Les Hommes-fleurs

Eka Abassi

Sima la fille du souverain fut un jour jetée à la mer. Quelle faute avait-elle commise nul ne l’a jamais su. Elle dériva, dériva, dériva jusqu’à arriver dans une grotte où vivait un vieux crabe :

Le vieux crabe : trois, six, sept. Dix, onze douze. Vingt-trois, vingt quatre

Sima : que compte tu vieux crabe ?

Le vieux crabe : tout. Cinquante trois, six cent cinquante cinq….

Sima : tout quoi ?

Le vieux crabe : j’aurais aimé compter les étoiles dans le ciel, mais nous sommes tout au fond de la mer, alors je compte les coquillages, les poissons de couleur jaune, et aussi le nombre de tentacules de la pieuvre. Je compte tout. Tout.

Sima : moi je suis un. Si tu devais me compter tu dirais une jeune fille jetée à la mer.

Le vieux crabe : tu veux que je te compte ?

Sima : C’est déjà fait. Je me suis compté toute seule. Une jeune fille jetée à la mer.

Le vieux crabe : tu es bien loin du compte. Une jeune fille jetée à la mer, moi je vois bien plus que ça, même sans avoir compté.

Sima : que vois tu ?

Le vieux crabe : veux tu que je te compte ?

Sima : oui j’aimerais bien. Je ne veux pas être seule. Compte moi.

Le vieux crabe rentre dans sa grotte et en ressort bientôt. Sima se tient debout bien droite attendant qu’il la compte elle aussi parmi les coquillages, les coraux, les poissons à bandes jaunes et noires.

Le vieux crabe très attentif  énumère : plus de vingt mille pied en chute libre. Dix orteils sans une égratignure, un talon entier, des jambes qui ne tremblent pas. Un coude, deux coudes, deux grandes mains, un regard surpris, et je dirais 1 million 677 mille cheveux sur une tête ronde. Un cœur blessé. Une mémoire qui s’efface. La peur de mourir.

Sima : que fais tu vieux crabe, que fais tu ?

Le vieux crabe : tu m’as dit de te compter. C’est bien ce que je fais.

Sima ne pouvait parler. A mesure que le vieux crabe avait parlé et cité des parties de son corps, les morceaux désignés s’était détachés et étaient sagement alignés devant le vieux crabe.

Sima : ne compte plus, ne compte plus. Je veux rester entière. Arrête !

Le vieux crabe : d’accord j’arrête. Mais ce que j’ai compté est bien compté.

Sima : je te croyais mon ami. Que m’as tu fais. Je suis toute séparée maintenant.

Le vieux crabe : quand on me demande de compter, je compte.

Sima : comment faire maintenant ? Comment retrouvé mon unité ?

Le vieux crabe : c’est impossible.

Sima pleura, supplia, mais jamais elle ne pu retrouver son unité. Le vieux crabe continua sa comptabilité. C'est là tout ce qu'il savait faire.

Les cheveux de Sima s’en étaient allé un à un. Il compta les dents, les ongles, ses seins… Mais quand il compta le ventre, il en sorti quatre jeunes et beaux garçons.

Le vieux crabe en fit ses fils et s’est ainsi que naquit la nation des hommes fleurs.

Car ce que le vieux crabe n’avait pas pu compter c’était toutes les fleurs que Sima avait dans son cœur, et qu’elle aurait pu lui offrir si au lieu de la compter il avait su l'aimer.

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