Les gens qui râlent

Leo S. Ross

Nous sommes dans une boulangerie parisienne, un samedi matin. La boulangère est seule, débordée, les clients attendent. Devant nous une jeune femme brune, élégante mais branchée, s'impatiente. Elle s'exprime : elle tape du pied et se met à souffler ostensiblement. Puis elle me cherche du regard, elle veut partager. Mais c'est une amatrice.
Derrière nous, une grand-mère accompagnée de ses quatre petits-enfants avise un petit chien au bout d'une laisse que tient un client. D'abord, elle marmonne quelque chose par-devers elle. Assez inaudible. Mais elle répète, plus fort : les chiens sont interdits dans les boulangeries. Ses petits-enfants ne disent rien. Ils regardent autour d'eux, les pains au chocolat ou leurs pieds. Leurs visages sentent la honte. Et la grand-mère continue, puisque personne ne l'écoute. C'est la loi. Il y a une loi quand même, en France. Elle sent mauvais ; un mélange de transpiration – celle qui vient sans effort, la pire – et de bon parfum gâté. L'odeur de l'insatisfaction, de la bourgeoisie. Celle qui est toujours malheureuse, tellement même, qu'elle déborde et inonde le monde autour d'elle de tout son malheur en trop.
La boulangère finit par lui répondre quelque chose. C'est que le chien appartient à un bon client. La grand-mère, invariable, réplique avec la loi et son visage se couvre de nouvelles rides. La jeune femme qui soufflait s'en est allée avec son pain. Les enfants ont déjà du gras des viennoiseries sur les doigts.

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