Les ex’cuses
Séverine Capeille
Elles arrivent par hasard, les ex’cuses. Elles arrivent plutôt le soir, les excuses des ex que tout accuse, avec cette particularité un peu bizarre qui fait qu’on devrait s’y attendre puisque toujours au moment où on s’y attend le moins.
Les ex’cuses, c’est souvent quand on n’a plus de chagrin, quand on a fait ce qu’on appelle communément le « deuil », qu’on préfère taire le nom pour dire laconiquement « c’était quelqu’un ». Ça vient toujours trop tard et rarement au moment opportun. Jamais quand on est de mauvaise humeur, capable de promptement rétorquer, bien énergique le matin. Non. Vous êtes exténuée quand elles arrivent, les ex’cuses. Vous venez de passer une journée épuisante, vous n’aspirez à rien.
L’ex qui souhaite reprendre contact après des jours, des semaines ou des années utilise n’importe quel moyen. Téléphone, mail, SMS, chat sur MSN… Il a mis un certain temps pour se décider mais il est soudainement prêt à tout pour communiquer. De sa voix enjouée ou du bout d’un clavier, il n’imagine pas une seconde mettre les pieds dans le plateau-repas que vous veniez de préparer. L’ex veut s’excuser.
C’est un scénario que vous aviez envisagé. Au fond, vous saviez qu’un jour ou l’autre ça pouvait arriver. Vous vous étiez alors promis de couper court à toute conversation, de ne rien écouter, mais vous voilà emportée par la curiosité. Que pourrait-il dire ? Comment parviendrait-il à se justifier ? Il vous faut moins d’une seconde pour revoir le film de votre histoire ; moins d’une seconde pour remonter du premier regard jusqu’à la dernière phrase qui vous a séparés. Une pitoyable seconde au regard de vos anciennes promesses d’éternité.
Vous voilà chargée d’être juge. Juge sachant départager les bonnes des fausses excuses. Le discours improvisé par l’ex vous désigne comme celle que fera preuve de justesse. Vous lisez les messages ou vous écoutez ce timbre de voix, à la fois suave et éraillé, qu’il prenait jadis sur l’oreiller. Il ne voit pas votre moue dubitative, votre minois affichant une sombre perplexité. Comme si son éloignement dans le temps le forçait à ne pas brûler les étapes de l’espace, il a préféré rester à distance afin de tester vos capacités de résistance. Le risque est mesuré. Au pire, c’est le silence.
Vous écoutez. Vous lisez. Des mots et des mots, pour déculpabiliser. Les trahisons sont revisitées, envisagées tout azimut, banalisées par des raisons décousues. Des excuses qui vous usent et vous laissent déçue. Vous les auriez voulues graves et majestueuses, mais elles se répandent en nauséabondes décharges. Un misérable verbiage en guise de réponse au désastre, une galéjade pour exagérer le carnage. Dans le meilleur des cas. Car il existe les excuses des ex qui n’en donnent pas.
« Tu n’as jamais mérité tout ça » dit celui qui revient, après des mois, en passant par là. « Il n’y pas de réponse », prononce-t-il tel l’assassin qui s’ignore. Et il ajoute : « Prends soin de toi jolie fleur » ! Oui, il ose l’apothéose, le « Prends soin de toi », il ose, le naze. La fleur qui fait déborder le vase.
A priori, on ne peut rien reprocher à cette phrase. C’est délicat, prévenant et généreux. C’est presque le signe d’un vieux résidu de sentiment amoureux. Mais il se passe quelque chose dont seuls les tropismes de Sarraute pourraient témoigner. Il faudrait envisager ces phénomènes infinitésimaux, ces « mouvements indéfinissables qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience » pour en saisir la complexité. L’analyse du cynisme mérite une certaine dextérité. L’ex sans excuse abuse, vous vampirise, sans moyen aisé de le prouver.
Vous devriez acquiescer, peut-être même dire « merci », mais vous restez bouche bée. Qu’a-t-il dit ? Est-ce bien « jolie fleur » qu’il a prononcé ? Ce gentil surnom qu’il utilisait pour vous draguer ? Cette « jolie fleur » qui vous avait fait tomber… tomber… tomber dans la prairie ? Avez-vous bien compris ? Vous essayez de chercher en vous-même, démêler l’imbroglio, distinguer la fleur initiale du bouquet final… et d’un seul coup vous saisissez… oui, vous saisissez l’insolence de l’ex qui veut se rassurer.
S’il n’y avait eu que ce « prends soin de toi », vous n’en seriez pas là. Vous auriez vaguement entendu l’expression galvaudée, généralement brandie pour se dédouaner et clore les débats. Une formule dérisoire et qui va de soi. Plus terre à terre que l’indémodable « bonne chance » qui convoque le ciel pour guider vos pas, « prends soin de toi » vous place d’emblée comme unique responsable des inévitables bévues de votre célibat. C’est une sorte de confiance empoisonnée, sur un ton désinvolte, qui s’abat. L’ex aurait presque, grâce à ce subterfuge, dissimulé sa mauvaise foi.
Mais voilà qu’une « jolie fleur » vous coupe l’herbe sous le pied. Habitué à justement « vous faire marcher », l’ex ne pouvait pas se douter des conséquences de ces deux mots sur le plateau-repas que vous ne ferez définitivement plus réchauffer. Aspirée par son simulacre de gentillesse, entraînée dans un inimaginable vertige, vous vous éparpillez comme des pétales fanés emportés par le vent. C’est un irrémédiable mouvement. Vous êtes arrachée aux leurres, propulsée dans un monde de faux-semblants, de faux-fuyants. Aucune insulte n’aurait pu vous envoyer aussi loin que ce dégoût naissant. Une nausée accompagnée d’imperceptibles tremblements.
Votre carapace se disloque, craque sous l’effet de cette perversité qui vous surprend. Oh, il est vrai, rien de bien méchant apparemment... Vous êtes trop sensible, trop susceptible, sûrement… Mais il y a là une brèche dans laquelle s’engouffrent de nombreux sentiments. C’est un appel d’air. Un vrai. Celui qui favorise la combustion des éléments. Là, un appel d’air. Celui de l’enfant qui trouve sa respiration dans un premier cri déchirant. Oui, un appel d’air, comme la demande du malade asthmatique suffoquant. Un appel. Tout court. L’appui nécessaire aux grands sauts sans retours.
Car vous n’avez pas vu venir le craquement des cordes usées de la balançoire qui vous portait depuis si longtemps entre la haine et l’amour. Vous teniez des deux mains, balanciez les jambes à l’arrière, à l’avant, toujours plus fort pour garder de l’élan… Et Pan ! Voilà que le sens du mot « rompre » s’éclaire brutalement.
Vous… flottez… dans… le vide.
Ejecté vers le ciel que vous aviez voulu toucher, votre corps, ridiculement disgracié dans l’espace, traverse le silence. La prairie se transforme en tapis de mépris sur lequel vous retombez aussi pesamment qu’un bouquet de mariée ignoré par un public indifférent. Ça fait le bruit sourd des fleurs jetées sur les cercueils flambant neufs, le tracé lourd des ricochets vaniteux sur les océans.
« Miroir, dis-moi si… » Mais vous n’achevez pas la phrase, plongez dans le coma. Les paroles de l’ex parviennent encore, en fond sonore, comme un immense charabia. « Miroir, dis-moi... » Le reflet se brise en mille éclats. Des morceaux de femmes qui vous ressemblent s’éparpillent comme autant d’insultes fleuries. « Je suis comme toi », dit l’une. Et les autres répondent en écho : « Moi aussi… moi aussi… moi aussi… ». C’est alors que vous voyez trente-six chandelles sur une montagne de plateaux-repas refroidis. Une valse indigeste dans une ambiance de pot pourri.
L’ex a dit « jolie fleur », mais ça aurait aussi bien pu être « bébé » ou « chérie ». Ce qui désigne habituellement une marque d’affection provoque un irrémédiable raz-de-marée dans votre esprit. Et pendant ce temps, que fait-il, lui ? Que fait celui revenu « comme une fleur » tandis que vous gisez dans la prairie ? Il parle ou il écrit. Il occupe le silence, ragaillardi. Vous ne le voyez pas mais vous pouvez l’imaginer droit comme un « I ». Bien coiffé, bien « propre sur lui ». Il n’est pas là pour colmater les failles, relever ses manches et réparer les dégâts, car s’il ignore l’impact de son retour sur votre repas du soir, il sait néanmoins qu’entre vous, c’est cuit. Mais tant que vous ne raccrochez pas, ne coupez pas, n’interrompez pas le débit… L’ex exulte, se réjouit.
Il est pris d’une invincible assurance. Votre mutisme encourageant involontairement son élan, il se trouve plutôt doué dans un rôle protecteur. « Prends soin de toi jolie fleur ». Oui, lui, il estime que là, on ne peut pas faire mieux. Peut-être pourrait-il ajouter… Ah, il hésite. Oserait-il dire… ? Quand même, il ne veut pas exagérer… La formule est à sa portée, prête à être utilisée… Pourrait-il s’en servir, correctement l’utiliser ? Allez… Il se lance… Vous êtes… Il marque une pause prétendument solennelle… Vous êtes… Il mesure l’importance de la déclaration… Vous êtes… Il lâche l’incroyable révélation… Vous êtes… Et là, tenez-vous bien… Vous êtes… « Quelqu’un de bien » ! Selon l’intensité de l’effet recherché il ajoutera le mot de trop ; affirmera, dans une modestie feinte, que vous êtes même « trop » bien !
La fleur bleue que vous êtes est verte de dépit. Il faut attendre un tout petit mot, un qualificatif de rien du tout, pour que vous sortiez de votre léthargie.
« Gentille » ?! L’expression, comme un boulet de canon, vous fait l’effet d’une déclaration de guerre. Vous répétez. « Une GENTILLE fille » ?! L’ex qui se croyait en prairie conquise n’a pas le temps de dire « oui ». « GEN-TI-LLEUUUU ? C’est ça ? ».. Les syllabes frappent les trois coups théâtraux. Vous entrez en scène, certes un peu chiffonnée mais bien décidée à lui prouver le contraire, à partir à l’assaut, à devenir guerrière… Lancer des flèches empoisonnées, des balais de sorcière… Jeter des sorts et son corps à la mer… Qu’on vous mette sous les projecteurs, qu’on augmente la lumière ! « Comment ça gentille ? »… Vous devenez vulgaire.
Il a dit « GENTILLE fille » et ce n’est pas pareil que « fille GENTILLE ». L’antéposition de l’adjectif, c’est l’empreinte d’une main tapotant bravement le crane d’un chien, ridiculement fidèle, naïvement confiant tandis qu’on l’abandonne à son destin. C’est le geste du maître avant d’enrouler la corde autour de l’arbre, et qui part en vacances sans une once de chagrin. C’est insupportablement malsain. C’est triste comme une cour d’école où la « gentille fille » attend qu’on la choisisse pour jouer à cache-cache, au chat perché ou aux cow-boys et aux indiens. C’est sombre comme des sourires remplacés par des rictus de politesse, comme des promesses sans lendemains. Alors vous hurlez.
Le cri est votre dernier recours. L’intensité sonore vise à déchirer, fracturer, disloquer l’image dans laquelle l’ex veut vous enfermer ; à effacer la corde et la cour. Les insultes sont vos fusées de détresse, hautes en couleur. Hors normes. Vous inventez des uppercuts lexicaux, redevenez sauvage. Il ne vous reconnaît pas. Il reste coi. Penaud. Piteux. Et vous redoublez de violence, vitupérez, pestez, maudissez… En somme, vous faites de votre mieux. Car « gentille » est un compliment honteux, la fin d’un film où le « méchant » est le vainqueur. Une anomalie, une erreur. Un injuste et prémédité massacre de la fleur. Les épines oubliées, dénigrées, jetées en auréoles au dessus de votre tête pour couronner le leurre. Ah ! Le con ! Ah ! Le mufle, le menteur !
Il voudrait vous prendre dans ses bras. A cet instant, il voudrait être là. Il aurait tendu sa main vers vous, esquivé un coup, agrippé votre manche, ramené le tout… Choc sur sa poitrine, visage dans le pull, larme dans la laine, haine désarmée, ralentissement du pouls… Peut-être auriez-vous même fait l’amour, une dernière fois. Peut-être que les phéromones auraient brouillé les pistes, la sueur aurait coulé en goutte à goutte de vos peines, la jouissance aurait mis fin au combat. Peut-être… mais ce n’est pas le cas. L’ex exècre maintenant l’espace qui vous sépare. Il aimerait plonger dans votre regard. Il pourrait descendre dans le noir, oublier ses peurs d’enfant, chercher à l’aveuglette un espoir… Il tenait à vous.
Il faut prendre la grammaire de l’amour à la lettre. Votre place est clairement celle d’un complément d’objet Indirect. Le pronom est joint au verbe par l’intermédiaire d’une préposition pour en compléter le sens, tout comme l’ex vous avait joint à sa vie pour se donner de l’assurance. Il tenait à vous. S’il vous était attaché par l’affection, la question était moins de vous aimer que de ne pas vous perdre. Complément Indirect. Aucune différence entre le fait de « tenir à » une personne, un animal ou une chose. Aucune distinction dans le degré d’importance. Indirect et interchangeable. Il tenait à vous et vous tenait, vous maintenait, vous habitait, vous retenait, ralentissait. Il tenait à vous comme on tient le champagne au frais. Pour l’occasion. L’occasion qui fait le larron ; l’opportuniste parfait.
Mais était-ce bien à ce « vous » qu’il tenait ? N’était-ce pas plutôt à cette satisfaction d’être aimé qu’il s’accrochait ? Il vous apparaît brutalement sous un nouveau jour, tel un vampire de l’amour. Il est là, debout auprès du lit, dominant votre corps amaigri, se régénérant à chaque retour. Il est là, dégustant vos sentiments comme des confitures, roi de la déconfiture, suceur de vie. Il est là… Quand une phrase vous revient, vous saute à la gorge : « Je me rassure en toi » avait-il dit. Dérisoire compliment qui, vous vous en souvenez très bien, avait alors accéléré votre rythme cardiaque jusqu’aux limites de la tachycardie. Vous n’aviez rien montré, et sans comprendre, aviez souri. Vous auriez du étudier la syntaxe, analyser les tenants et les… non aboutis ! Car il n’avait pas prononcé « tu me rassures », mais « Je » en « toi », sujet vers complément affirmant une incontestable suprématie. Ainsi, les excuses de l’ex seraient une nouvelle excuse pour venir vous ausculter, faire une sorte d’autopsie ? Ah ! Le rapace ! Ah ! Le vautour, le pourri !
L’ex ressemble désormais à un aveugle en pleine forêt, tâtonnant, essayant de reconnaître vos courbes, vos douceurs et vos traits. Il perd sa superbe, s’écorche à vos aspérités, se heurte à vos piques. Perplexe et surpris, il est soudain pris de panique. Avancer ? Reculer ? Comment se tirer de ce mauvais pas, sortir tête haute, héroïque ? Le terrain est glissant. Il pourrait s’embourber. Il ne va quand même pas se laisser insulter ! Pour une fois qu’il fait amende honorable, qu’il essaye de faire preuve de sincérité… Il n’aime pas qu’on lui parle comme ça, l’ex. Il n’aime pas perdre le contrôle, se sentir impuissant, dominé. Il voit bien qu’il n’est pas possible de vous raisonner, que toutes les issues sont bouchées. Il doit agir, il va agir, il… vous raccroche au nez.