Les Enivrés [Travail en cours]
era-din
Le silence règne dans cette chambre ou les ténèbres semblent s'être installées comme si les lieux leur appartenaient déjà depuis des siècles. Le seul bruit brisant ce brouhaha de vide n'est que la combustion du tabac dans une pipe trop vieille, libérant une délicate et douce fragrance de vanille à chaque craquement, mélangée à l'odeur de quelques épices et de vapeurs d'alcools divers. Une fumée épaisse et grisâtre s'envole alors de mes lèvres, comme pour s'enfuir, jusqu'à ce que les volutes se souviennent soudain que leur seul échappatoire ne sont que de fines ouvertures à travers les volets baissés, une porte de sortie pour ce brouillard de tabac, mais aussi une minuscule entrée pour les rayons de soleil matinaux, qui tentent de toute leur force d'éclairer cette pièce noire et de chauffer ces volets irrémédiablement fermés. Assis à moitié par terre, le regard quêtant un indice pour comparer la nuit qui a précédé ce matin aux autres nuits habituelles, et ainsi la doter d'un seuil d'intensité relatif et subjectif, je m'éveille doucement d'une torpeur tendre et tranquille. Mes sens se réveillent doucement. Au bruit du tabac qui brûle vient s'ajouter les clameurs de la rue, le chant des oiseaux, et le bruissement de ma barbe que je frotte nonchalamment. Mes pensées se perdent ça et là, elles vagabondent doucement. Puis soudain, elles décident de se remémorer une personne en particulier, et elles s'amusent à la décrire, imaginer son état d'esprit, essayer de la rendre vivante en quelques mots, et ce de manière totalement arbitraire et bien trop prétentieuse.
La ville commençait à revêtir ses habits de soirée quand elle se mit à marcher. Les immeubles, les maisons, les bâtiments délabrés, les commerces, les églises et les pavés se préparaient tous à porter des tenues de couleurs sombres teintées de reflets orangés et jaunes, des phares pour les vagabonds aux esprits embrumés. L'astre solaire se couchait à ses pieds, baignant ses chaussures dans une rivière de lumière comme pour guider son chemin la menant à une porte chaleureusement froide et familièrement différente. Combien même Sól lui tenait la main, elle semblait douter un peu. Elle était déjà venue plusieurs fois, elle savait quelle était sa destination, mais était-ce vraiment la bonne porte ? Oh, tant pis, elle le saurait très vite. Elle sonna timidement, et subit presque instantanément le bruit fort et strident de la porte se déverrouillant, sans même entendre une voix répondre à travers l'interphone. Aucun doute, elle était au bon endroit. Les autres personnes, les « normales », demandent toujours qui est là avant d'ouvrir. Elle poussa donc la lourde porte verte et tâtonna le mur pour y trouver l'interrupteur qui permettrait à la lumière de pourfendre le noir qui occupait tout le couloir et l'escalier. Elle appuya délicatement dessus avec la paume de sa main, mais en vain, car les valeureuses ampoules n'avaient plus la force de se battre contre cet ennemi si déterminé. Elle décida donc de s'y attaquer elle même et traversa le couloir qui menait au bas de l'escalier. Alors qu'elle montait les deux paliers de marches qui menaient au fameux appartement, elle réfléchissait, et se demandait qui serait là. Après tout, elle n'avait pas eu plus de détails que ça. Juste une invitation enjouée et maladroite, sortie de nulle part et un peu surprenante. Elle allait peut-être être la seule fille, elle allait peut-être se sentir seule, elle allait peut-être s'ennuyer, elle allait peut-être... Ses pensées ne cessait de résonner et de rebondir dans cette cage d'escalier en pierre froide, si bien que l'ascension lui parut à la fois interminable et très brève. Lorsqu'elle fut arrivée au bon étage, elle entendait déjà les éclats de rires, les voix trop fortes, les insultes affectives qui pleuvaient dans l'appartement se déverser dans le couloir comme un fleuve de bonne humeur. C'était assez rassurant, même si elle réalisa qu'elle était peut-être la dernière, alors elle se laissa porter par le flot, ses doutes atténués et son optimisme renforcé. Elle frappa a la porte, quelques coups secs, comme pour s'assurer qu'il y avait quelqu'un et poussa la porte en bois blanc doucement pour se faire la plus discrète possible. Une fois le seuil passé, elle fut submergée par une vague de sourires et un accueil chaleureux ; une place l'attendait déjà, prête à la recevoir, et un verre en bois s'impatientait de sentir le contact de ses lèvres douces sur son rebord rêche et râpeux.
Avant de rejoindre cette place improvisée dans le chaos général de l'appartement, ses yeux brûlant d'intelligence ne purent s'empêcher de parcourir prestement la pièce. Une pièce unique, qui conférait a quiconque la visitait une impression étrange, particulière : elle semblait agencée telle une exposition pour laquelle chaque bibelot était savamment positionné, on aurait dit une vraie collection organisée par un maniaque. Mais plus encore pour elle ce sentiment de musée prenait sens : l'endroit était truffé d'objets remarquables, qui portait une véritable signification, qui lui rappelaient des mondes imaginaires et joyeux, des mondes qu'elle avait connus et que le maître des lieux avait appris par cœur. Une bonne moitié de la pièce était remplie de ces symboles alors que l'autre moitié était remplie de babioles. Des objets vieux, antiques, presque délabrés, grotesques, originaux, très souvent inutiles... Un vrai travail d'antiquaire de l'absurde. On aurait pu croire qu'il s'agissait là d'un refuge pour ces objets abandonnés, délaissés, un endroit pour leur donner un nouveau départ, une nouvelle vie. Un endroit ou ceux dont on ne voulait pas, ceux qui s'ennuyaient, ceux qui se perdaient se retrouver pour se sentir mieux. En fait, tout simplement, elle se sentait presque chez elle ici. Presque. Elle aurait pu y survivre en réalité. Elle y aurait eu de quoi s'occuper, se nourrir avec gourmandise mais aussi un grand lit confortable ou passer ses nuits d'insomnie. Quant au propriétaire des lieux... Bon, ça aurait pu être pire disons. Elle savait aussi, malgré sa timidité, qu'elle était et serait toujours la bienvenue ici.
Ce coup d'œil ne dura qu'une fraction de seconde, une poussière dans le temps, alors que son son accueil fut si bruyant qu'il sembla durer une heure entière. Une troupe d'illuminés, visiblement déjà alcoolisés, ne pouvait que crier des bonsoirs enjoués, verre à la main, comme pour lui indiquer les règles de ce lieu. Ils étaient moins d'une dizaine et pourtant, par un incroyable miracle, ils arrivaient à produire le bruit de trois fanfares un jour de fête, en imaginant que ces fanfares seraient terriblement motivées à jouer, et que leur but premier ne serait pas d'être harmonieuse, mais bien au contraire de faire le maximum pour battre le record de décibels produits dans ce monde. Elle se dirigea délicatement et silencieusement, comme pour esquiver tout ce brouhaha, vers sa place réservée et s'assit doucement dans un fauteuil si mou que l'on aurait pu croire qu'il souhaitait s'enfoncer dans le parquet aux lattes irrégulières. Maladroit, un léger sourire aux lèvres, le maître des lieux lui tendit instantanément la pinte de bois, sans dire mot.