Les illuminés

arnaud-luphenz

Il est toujours nécessaire de remettre les choses en perspective. De s’attacher au contexte et aux conjonctures. De ne pas se laisser submerger par une déferlante d’absurdité. De savoir expliciter des circonstances, surtout si elles versent dans le grotesque. Comme être dans un bunker de la seconde guerre mondiale un dimanche soir pluvieux. Comme de s’adresser à trois cents personnes sur une estrade digne de la foire aux bestiaux. Ce n’est pas donné à n’importe qui, je vous prie de le croire. Je dirais même que cela mérite quelques encouragements…
À l’orée de la maturité, je dois avouer que mes options professionnelles se réduisaient dangereusement. Gourou ou chômeur ? Pauvre ou millionnaire ? Je n’ai pas hésité si longtemps, en y repensant. La décision se devait d’être définitive. De ne souffrir d’aucun appel. De me plonger dans l’océan des futurs rentiers. J’avais juste un CAP en communication florale sur mon curriculum vitæ. Il aurait fallu sacrément cravacher pour avoir plus de trois sous en poche. J’avais cependant une passion sans limite pour l’argent, ce qui est un atout incontestable. J’ai épousé notre époque afin de lui faire mille descendants en dollars. Le capitalisme a été séduit et il a su me combler au-delà de mes espérances.
Etant impatient de nature, mais également très fainéant, je suis parti à l’assaut d’un marché diablement porteur. Le créneau des cerveaux disponibles semblait en effet très ouvert. Je me suis laissé tenter, jusqu’à en maudire tous mes concurrents. Mais finalement, les aigrefins entretiennent un climat propice à la crédulité dans notre belle société sans imagination. En outre, il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre qu’un peu de spectacle et de mise en scène font pencher la raison et facilitent le recrutement.
Il est vrai que pour l’heure, je n’ai pas l’air fin, grimé en grand prêtre d’une entité au nom totalement imprononçable. Ma déesse a pourtant de l’allure. Je l’ai achetée sur eBay et elle a été enfantée par les limbes et un poisson géant. Rien que ça. La classe intergalactique que je vous dis ! Le succès est naturellement au rendez-vous. Sans l’ombre d’un contrôle fiscal. Il y a toujours plus bête que soi. C’est certain. Comment ne pas alors être résolument optimiste ? Certes, ma créature ridicule aurait créé l’univers et les hommes, mais j’en viens parfois à regretter, par pur masochisme, le vieux barbu et ses cadeaux à Noël, à moins que ce ne soit le confesseur polyvalent. C’est d’un compliqué toutes ces croyances à la con ! Il y a même un dieu qui ne veut pas qu’on le représente. Il a la pudeur et le verbe haut, le salaud. Je le soupçonne de se coltiner en vérité un faciès de concombre avarié.
Pour réussir, je précise qu’il est primordial de verser dans la démagogie, de jouer sur l’émotion, d’énoncer ce que le public souhaite entendre. Rassurer. J’enveloppe le tout en faisant les gros yeux et l’oseille se dépose sans complexe dans mon escarcelle, telle une lettre à la poste. Un rêve éveillé pour glandeur patenté. Sachez qu’en l’état, le moindre remords est un poids mort. Il faut adopter son métier sans retenue.
Pour égayer mes longues journées de prêche, j’ai instauré, pour les adeptes de sexe féminin, un système de plume à porter autour du cou. La couleur correspond à celle de la maturité des fruits. Cela va de la jeune pousse encore trop verte à la vieille peau d’orange toute fripée. Et selon nos préceptes antédiluviens, je me dois d’honorer la toison d’or pour que le salut éternel soit accordé. Il va sans dire que je m’astreins à cette mission divine avec la plus grande des dévotions. La virginité est un vil péché originel. C’est gravé dans l’éternel.
Et voilà, tous ces imbéciles sont en transe ! Ah, il ne leur faut décidément pas grand-chose pour être impressionnés ! Une musique new age bigrement pourrie, quelques jeunes femmes en faux bikinis et ça leur suffit pour se lancer dans une sorte de danse des canards mystique. Je constate et je me délecte. Ils se dandinent en rythme, avec un sérieux désarmant. Je les regarde, le sourire bienveillant. Mon arme fatale. Charismatique comme jamais, je guide les pas du rituel. Je les encourage à se ridiculiser. N’avoir aucune estime de soi est un préalable à la servilité. Notez-le. Le don absolu est de renoncer totalement à son identité. L’objectif suprême que j’ai assigné à mon troupeau s’inscrit dans cette belle philosophie.
À terme, il sera prié de ne constituer qu’une masse indifférenciée d’amour et de foi. Une isolation totale du monde des corrupteurs s’avère indispensable pour cela. La dernière étape du processus induit l’acquisition d’un domaine imprenable au coeur du Cantal, avec une armada de balistes en prime. Tous les fonds récoltés récemment financent cet ambitieux projet, à l’exception de mes faux frais. Je dois bien vivre à côté. En nabab.
Il va sans dire qu’avec le temps, je suis devenu presque perfectionniste. À l’image de tous les auteurs et acteurs qui vivent de leur art. J’aime particulièrement les mages qui sèment des publicités pour leurs bons soins dans les boîtes aux lettres. Il y en a pour tous les mauvais goûts : De l’inspiré « Je guéris les maladies inconnues », à l’impressionnant « Je ramène l’être aimé avec une laisse », en passant par le magnifique « Je maudis votre ennemi jusqu’à la trentième génération ».
Bon, j’ai ma cérémonie « confessions et paillettes » à achever, avec encens à tous les étages. Ils vont encore tous finir pétés comme des coings ! Mais qu’est-ce que j’ai la dalle ! Je vais pourtant attendre que cette farce se termine, professionnalisme oblige. Fais suer ! Tiens, ils se mettent à applaudir avec leurs pieds. Je dois avoir l’air pénétré quand mon estomac grouille. Je vois que ça. Ils sont décidément à point pour être menés à l’abattoir. Ils ont de ces gueules de travers. Des airs de fennecs panés. Il est temps d’asséner quelques phrases imbéciles :
– Rejoins-nous, Ehn Sh’ra Nocz, toi qui as connu le néant et survécu aux âges des ténèbres. Eblouis-nous de ta lumière et offre-nous ton chemin de miséricorde.
Ah, faut se les fader ! Je me demande s’ils ne vont pas vomir à force de tanguer. La vieille du premier rang a d’ailleurs un teint de liquide vaisselle. Troublante grenouille de bénitier…
– Entrez dans la sphère rédemptrice et abandonnez votre passé délétère, mes enfants.
Pendant ce temps mon comptable, Prosper, n’est pas en train de franchir un disque en aluminium, à l’instar des adeptes. Il calcule avec application le montant de ma fortune et de mes placements off-shores. La réinsertion sociale d’un ami d’enfance me tient à coeur. Je suis en fin de compte un grand sentimental. Comme tout le monde.
http://www.edifree.fr/doc/1084

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