Les enfants de l'été

Emmanuel Signorino

Les enfants de l’été

D’eux, je ne savais  que peu de choses. Ils avaient plus ou moins le même âge que moi, ils parlaient un italien teinté d’un dialecte qui m’était inconnu, avec des intonations anciennes, mais comme tous les enfants du monde, d’un seul regard nous nous comprenions, laissant la part belle à l’instinct et à l’intuition. C’était le deuxième été que je passais sur l’île avec mes parents, je venais d’avoir dix ans. Auparavant, mon père avait toujours été un peu réticent à l’idée de revenir sur les lieux de son enfance, mais l’année dernière, ma mère avait enfin réussi à le convaincre, et j’avais enfin découvert ce petit paradis oublié de tous. La mer, je l’avais déjà vue, bien sur la côte Ligurienne, mais celle là, était tellement plus forte, qu’en un seul regard, elle s’était emparée de mon âme, et tout de suite j’avais réalisé que j’étais en train de vivre un moment très important de ma vie. Mes yeux posés sur la fine ligne de brume à l’horizon, j’entendais mes parents me parler, mais je ne comprenais rien, j’étais ailleurs, j’avais déjà largué les amarres…

Notre maison, était à l’entrée du village, à deux pas de la marina. A peine, étions nous arrivés, que je m’étais précipité dehors pour aller me baigner, mais mon père m’avait stoppé net dans mon élan. D’une voix sévère, il m’avait ordonné de l’attendre. Un peu surpris, je n’avais pas bronché, même si au fond de moi, je ne comprenais pas, car à Milan, j’étais libre. Une demie heure plus tard, il était sorti en maillot de bain, et nous avions passé le reste de l’après-midi à nous amuser ensemble comme si de rien n’était.

La semaine suivante, mon père cessa de me surveiller, sans doute rassuré par ma mère, qui trouvait toujours les mots justes avec lui. C’est là, que je fis leur connaissance. Assis sur les rochers, ils fixaient la mer d’un air absent, ils n’avaient pas encore remarqué ma présence. Je m’étais approché d’eux et je les avais salué. Ils s’étaient retournés et la première chose qui m’avait frappé était leur yeux. D’une teinte  délavée indéfinissable, comme un galet poli par le ressac de la mer ayant perdu toute son aspérité. Pour toute réponse, ils m’avaient fait signe de m’asseoir près d’eux. Nous étions restés silencieux et immobiles, puis le grand des deux, avait dit d’une voix résignée:
“On assez regardé la mer pour aujourd’hui, on y va.”
Je leur avais emboîté le pas, et c’est là que je leur avais dit mon prénom. Ils semblaient un peu étonnés, puis m’avaient serré la main. C’est ainsi qu’était née notre amitié.

A cette époque, l’île était encore un peu sauvage et rares étaient les touristes qui osaient s’y aventurer. Quelques fois, un couple d’américains qui ne restaient pas plus que deux ou trois heures, imaginant en avoir fait le tour. Oui, il n’y avait qu’une minuscule buvette qui l’été, faisait office de restaurant, mais le patron capricieux, ouvrait quand bon lui chantait, et rares étaient ses clients parmi les étrangers. Assis sur une chaise, il scrutait ces vacanciers qui des années plus tard, allaient dénaturer le petit paradis qu’était E. Un jour, il lui était même arrivé de refuser de servir des allemands et il s’était même payé le luxe de les mettre dehors. J’avais ri, sans connaître les raisons tragiques de cette haine qu’il vouait aux allemands. Ce n’est que bien plus tard, en apprenant son histoire, que j’avais enfin compris. J’avais renoncé à parler de certaines choses ou à poser trop de questions à Paolo et Marco. Ils ne me répondaient presque jamais, et leur regard hésitant m’avait très vite convaincu que je ne devais pas insister et ne plus chercher à tout connaître d’eux. Au début, je leur avais demandé où ils habitaient. Ils avaient vaguement désigné un point imaginaire entre la mer et les collines. Leur réponse m’avait suffi, à vrai dire, je la trouvais tellement belle, car elle me laissait la liberté d’imaginer tout ce que je désirais. Le mois de juillet, le premier que je devais passer avec mes nouveaux amis, fila comme un rai de lumière inattendu dans une chambre noire, laissant apparaître un léger voile blanc, trahissant ainsi sa présence importune. J’avais changé, tout comme l’été, qui soudainement avait pris une toute autre valeur à mes yeux. J’avais pris conscience, que malgré tous mes espérances, il finirait bien par se terminer et que je ne pourrais rien faire pour l’en empêcher. Cette idée, me remplissait de tristesse, mais en contrepartie, rendait tellement précieuses ces longues journées ensoleillées. J’insiste, sur l’importance du soleil et de la lumière. Cette lumière quasi palpable, dorée, brûlante qui se posait où bon lui semblait avant de finalement revenir à nous. Entre chien et loup, venait le moment où nous nous séparions. Paolo et Marco, me faisaient un signe de la main et disparaissaient.
J’avais bien essayé de les inviter dîner à la maison un soir, mais ils avaient refusé.
-C’est impossible, hélas.
Mon père était un peu triste que je sois toujours par mont et par vaux, sans doute aurait-il souhaité que je lui consacre un peu de temps à lui aussi, mais je venais d’avoir neuf ans et mes amis étaient devenus la chose la plus importante de ma vie. Avec eux, j’apprenais, je ressentais tant de choses encore inconnues. Je me nourrissais de leurs silences, pour mieux apprécier lorsqu’ils me parlaient. Nous commencions la journée par un rituel. Celui du premier bain. Bien souvent, dès les premières lueurs de l’aube, je sortais en douce de ma chambre, sautais par la fenêtre, pour aller rejoindre mes amis qui m’attendaient dans la petite crique que nous avions fait notre. C’était à qui plongerait le premier et briserait le miroir étincelant de la mer lisse. Allongés sur les rochers blancs, nous regardions l’île s’éveiller lentement. Ci et là, les volets s’ouvraient laissant entrer dans les chambres encore fraîches, cette lumière impatiente de s’approprier de nouveau la moindre parcelle d’ombre. Les barques des pêcheurs n’allaient pas tarder à rentrer à la marina. Spectateurs impassibles de la vie qui se déroulait sous nos yeux, nous en apprécions chaque seconde. Nos jeux étaient ceux de tous les enfants de notre âge, mais avec Paolo et Marco, ils étaient toujours empreints d’une certaine gravité, voire d’une tristesse indéfinissable.

Un matin, ils ne vinrent pas au rendez vous. J’avais attendu une heure, mais très vite, j’avais compris qu’il s’était passé quelque chose et que je ne les reverrais plus jamais. De toutes mes forces, j’essayais de chasser cette pensée, cette voix entêtante me répétant que c’était fini, et tout ce que l’île nous avait offert ne reviendrait plus jamais. J’avais passé la journée à les chercher, retournant plusieurs fois de suite où nous avions l’habitude de nous retrouver, mais en vain. A la tombée de la nuit, je m’étais finalement résigné à rentrer à la maison. Mon père inquiet de me voir si troublé m’avait demandé ce que j’avais.
Je n’avais pas su trouvé les mots pour lui expliquer ce que je ressentais, c’était bien trop intime. Deux jours plus tard nous quittions l’île pour rentrer à Milan. Le retour avec cette réalité grise, fonctionnelle, habituelle avait été très difficile pour moi cette année là. On me reprochait trop souvent d’être dans la lune, mais mon esprit, ne s’était pas aventuré dans l’espace, non il avait simplement emprunté le vieux ferry et vagabondait sur l’île, dont l’été indien avait donné une couleur ocre à toutes choses.

Les mois aidant, Paolo et Marco s’estompèrent progressivement de ma mémoire. Il m’arrivait parfois de les rencontrer durant mon sommeil, mais au  petit matin, de ces rêves nostalgiques, il ne me restait qu’un vague souvenir, et pour seule certitude, que tout ceci n’était qu’un rêve, et je ressentais alors soudainement à quel point, je regrettais cet été, qui n’aurait jamais du se terminer, ou tout du moins pas de cette manière.

Une année s’était écoulée, j’avais grandi, bien plus que je ne l’aurais souhaité, et quand mes parents m’avaient annoncé que nous passerions les grandes vacances dans le sud de la France, j’avais à peine été déçu, et quelques temps après, je dois avouer, que j’avais été soulagé de ne pas retourner sur l’île, car je n’aurais pas supporté de ne pas retrouver Paolo et Marco. J’ignorais encore qu’il s’écoulerait plus de vingt ans, avant que je reprenne de nouveau le bateau avec le flot de touristes.


Mon père était mort le mois dernier, j’allais avoir trente-trois ans, jamais je ne m’étais senti aussi vulnérable, aussi mortel. Il avait suffi d’une heure, pour que l’illusion d’éternité due à ma jeunesse, me quitte à jamais. Il était temps pour moi, de faire une pause, j’avais pris une année sabbatique. Ma mère, avait réussi à me convaincre de l’aider à mettre de l’ordre dans les affaires de mon père. J’avais accepté à la seule condition de ne pas le faire dans la maison. C’était encore trop douloureux pour moi. Un dimanche matin, j’étais arrivé de bonne heure et j’avais chargé ma voiture de tous les cartons qu’elle pouvait contenir. Une fois arrivé chez moi, j’étais resté assis par terre à les regarder un par un, sans oser les ouvrir, à vrai dire  je ne savais pas, par lequel commencer. Toute une vie, était à là, à mes pieds. De mon père, il ne restait que ces fragments éphémères, qui un jour ou l’autre, disparaîtraient à leur tour. Perdu dans mes pensées, machinalement, j’avais ouvert un des cartons et je l’avais vidé à même le sol. Des enveloppes jaunies, des clefs qui n’ouvriraient plus jamais aucune porte, des pièces et des billets qui n’avaient plus cours, et puis cette boîte de bois brut, qu’un enfant avait tant bien que mal, essayé d’embellir, en la polissant et la vernissant, mais malgré cela, elle gardait encore après toutes ces années, cet aspect rugueux et sauvage. Immédiatement, cela m’a évoqué l’île, mon île. Sans doute, est-ce pour cette raison que toute mon attention s’était reportée sur elle, au détriment des autres objets qui attendaient depuis si longtemps que quelqu’un s'intéresse de nouveau un peu à eux. J’avais pris d’infimes précautions pour l’ouvrir, tant elle me semblait précieuse. A l’intérieur, une lettre pliée dans la quelle on avait glissé une photo. A ce moment là, j’ai senti que je ne devais pas me précipiter, mais plutôt prendre tout mon temps. Je m’étais donc assis dans mon fauteuil, et finalement j’avais décidé de regarder la photo, avant de lire la lettre. J’imaginais déjà la silhouette d’une jeune femme, et la prose de mon père lui déclamant sa flamme. Mais non, rien de tout cela. Quatre enfants, en maillot de bain, assis à l’ombre d’un pin parasol, avec la mer comme décor à l’arrière plan. J’avais immédiatement reconnu l’île, puis mon père tout à gauche, et logiquement mon regard avait poursuivi sa lecture. L’enfant, le bras posé sur l’épaule de mon père me ressemblait trait pour trait, mais je n’étais pas encore au bout de mes surprises, car aucun doute n’était permis sur les deux autres. Il s’agissait de Paolo et Marco. Je n’arrivais plus à réfléchir, à me concentrer, j’étais complètement perdu. J’avais retourné le cliché et là, comme un coup de grâce, la date écrite au crayon gris, ne fit que confirmer la folle pensée qui avait jailli en moi. Il y avait quarante et un an, que cet instant d’été, avait été fixé sur la pellicule. Je détaillais le visage de Paolo, puis cela de Marco. Mais comment était-ce possible ? J’avais glissé la lettre et la photographie dans la poche de ma veste et j’étais parti. Ma mère, étonnée de mon retour me demanda:
-Tu as oublié quelque chose ?
-Non, et je lui tendis la photographie. Explique moi, s’il te plaît !
Elle devint encore plus pâle qu’elle ne l’était et je dus l’aider à marcher jusqu’au canapé, où elle se laissa tomber en douceur.
-C’est ma faute, s’excusa-t-elle, nous aurions du t’en parler avant, mais ton père n’a jamais voulu, et je lui ai obéi, comme toujours.
-Qui est-ce ? Comment est-ce possible ?
-Enzo, c’est ton oncle Enzo. C’est la dernière photo avant le drame.
-Quel drame ?
-Les pauvres enfants, ils se sont tous noyés, sauf ton père bien sur, qui ce jour là, avait été puni et n’avait pas pu les rejoindre. Je crois que toute sa vie, il s’en est voulu tu sais.
A cet instant là,je revis mon père anxieux à chaque fois que je me baignais, enfin tout du moins au début, car ensuite il avait su me faire confiance et calmer ses angoisses.
Je pus m’empêcher de demander:
-Et les autres aussi ? Mais comment est-ce arrivé ?
-Le corps de ton oncle est remonté à la surface deux jours plus tard, quant aux autres enfants, on ne les a pas retrouvé. Ce jour là, ils avaient prévu d’explorer une grotte sous-marine à l’extrémité de l’île. Ils ne sont jamais revenus.
J’en avais déjà trop entendu, je quittai ma mère.

Le lendemain matin, je pris le premier avion pour E, avant d’emprunter  la navette vers l’île. Une dernière fois encore, je voulais me perdre dans les allées ombragées et parfumées par les pins parasols, ne serait-ce que nier cette vérité que je ne pouvais accepter. Oui cet été là, celui de mes dix ans, Paolo et Marco avaient été avec moi, je n’avais pas rêvé et ils resteraient à jamais mes amis.

FIN

Le 2 décembre 2008

  • Très belle évocation de l'enfance, de ses souvenirs entremêlés, de ses intuitions et de ses désirs. Jolie plume, on ressent la chaleur de l'île, de l'eau et des rochers blancs... Les sentiments sont racontés à hauteur d'enfant. C'est prenant.

    · Il y a presque 14 ans ·
    Dsc00245 orig

    jones

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