Les hommes de l'ombre
Pierre De Gerville
Devant moi, les pentes immobiles de l'ubac disparaissent dans l'obscurité. Je ne devrais pas être surpris – c'est dans la définition – mais c'est fou ce que c'est vertical, une montagne. Je me demande comment les mélèzes font pour tenir, en face. Je ne suis pas habitué : je viens d'un endroit plat. Où tout est posé sur le sol et rien ne risque de glisser. Ici, j'ai l'impression d'être collé sur la paroi d'un pot à crayons.
Il y a quelques jours, les mélèzes étaient magnifiques dans leurs robes dorées de princes automnaux. Maintenant ils ont perdu de leur superbe : le vent a soufflé et les aiguilles brillantes ont volé dans le ciel et il ne reste que de longs corps décharnés plantés entre les ardoisières.
Des siècles auparavant, une bourrasque un peu plus forte a déposé sur un bref replat des chalets, une chapelle et des ruines, en emportant d'ailleurs une bonne partie dans l'abyme de la vallée. Ce sont des chalets pas vraiment photogéniques, des chalets d'ubac, sans jardinières chatoyantes ni balustrades ouvragées, des chalets tout simples, un corps en pierre surmonté de quelques planches brutes et d'un toit conique, percés d'ouvertures minuscules, comme si sur l'ubac la lumière venait de l'intérieur et qu'il ne fallait la laisser sortir qu'avec la parcimonie la plus extrême.
Je ne sais comment les hommes ont eu cette idée étrange – s'installer sur l'ubac. L'adret était là juste en face avec tout son soleil. Explication romantique : arrivant dans la vallée, les plus industrieux sont restés au fond et les rêveurs sont montés vers les cimes, les doux rêveurs ont plané vers l'adret et les rêveurs tristes ont traîné leur spleen jusqu'aux ombres de l'ubac. Explication marxiste : les riches ont colonisé les vallées et envoyé les pauvres exploiter les montagnes, et les plus chanceux ont au moins trouvé le soleil tandis que les damnés entre tous poursuivaient les filons d'ardoise dans les gorges de l'ubac, y retrouvant – si je ne me trompe pas – les joies et les peines que les hommes charrient invariablement comme la marée les algues.
Etendu dans ma chaise longue, sur la terrasse baignée de lumière, dans le silence absolu de la montagne, j'observe l'ubac. Il y a bien longtemps que les carrières d'ardoise ont fermé. Je me demande ce qu'ils font, là-bas ? Je devrais aller voir – je suis trop bien ici.
C'est bon ça d'être à l'horizontale pour explorer la verticalité. Et c'est toujours mieux d'être en haut des montagnes.
· Il y a environ 9 ans ·erge
Du soleil, des feuilles d'automne et un silence retentissant... Un petit coin de paradis
· Il y a environ 9 ans ·Pierre De Gerville