliers pour la seule capitale, car les besoins sont vastes, les boucs émissaires arpenteront sans relâche les axes piétonniers les plus fréquentés en tenant leur personne à la disposition des passants excédés. Stoïques, ils recevront les pires insultes et encaisseront sans riposter des avalanches de coups. Ennemis désignés, méchants institués, nos punching-balls professionnels éviteront de paraître résignés à leur sort ou de manifester leur douleur exagérément. Le risque en serait, chez l'honnête citoyen, de susciter une culpabilité préjudiciable au but recherché. Pour que la fonction exutoire soit pleinement opérante, chacune et chacun doit en effet pouvoir se soulager sans entraves et sans que sa conscience s’en trouve le moins du monde remuée.
A l'occasion, notamment dans les périodes d'asthénie collective, le bouc émissaire se montrera incitatif, voire provocateur, pour amener le passant timide ou inhibé à l'expression d'une agressivité trop profondément refoulée. Une air rébarbatif, une attitude hautaine, un visage sournois et comploteur seront ainsi requis pour provoquer le passage à l'acte. La question qui se pose à ce stade est dès lors jusqu'où? Jusqu'où le citoyen peut-il cogner sans mettre en péril la vie de notre jeune qui ne cherche après tout qu'à la gagner, sa vie? Le problème est d'autant plus aigu dans le cas d'un lynchage, qui met en jeu des dizaines de participants. Nous avons pensé alors à un système perfectionné de sirène électrique, qui se déclencherait automatiquement après une certaine quantité de coups reçus. Au-delà, le citoyen-frappeur tomberait à son tour sous le coup de la loi.
Second emploi jeune: idiot du village.
Aujourd'hui disparu de nos villes et de nos campagnes pour cause d'enfermement dans des institutions spécialisées, type hôpitaux psychiatriques ou écoles de communication, l'idiot du village était autrefois une figure familière et rassurante de nos sociétés. L'homme ordinaire pouvait à son contact se croire supérieurement intelligent et fortuné. Selon sa nature, il le plaignait ou s'en moquait plus ou moins gentiment. Socialement, il se sentait sécurisé par ce simple d'esprit démuni de tout, et qui ne devait sa situation, au fond, qu'à la fatalité. Le "pauvre type" était l'échelon le plus bas de la société, celui que, grâce à Dieu, on ne connaîtrait jamais. Enfin et surtout, sa bonne humeur d'imbécile heureux était salutairement contagieuse dans les temps difficiles. C'est pourquoi je propose, au vu des besoins, de ne pas lésiner sur les créations de postes. Pour ce qui est de la capitale, ne parlons donc plus d'idiot du village mais plus justement d'idiot du quartier.
Celui-ci arborera un badge officiel vert, couleur de l'optimisme, et disposera, dans le cadre de ses fonctions, de deux tenues réglementaires. Pour l'hiver: un vieux costume gris trop étroit et des baskets blanches dépareillées ; pour l'été: un bermuda, un bob, un tee-shirt Disneyland Paris et des tongs. L'idiot du quartier aura l'air hilare. Il fera de grands gestes désordonnés et parlera tout seul en marchant. Ce faisant, il veillera à se distinguer des utilisateurs de téléphones à oreillette qui ne pratiquent pas le ridicule selon les mêmes modalités.
Notre imbécile de profession, lui, fredonnera sans relâche les jingles publicitaires et les indicatifs de séries télévisées, notamment devant les lieux à forte densité de stress et d'angoisse, comme les sorties de bureaux, d'usine ou d'hôpitaux. Il connaîtra en outre sur le bout des doigts, ce point est important, les cinquante plus mauvaises histoires de Toto, et les énoncera sur simple demande. Ses meilleures récompenses, ses plus grands motifs de satisfaction au soir de longues journées de labeur, resteront pour lui les rires, les quolibets, mais aussi les marques de pitié ou d'affection qu'il aura su s'attirer de la part de gens de toutes conditions.
Troisième emploi-jeune, enfin: Marie-couche-toi-là.
Aujourd'hui, nous le constatons chaque jour davantage, les filles ne s'appellent plus Marie et ne couchent plus que là où elles le veulent bien. Drame de notre temps car où est-elle passée, la fille facile, la fille marrante, cette fille de pur plaisir, qui ne couchait ni par ennui, ni pour l'hygiène, ni dans l'espoir pesant d'une relation sérieuse, mais simplement parce que le sexe est bon et que la vie est courte? Rendez-la nous! maugréent dans le secret de leur prison domestique, des millions d'hommes frustrés, humiliés de n'être plus pour leur compagne unique que des auxiliaires de ménage ou des caniches reproducteurs.
Inutile, je crois, de s'appesantir sur les bienfaits pour l'homme d'une sexualité joyeusement libre et sauvage, d'un plaisir des sens affranchi des contraintes sociales, familiales et même sentimentales. Depuis les temps les plus reculés jusqu’à il y a peu, c'est dans cet élixir de jeunesse qu'il a puisé son énergie vitale, son goût de l'aventure et des grandes découvertes.
Aussi, nous proposons la création immédiate, pour nous en tenir à Paris intra-muros où la situation est préoccupante, de dix mille postes de Marie couche-toi là. Les heureuses élues pourront être grandes, petites, grosses ou minces, tous les goûts, paraît-il, sont dans la nature masculine, mais elles auront nécessairement l'air insouciant, le sourire aux lèvres et l'œil qui pétille.
Un badge rouge épinglé en lisière de leur décolleté signalera clairement leur emploi. Vêtues avec coquetterie mais maquillées sans excès, car ce ne sont pas des professionnelles du sexe tarifé, rappelons-le, elles s'attacheront simplement à paraître mignonnes et coquines. Seuls le pantalon qui flotte et les cheveux trop courts seront proscrits, en tout cas avec l'auteur de ces lignes.
À toutes les jeunes Marie-couche-toi-là, seront attribués des prénoms de fonction charmants et évocateurs mais familiers cependant à nos oreilles et à nos cœurs: Charlotte, Justine, Manon, Agathe, Géraldine, Emilie, Agnès, Virginie, Pauline, etc. sans oublier bien sûr l'éponyme Marie. Tout exotisme en la matière, genre Kim, Raquel ou Naomi, est à éviter dans une perspective de ressaisissement identitaire à l'heure de la bordelisation, pardon, de la mondialisation. Ces filles publiques, au sens de rémunérées par l'Etat, promèneront leur cuisse légère partout où la situation l'exige: au palais Brongniart, pour atténuer le stress des traders, dans les stades pour amadouer les hooligans, chez les prisonniers, les handicapés, les grands malades, etc. La présence d'une ou de plusieurs Marie-couche-toi-là deviendra vite, selon nous, indispensable à la réussite de toute vraie soirée parisienne, dîner ou party dansante. Ni bégueules, ni mijaurées, elles se laisseront chahuter par les hommes avec bonne humeur, elles riront de bon cœur à leurs plaisanteries, même les très moyennes, et se montreront flattées de leurs assiduités. Elles ne craindront pas, lors de soirées copieusement arrosées, les allusions appuyées, les propositions explicites, ni même les mains qui s'égarent.
De leur côté, les compagnes attitrées de ces messieurs ne nourriront aucune inquiétude pour la pérennité de leur couple car elles comprendront, du moins l’espérons-nous, qu'il s'agit là de sexe à blanc, de coucherie pour du beurre. À l'issue de ces amours-simulacre, la Marie-couche-toi-là aura d'ailleurs l’interdiction formelle de revoir, a fortiori de frayer avec le même partenaire.
Voilà. C'était notre modeste contribution à ce grand débat de société que constitue aujourd'hui l'emploi des jeunes. Pour le cas où, par malheur, aucune de ces propositions, surtout la dernière, n’était retenue par le gouvernement, nous invitons cependant nos tendres victimes à ne pas désespérer et à prendre leur mal en patience.
Le chômage des jeunes, après tout, ne dure que ce que dure la jeunesse.