Les escrocs
Marc Chataigner
Se réveiller dans une chambre d'hôtel et se demander où l'on est, quelle heure il est, qui est allongée à côté. "Bonjour" se risque-t-il. La seule réponse est un murmure de drap et un bruit de porte dans la chambre voisine. Une journée qui débute à l'hôtel est forcément une journée de remise en question. Il n'a jamais pu en être autrement pour lui, car dans ces lieux de passage, le monde lui apparaît sous un autre jour. Tous ses petits rituels du matin sont à repenser. Et dans son regard, on peut lire l'oscillation entre l'obligation de s'adapter et l'opportunité de changer de vie.
Se réveiller dans un lit d'hôtel signifie être déjà au cœur de la ville éveillée, avec pour tout bagage les souvenirs d'une nuit animée, une gueule de bois et ses affaires pour aller travailler. Aucun dentifrice ni gel douche, aucun vêtement de rechange. Aucune remise à zéro possible. C'est une prolongation de la veille. Un jour sans fin dans une ville sans répit qui s'est faite entendre durant toute la nuit. Lorsqu'il dort chez lui, il peut en faire abstraction et contempler la ville depuis sa fenêtre. Il peut l'envisager engourdie, lasse et silencieuse.
Se réveiller après une nuit à l'hôtel l'oblige à se confronter à cette ville qui est plus dégingandée qu'engourdie, plus lascive que lasse, plus savoureuse que silencieuse. Cette nuit, il sait qu'il a fait partie de cette ville qu'il préfère contempler de chez lui. Il était alors quelqu'un d'autre, un de ces personnages qu'il rêve depuis sa mansarde. Depuis la veille, il n'a pas dormi, il a vécu.
Sur les drap froissés s'étend un corps lisse et tendre. Il le regarde en prenant son temps et remonte le fil de ses souvenirs en caressant du regard cette peau mordorée. Il peine à faire le lien entre ce corps de poupée inerte et la femme chaude avec laquelle il a lutter pour repousser le sommeil dans ses retranchements. Dans la clarté laiteuse, les jambes, les hanches, la taille, les reins, les épaules s'alignent parfaitement. Il a l'impression de faire face à une image sur papier glacé, un noir et blanc où le grain de la peau s'accorde avec celui du papier. Il aimerait pouvoir décrocher cet instantané, le plier et l'emmener avec lui comme une preuve qu'il n'a pas rêvé, qu'il a bien vécu. Une pelure de nuit.
À côté de cette icône silencieuse, le reste de la chambre est jonché d'instantanés plus sommaires, de Polaroïds, sur la table de chevet, sur la moquette, dans la baignoire, sur la chaise. Autant de mues laissées au hasard du regard qui parfument d'intimité cette pièce qui a vu d'autres histoires ; les gants d'un vieillards oubliés dans un tiroir, la brûlure du rideau qui rappelle le commercial de passage qui fumait une cigarette en guise de petit déjeuner ou l'émail de la baignoire griffé à l'occasion d'une dispute mémorable. Pourtant, rien n'a de sens à cette heure prématurée du matin. Même la rue est remplie de soleil hagard, un passant peine à quitter la torpeur d'un rêve et des touristes matinaux tournent en rond.
_ " Je vais être en retard si je n'y vais pas bientôt. "
Où ? il ne savait pas vraiment. En revanche, il savait qu'il n'avait pas de temps à perdre pour ce jour sans fin. Le temps ne s'écoule plus comme à l'accoutumée dans ces cas-là ; il n'y a plus ni rendez-vous ni emploi du temps, il n'y a qu'un temps épais qui s'épanche lourdement. C'est un surplus de temps qui se révèle là où il n'y avait que deadline et appointment, un trop plein qu'il a besoin de vider en se perdant au cœur de la foule matinale.
_ " Ok, ok ... Qu'est ce qu'il fait chaud ici ... " arriva-t-elle à dire, la bouche encore pleine de draps et d'oreiller. L'air était lourd comme un blaser en cuir et étouffant comme un pull marin. Largement trop emmailloté pour la saison. Une atmosphère pesante qui décourage de tout mouvement et empêche d'avancer. Une matinée qui fait du sur place comme cette histoire.
Après avoir enfilé leurs mues, ils quittent l'hôtel en déposant les clés au lobby, sans trop regarder le réceptionniste, comme s'il avait pu d'un coup d'œil expert reconnaître leurs mines d'escrocs qui quittent le lieu du larcin. La rue les baigna de fraîcheur.
Très beau texte.
· Il y a presque 11 ans ·Marion B