Les Fourneaux Infernaux de Concarneau
El Mimomandes
Déjà vingt ans qu'il l'avait dans l'os. Il était comme ça le commissaire Le Bolloc'h, ses collègues le savaient très bien. Une enquête non résolue était pour lui l'occasion de nouvelles préoccupations. Depuis 20 ans que cette affaire l'empêchait de dormir, lui faisait presque perdre la tête tandis que sa femme, il l'avait bien perdue, elle !
Il était comme ça Livio le Bolloc'h, on ne pouvait pas lui faire changer ses idées noires. C'était un homme dont l'impulsivité, le degré d'empathie, et la rigueur qu'il mettait dans son travail l'obligeaient à s'investir bien au-delà de ses collègues sur les affaires qu'il prenait en charge.
A Concarneau, les crimes n'étaient pas plus nombreux qu'ailleurs. Les journées du commissariat se résumaient à quelques démarches administratives telles que régler un conflit de voisinage entre Monique et Mado, gérer une déposition pour vol de scooter, ou encore comptabiliser le nombre d'amendes pour stationnement interdit que les riverains trouveraient sous leurs essuie-glaces dans la journée. Concarneau était une ville où il faisait bon vivre et où les embruns marins étaient inversement proportionnels aux délits graves qui éclaboussaient la ville.
Et pourtant, Le Bolloc'h avait connu, il y a de cela vingt ans, une histoire qui le hantait toujours aujourd'hui. C'était notamment dû au fait qu'il avait été à l'époque (il avait alors 25 ans) mis sur l'enquête avec son supérieur et que l'affaire n'avait jamais pu être classée, faute d'indices.
C'était une sombre histoire de dognapping (entendez de kidnapping où vous remplaceriez des enfants par des chiens). Tous les chiens des punks à crête et autres ermites de la ville avaient disparu en l'espace de 3 mois. La nouvelle avait fait le tour de la Bretagne et elle avait même fait les titres du JT de France 2 à l'époque. On avait supputé que c'était un riche bourgeois de la ville qui avait poussé ses domestiques à abattre tous les chiens et à les jeter dans le port de Concarneau pour effacer les traces. Que c'était dû à la haine des riches envers les vauriens et l'histoire avait même été reprise comme exemple de la lutte des classes par les sociologues et autres militants politiques du communisme, du socialisme, de l'humanisme ou du Peaceandlove-isme.
Le Bolloc'h avait été profondément ébranlé par cette affaire, qui lui avait donné un sentiment abyssal d'impuissance. Elle avait ruiné sa confiance en lui pendant 2 ans, durant lesquels seul le Lexomil lui avait permis d'oublier sa crainte de l'échec, sa peur de ne pas être à la hauteur. Pendant les années qui suivirent, il se contenta d'être un flic lambda, un poulet, un keuf sans ambition.
Mais voilà que 20 ans plus tard, il était de nouveau piqué au vif. De nouveau, il ressentait l'envie qui l'avait poussé à faire ce boulot plein de valeurs qu'il admirait enfant. En effet, il avait vu depuis deux semaines 3 clochards se rendre dans ses bureaux pour annoncer un vol de leurs chiens. Il leur avait demandé machinalement la race des chiens : c'était des bâtards évidemment. Ils n'étaient même pas la propriété de leurs maitres officiellement. Mais allez dire à un rejeté de la société que son seul ami, son compagnon de tous les jours, n'est pas SON chien, n'est rien au regard de la loi. Le Bolloc'h était ému par ses faits et il savait qu'il s'investirait encore bec et ongles sur cette affaire qui recommençait vingt ans après.
Il avait passé la semaine avec son équipe à se creuser la cervelle pour trouver une explication rationnelle à ces disparitions de chiens. Aucune ne paraissait réaliste. Aucune preuve, aucun indice n'indiquait à Le Bolloc'h la moindre piste à suivre. Celle du riche bourgeois revanchard de la racaille ne tenait même plus la route depuis que Mme d'Arcy, une des plus grandes fortunes de la ville fortifiée s'était faite voler son chien en pleine journée du côté des Halles. Elle se baladait rue Dumont d'Urville et regardait une vitrine en promenant Pepette, sa petite bichon frisée qu'elle avait emmenée d'ailleurs se faire toiletter le matin même. Une fois qu'elle eut vu le prix des bas-résilles qui auraient pourtant bien fait plaisir et office de pilule bleue à Charles-Pierre, elle reprit la route en direction du CAC. Bizarrement Pépette ne tirait plus sur la laisse et Mme d'Arcy fut bien à deux doigts de tomber dans les pommes quand elle vit que, Ô Misère, la laisse avait été coupée durant la brève œillade de Mme d'Arcy dans la vitrine de la commerçante aux mœurs légères.
Le Bolloc'h avait cœur à résoudre cette énigme. Le coupable lui avait dérobé 20 ans de sa vie avec ses vols de canidés. Mais toujours pas la moindre piste pour résoudre cette enquête. Les enlèvements avaient tous eu lieu dans le centre de la ville, majoritairement de nuit, et pas plus d'informations avaient été laissées par le mystérieux dognappeur. Mis à part Pépette, les chiens semblaient toujours abandonner leurs maîtres avant de disparaître définitivement. C'était comme s'ils fuyaient leur vie de chien auprès de leur punk préféré. Généralement, ils pouvaient aller se balader en ville sans leur maître mais il revenait à chaque fois au côté de celui qui les nourrissait comme il le pouvait. Cette fois c'était différent, le chien partait pour une ballade solitaire qui ne semblait jamais prendre fin.
Ce soir-là, Le Bolloc'h avait invité sa collègue Iziah (dont l'exotisme qui s'exprimait par sa peau sombre et sa voix colorée faisait d'elle sans doute la perle de cette huître sentant la marée qu'était la ville de Concarneau) au restaurant L'Amiral où ils étaient censés rencontrer l'ami de toujours de Le Bolloc'h, celui qui ne l'avait jamais abandonné, même dans les mois suivants son divorce qui lui avait coûté presque la vie lorsqu'il avait voulu se foutre par-dessus la rambarde du pont du Moros. Cet ami c'était Stéphane Jaffrézic, « Jef » comme ses amis se plaisaient à l'appeler. C'était un célèbre écrivain de polars, un des fers de lance culturels pour la ville finistérienne qui depuis 20 ans organisait d'ailleurs un concours de polars célèbre dans tout l'hexagone et qui, coïncidence du nom s'appelait « Le Chien Jaune ».
« Alors Liv', ça avance cette enquête digne de la SPA ? Lui avait balancé Jef qui essayait toujours de dédramatiser ce qui pouvait ruiner le moral de son ami.
- Bah, on cherche toujours les mêmes réponses à ces putins de questions qu'on se posait déjà il y a 20 ans. Mais toi, toi qui a de l'imagination bordel et qui l'utilise d'habitude pour écrire tes livres, toi, tu ne pourrais pas me trouver l'explication derrière cette foutue histoire ?
- Allons commissaire, relaxez-vous… Avait tenté de le calmer Iziah qui après 4 ans de service à ses côtés avait fini par développer un attachement protecteur envers ce vieux loup de Le Bolloc'h.
- Tu veux que je te dise ce que j'en pense moi des dessous de cette histoire ? Commença alors Jef, non sans son sourire en coin qui témoignait du caractère enfantin qu'il avait gardé tout au long de sa vie. Hé bien je vais te dire qui c'est qu'a fait le coup, moi !
Tu l'as sous tes yeux, là, toute suite, maintenant. Ça ne peut être que ce vieux loubard de Feunteun, le patron du Grand Hôtel. Regarde d'ailleurs comme il t'épie depuis derrière son bar. Il a peur, il pense que t'es déjà sur sa piste, tiens !
- Haha, s'esclaffait ses deux amis charmés par l'imagination de l'écrivain.
- Hey ouais, bien sûr que c'est lui. Je vais vous expliquer exactement les raisons pour lesquelles ce vieux Feunteun fait la peau à tous les clébards de la ville. Pas plus tard qu'avant-hier tenez, je sortais de la bibliothèque de la ville, où je devais discuter avec les organisateurs du Chien Jaune pour l'organisation du festival de cette année. Et voilà pas qu'au moment où je passe devant l'Amiral, il devait être alors 22h, je vois un chien, un bon gros chien avec un bandana rouge autour du cou. Ça devait être celui de Furic, vous savez. Il grattait à la porte de la cuisine ce vieux cabot. Et vous savez pourquoi ? Parce que la brave bête semblait attirée par la musique qui sortait depuis la fenêtre des cuisines. En effet, les cuistots du Grand Hôtel semblaient avoir fait exprès de mettre un poste radio à la fenêtre, branché sur la fréquence de TSF Jazz. C'était même du Duke Ellington quand je suis passé, je m'en souviens bien. Vous savez ce qu'on dit sur le jazz n'est-ce pas ?
- Non, répondirent les deux policiers dont l'engouement augmentait au fur et à mesure que le talent de conteur de Jef s'exprimait.
- Eh bien, le jazz, c'est la musique qu'apprécient le plus les chiens. Une étude a été faite l'an dernier par des scientifiques belges vous savez. Ils sont parvenus à prouver sur un échantillon de 100 chiens de toute race que ceux-ci étaient à 78% attirés par le jazz, qu'ils venaient lécher les enceintes lorsque celles-ci passaient du Louis Armstrong. Seuls les bergers allemands se mettaient à geindre lorsqu'on leur mettait du jazz, ils préféraient quant à eux un bon morceau de Beethoven. Toujours est-il que ces scientifiques ont réussi à prouver que les cuivres avaient un son particulièrement apprécié par l'oreille du chien. C'est sûr qu'à force d'entendre les binious et les cornemuses, les chiens bretons doivent être encore plus attirés lorsqu'on branche un poste radio sur TSF Jazz.
Et voilà qu'un chien qui passait sur la passerelle de la Ville Close, en vint à entendre le piano de Duke Ellington accompagné par tous les cuivres de ses musiciens. Ni une, ni deux, le chien fit route vers la porte à l'arrière du restaurant, située Rue du Guesclin. Et le chien gratta la porte, pareil à un aristocrate vérifiant le tranchant de la lame de la guillotine en période de Terreur. La porte s'ouvrit dans les ténèbres de la nuit. Le chien entra et la porte se referma.
- Mais pourquoi ? Pourquoi l'Amiral enlèverait-il les chiens ? Gueulait le commissaire Le Bolloc'h maintenant qu'il était plongé dans le discours de son ami.
- Hop hop hop du calme Le Bolloc'h hein, fit le patron du restaurant désirant ne pas faire fuir la clientèle à cause d'un policier gueulard.
- La raison est évidente, reprit Stéphane Jaffrézic. Tu connais le prix de la viande aujourd'hui ? Ça coûte un bras. Que ferais-tu si tu devais payer 15€ le kilo de côte de bœuf pour la vendre seulement à 20€ afin que la clientèle ne parte pas vers le Comptoir, la Croisière, le Belem… Et que parallèlement, tu verrais quantité de chiens errants faisant fuir la clientèle sur la terrasse de ton restaurant ? Des chiens dont le goût te permettrait de vendre des produits inhabituels dont tu pourrais dissimuler l'illégalité sous des noms de produits autorisés à la vente et te permettant de te différencier des concurrents ? Regarde la carte : hot-dog de côte de sanglier, cuisse de lièvre des montagnes… Et résultat : tu ne payes pas ta viande, tu fais que des bénéfices parce que t'as moins de coûts, tu attires plus de clientèle parce que tu proposes une carte originale et tu te débarrasses des chiens qui peuvent parfois pourrir ton business. Tu crois bien que le commerce comme toujours, ça prend le dessus sur l'éthique. »
Jef était en transe en racontant son histoire pleine de créativité, il était dans un état second, dans un monde qui n'était plus la réalité, le monde des idées. Il avait emmené ses amis dans son monde. Et maintenant qu'il avait terminé son histoire, le temps s'était suspendu. Tous étaient plongés dans leurs réflexions. Son histoire tenait tellement la route. Mais ça ne paraissait pourtant être que pure folie, digne d'un conte extraordinaire d'Edgar Allan Poe. Et puis Le Bolloc'h partit d'un éclat de rire tonitruant, pour détendre l'atmosphère qui s'était tant alourdie avec l'humour sombre de Jef.
Tout le monde rit de bon cœur finalement. Iziah était enjouée de voir son patron profiter de cette soirée sans être plongé dans la morosité qui ne le quittait jamais habituellement. Ce fut une bonne soirée, durant laquelle le Saint-Emilion et la viande de biche si délicieuse surent apporter légèreté aux cœurs et aux discussions.
Enfin ils convinrent de se séparer sur les coups de 23 heures, repus et la tête tournant légèrement. Après avoir payé en réglant séparément l'addition (revenus de fonctionnaires et d'écrivain obligent), ils sortirent dans la rue. Et quel ne fut pas leur étonnement d'entendre de la musique. Iziah qui avait une certaine culture musicale grâce à son père originaire de la Nouvelle Orléans, reconnut immédiatement la musique rythmée accompagnée de la voix rauque de Ray Charles. Un chien se faufila dans la rue entre la librairie de Le Tendre (Le Livre et La Plume) et la terrasse de l'Amiral. Les 3 compères allèrent voir dissimulés dans l'obscurité et distinguèrent la porte de cuisine s'ouvrir, un intendant regarder à gauche, à droite dans la rue puis laisser rentrer le chien dans le restaurant.
Ni une, ni deux, les deux policiers Le Bolloc'h et Iziah s'entendirent pour faire une entrée immédiate dans le restaurant (armes à la main, ne savait-on jamais comment les employés de l'Amiral seraient prêts à défendre leur restaurant !). Ils entrèrent en hurlant « Police, que personne ne bouge ! ». La surprise fut générale au sein du restaurant. Les clients devant s'imaginer que les deux policiers avaient sans doute un peu trop abusé de l'alcool ce soir-là.
Le commissaire s'élança vers la cuisine et « Bordel de merde ! » s'exclama-t-il en rentrant à l'intérieur et en observant le chien mangeant paisiblement dans la gamelle que lui avait posé un cuistot sur le sol.
« Hé bien qu'est-ce que vous croyiez ? hurlait Mr Feunteun hors de lui. On se contente de ne pas gaspiller ce que laissent les clients. Avec le prix qu'on met dans la viande qu'on leur sert vous savez ? Et ces pauvres chiens voyez-vous, ce ne sont pas leurs maîtres qui ont les moyens de les nourrir, donc on donne un coup de main comme on peut. Et parfois, leurs maitres viennent nous demander des restes et donc on leur en donne aussi. On fait ce qu'on peut pour aider, alors si vous pouviez éviter de faire que l'activité de mon restaurant se casse la gueule en faisant des entrées à la Starsky et Hutch, vous me seriez d'une profonde aide. »
Sur quoi les deux agents s'excusèrent platement. Le lendemain, le commissaire reçut une lettre de licenciement : il devait déposer sa plaque dans la matinée dans le bureau de son supérieur. C'était la dernière fois qu'il dépassait les bornes.
On apprit une semaine plus tard que les chiens avaient été retrouvés sur une plage du littoral où ils avaient décidé de former une communauté à l'abri de la misère et de la routine de tous les jours. Pépette y était aussi après qu'un autre chien l'ait libéré de cette chaine qui la contraignait à se balader toujours avec sa vieille tortionnaire. Ils avaient tous décidé de se la couler douce, loin de cette vie de chien, vie de chien qu'avait connu Le Bolloc'h depuis 20 ans maintenant, inconscient du bonheur dans lequel vivaient ces animaux qu'il essayait de sauver d'une menace inexistante.