Les enfants du Paradis

Pierre Magne Comandu

Pour voir le beau spectacle J'ai de la chance, écrit et joué par Laurence Masliah, n'hésitez pas à vous faire amener par votre curiosité aux portes du Lucernaire.


Dans la rame de modèle MP 89 sur la ligne 4 de Gare de l'Est dans le 10° à Saint-Placide dans le 6°, il y avait : la porte grise en verre, trois sièges bleus à points jaunes à même le sol à droite de la porte, le sol gris, la plateforme en fer, quatre rangs de strapontins bleus deux par deux derrière la plateforme en fer ; une femme blonde, sa chevelure blonde péroxydée, ses lèvres très rouges, sa peau très gonflée, son look de pute bourgeoise, son postérieur sur le premier siège à droite de la porte ; un homme coréen, ses joues joufflues au hale asiatique, son journal coréen, Manuel Valls sur la couverture du journal coréen, un fond bleu derrière Manuel Valls, le regard de l'homme coréen sur son journal, son postérieur sur le siège à droite de la femme blonde ; une femme noire ronde, son bubu jaune et vert, sa peau noire entièrement recouverte de son bubu jaune et vert, son téléphone blanc à l'oreille, le bruit de sa voix de femme au téléphone, sa voix entendue par toutes les personnes de la rame, sa voix pas entendue par son interlocuteur car il y a trop de personnes dans la rame, son postérieur sur le siège à droite de l'homme coréen à droite de la femme blonde.


Quand la rame MP 89 est arrivée à Saint-Placide dans le 6° à vingt heure quarante, il y avait : la nuit noire de septembre, le jaune du M du métro, le candélabre val d'Osne modèle de 1920, le parvis pour accueillir la bouche de métro à l'angle de la rue de Vaugirard et de la rue de Rennes ; un passant devant le café Saint-Placide à l'angle de la rue de Rennes et de la rue Notre-Dame des Champs, la devanture vert foncé du café Saint-Placide, les lumières à l'intérieur du café Saint-Placide, l'imperméable jaune du passant, les pas du passant vers la rue Notre-Dame des Champs ; l'épicerie fine Pascal Mièvre, la librairie classique Stanislas adjacente, le magasin d'antiquités, la devanture bleue du magasin d'antiquités, les lettres blanches gothiques « ANTIQUITÉS » sur la devanture bleue ; le passant à l'imperméable jaune dans la nuit, ses petits pas qui descendent, vers  la fin de la rue Notre-Dame des Champs, au chaud vers la porte Lucernaire.

Poussée la porte blanche du Centre national d'art et d'essai le Lucernaire devant les quelques tables du bar sur les pierres pavées, il y avait : encore les pierres pavées à l'intérieur, les pierres pavées devant les étals de la librairie, les pierres pavées devant le comptoir du restaurant, les pierres pavées devant le comptoir de la billetterie ; du rez-de chaussée au premier étage, les longues marches des escaliers, le velours rouge sur les marches des escaliers, une exposition d'herbier des villes sous verre au long des escaliers et du premier étage, un morceau d'ordonnance en tamoul sous verre dans l'exposition, une paire de lunettes rondes cassée sous verre dans l'exposition, un tirage de cinq photos d'identité d'un homme inconnu déchirées sous verre dans l'exposition ; du premier étage au deuxième étage, un escalier en bois en colimaçon, les marches étroites de l'escalier en colimaçon, l'ouvreuse qui appelle le groupe de spectateurs pour monter voir le spectacle, quatre petits vieux, la fatigue d'une petite vieille ; du deuxième étage au troisième étage, l'ouvreuse qui guide les spectateurs jusqu'au bout, la petite vieille fatiguée contente d'arriver, la petite plateforme en fer pour accéder à la salle de cinquante places là-bas, le Paradis.


Au Paradis, là-bas, dans cette salle noire tout en haut du Lucernaire quand le spectacle commençait à vingt-et-une heure dix, il y avait ; le premier rang de sièges noirs à même la scène, nous qui étions cinq sur les cinquante places, nos pieds sur la scène, l'actrice et auteur de son texte devant nous, notre rencontre quelques mois avant, un manteau qu'on me donne au début du spectacle, le manteau qu'elle recoud et me donne avec un merci ; la mamie Germaine, son amour de Molière et des alexandrins (car c'en est un, madame, vous pouvez mesurer), ses souvenirs de la guerre, les Justes oubliés et les enfants de Moissac, sa peur de perdre la mémoire et de se retrouver dans la maison de retraite, ses digressions, ses va-et-vient, ses revirements et son vocabulaire, ses oxymorons, ses listes, ses espiègleries dès potron-minet, son pataquès ; sa tendresse de mamie, sa douceur d'actrice, et puis les tables qu'on range dans le silence, et puis les papiers qu'on referme, et puis les boutons qu'on met dans des boîtes et des boîtes dans des loges, et puis les pas des passants dans la nuit.

Et c'est dans cette nuit-là que j'ai fini l'histoire de mon année de vingt ans.


Là-bas, au Paradis.


(http://www.lucernaire.fr/beta1/index.php?option=com_content&task=view&id=1755&Itemid=52#.VByjti5_vts)


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