Les lèvres du diable
zac-emen
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Tout commença il y a un an. Léo était étudiant en informatique. Presque comme un stéréotype, Léo était peu sociable, manquait de confiance en lui et passait ses journées à avaler toute sorte de contenus sur la toile. L'internet constituait pour lui un eldorado contenant tout ce qui lui manquait au monde. Face à sa solitude et son manque de relations sociales, il regardait à répétition tous les épisodes de Friends. Face à son manque d'amour et de présence féminine, il se masturbait devant xHamster. Pour se divertir, il jouait aux Sims, pouvant ainsi incarner le héros citadin qu'il rêvait d'être. Une nuit, alors qu'il regardait un horrible film d'horreur allemand, il entendit un bruit métallique semblable au bruit d'une vis tombant sur une plaque d'égout. N'ayant ni plaque d'égout, ni vis accrochée au mur, il n'y fit pas attention. Le bruit se répéta plusieurs fois, si bien que Léo se leva, alluma la lumière et se mit à inspecter un des coins duquel le bruit semblait provenir. Mais il ne découvrit rien et retourna s'allonger devant son écran. Les nuits suivantes, le bruit se répétait inlassablement, et toujours quand il ne s'y attendait pas. N'y pouvant plus, une nuit il resta assis devant ce coin d'où semblait provenir l'objet de ses hallucinations sonores. Il attendit jusqu'au petit matin en vain.
Quand il retourna se coucher, le sommeil lui vint rapidement mais son esprit était encore éveillé et légèrement angoissé. Il se produisit alors la chose la plus effrayante qui lui soit donné d'expérimenter. Allongé dans le noir, les yeux clos, son esprit était au stade où, moitié réveillé, moitié endormi, il matérialise les dernières pensées du rêveur pour les transformer en réalité imagée. A ce moment, une pression s'exerça sur le haut de son corps et le réveilla brutalement. Il ne pouvait cependant plus bouger, paralysé par cette présence invisible qui le dominait entièrement. Il aurait appelé à l'aide s'il avait pu ouvrir la bouche et aurait volontiers versé des larmes si ses yeux avaient pu s'ouvrir. Mais tout ce qu'il pouvait faire, c'était de subir ce corps immatériel qui le maintenait immobile. Il entendit alors une voix qui lui susurra un charabia indescriptible à l'oreille. Il sentit ensuite quelque chose, une bouche faite de vent et de vide, se poser sur la sienne et tenter de forcer l'intérieur de son corps. La mâchoire de Léo fit un effort totalement indépendant de sa volonté pour s'ouvrir et accueillir un courant d'air qui tentait de rentrer en force par sa gorge. Totalement paniqué, en proie à la peur primitive de la bête prête à être dévorée, Léo fixa alors sa volonté sur une idée fixe : garder sa bouche fermée sous peine de connaître quelque chose d'abominable. Le duel contre cette force muette fut court mais intense. Tout d'un coup, la pression se relâcha et il fut de nouveau libre de ses mouvements. Léo se leva et courut alors jusqu'à sa salle de bain pour y régurgiter son plat de la veille : des pâtes instantanées lyophilisées. Il s'assit sur sa cuvette et tremblant de tous ses membres, tenta de rationaliser ces événements plus que troublant. Ses tempes battantes et son cœur palpitant ne voulaient pas se calmer. « Qu'est-ce que c'était ? » se dit-il. Il avait beau chercher et tenter de trouver une explication logique, il ne pouvait se retirer l'idée qu'il venait d'échapper à un viol. Toute la journée suivante, il restait dans l'expectative de la nuit qui arriverait. Il avait peur de chaque bruit, de chaque ombre qu'il n'arrivait pas à identifier, et à mesure que le soleil traçait sa course vers l'ouest, son angoisse augmentait. Il redoutait par-dessus tout l'arrivée du violeur invisible. La nuit arriva et quand il se coucha, la scène de la veille se rejoua.
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Le manque de sommeil lui donnait l'impression d'être ivre. Et l'expérience se reproduisait chaque nuit, toujours de la même façon : le poids sur son corps tétanisant chacun de ses muscles, la voix susurrant des vers inaudibles, et ce baiser du diable qui se concluait par un réveil inespéré. Léo avait de plus en plus peur et voulait appeler sa mère à la rescousse comme un enfant effrayé par le noir. Mais sa mère était paralysée des deux jambes et vivait dans son fauteuil, devant une télé, dans une maison de retraite. Il voulut en parler à ses amis, mais l'aurait-il cru ou pris pour un fou ? Se voir confirmer sa théorie selon laquelle il perdait tous ses boulons lui faisait autant peur que l'obscurité anciennement familière et maintenant redoutée. S'enfermant dans une névrose obsessionnelle, Léo ne fermait plus l'œil de la nuit. Il passait ces dernières devant son écran pour repousser au maximum l'heure du coucher, faisant des recherches. Il trouva des quantités d'informations sur ses symptômes dans des forums dédiée à la consommation de plantes hallucinogènes. Il en trouva d'autres sur des sites satiriques qui évoquaient envoûtements et possessions. Il cliqua sur des publicités pour des marabouts envoûteurs qui promettaient Amour, Travail, Sexe et Liberté, contre une somme variable en fonction de la gravité des symptômes. Il fut interpellé par le site marchand d'Eddy Malou, économiste congolais spécialiste d'une science qu'il avait inventé et dénommé « La congotextualisation des rapports forcés entre l'homme, l'animal et les fantômes de ses ancêtres ». Séduit par les longues années d'expériences de l'auto-proclamé docteur ès spiritueux et par la liste exhaustive de ses clients (qui comptait des avocats, des médecins, des banquiers et même des poètes), il demanda un devis au marabout pour une exorcisation dans les règles. Mais le résultat était bien au-delà de son budget.
Il se rattrapa alors sur d'autres sites, dont un nommé Le Trygone, qui relatait d'étranges histoires de meurtres, de disparitions et de toilettes bouchées au Vatican. Un de leurs articles se prénommait « Vendre son âme au Diable : mode d'emploi » et un autre « L'exorcisme en 5 minutes chronos ». Il cliqua sur ce dernier et le contenu qu'il y lut lui paru aussi absurde que la situation dans laquelle il se trouvait. L'auteur de cet article décrivait une méthode consistant à avoir une alimentation saine, faire de l'exercice, se cultiver au cinéma, au théâtre ou au musée et, en dernier lieu, à s'adresser tous les soirs avant de s'endormir à son harceleur éthéré, vêtu d'un déguisement de sorcier Tolkien en prononçant la formule suivante : « Vous ne Passerez Pas ! » La dernière étape consistant à frapper le sol avec un bâton. Léo n'eut pas pris cet article au sérieux si ce n'était l'incroyable masse de commentaires d'internautes commentant les bienfaits de la méthode. Un débat houleux avait d'ailleurs lieu en bas de page entre les détracteurs de la technique qu'ils qualifiaient de « foutage de gueule » et ses défendeurs qui détaillaient point par point la validité de l'incantation, aussi bizarre soit-elle. L'argumentaire des partisans de l'auteur reposait sur l'idée que le « démon » ou fantôme (les opinions divergeaient beaucoup sur sa vraie nature) se nourrissait de l'énergie vitale de personnes sensibles, fragiles et solitaires. Léo se reconnaissait dans ces descriptions et choisit d'appliquer cette méthode, bien que pour lui, il n'y avait pas de doute, l'auteur de l'article avait rédigé son texte par amour de la dérision, mais il s'avérait que cette blague se révélait très efficace.
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Le jour suivant, après sa désormais traditionnelle passe d'amour avec son fantôme, Léo se leva, prit son vélo, et alla au marché à prix unique. Il revint avec des pommes de terre, des haricots verts, des brocolis, des bananes, des ananas, des œufs, du lait, du beurre et du miel d'acacias. Il passa chez le boulanger et s'inscrit à la tournée que proposait l'artisan pour déposer du pain tous les matins à son domicile. En rentrant, il lança des tutoriels vidéos sur comment cuisiner un bon bouillon de légumes et se fit une soupe trop salé et trop liquide, n'ayant ni les instruments ni l'expérience d'un bon apprenti chef cuisinier. L'après-midi, il se rendit au cinéma pour voir une comédie de Woody Allen qui le fît pleurer et partit voir ensuite le spectacle de Dieudonné devant lequel il s'endormit. Après ça, il alla dans un magasin de Farces et Attrapes et s'acheta le costume complet de Gandalf, du Seigneur des anneaux. A la caisse, le vendeur voulu engager la conversation avec lui.
« Vous vous rendez à un bal costumé ? »
Léo, l'esprit troublé par ses insomnies lui répondu : « Non, c'est juste pour un exorcisme » et laissa le vendeur totalement abasourdi. Le soir venu, vêtu d'une cape grise, d'une fausse barbe blanche, d'un chapeau à bout pointu et d'un bâton en plastique, il se tourna en tremblant vers le coin d'où il avait entendu le bruit métallique la première nuit, et tapant le sol de son bâton à chaque syllabe, prononça la formule secrète de Trygone.fr : « Vous, Ne, Passerez, PAAAAASSSS ». Il prononça sa formule une dizaine de fois en détachant bien chaque syllabe.
Rien ne se produisit. Doutant de la méthode, il se coucha, voulant être fixé sur l'utilité de sa démarche. Il s'endormit en moins de cinq minutes. Comme à son habitude, la présence revint pour réclamer un baiser langoureux et plus si affinités. Cependant, l'emprise qu'elle exerça sur Léo était moins féroce. Léo sentait qu'il pouvait lutter pour libérer ses membres et parvenait à garder facilement ses lèvres closes quand le souffle voulait rentrer en lui. Même les chuchotements à son oreille se faisaient plus diffus.
Chaque jour, il répétait son schéma d'auto-défense face à l'Inconnu, et chaque jour, il gagnait en force sur la Bête. Il sentait ses voisins gênés par ses exclamations poussées après le souper mais aucun ne vint frapper à sa porte. Chaque nouveau jour, il continua si bien que, grâce à son alimentation saine, son teint s'améliora. Il retrouva de l'énergie et cette victoire sur la Bête Immonde venait nourrir chaque jour sa force intérieure. Il continua si bien qu'un beau matin, il se réveilla avec l'impression délicieuse d'avoir dormi plusieurs jours d'affilé. Il se leva, s'habilla, ouvrit ses volets, écouta la radio et se mît à danser. Il fût interrompu par un appel de son banquier lui signifiant qu'il devait régulariser son découvert au plus vite. Le nouveau mode de vie de Léo se révélait en effet bien coûteux et étant inemployé malgré sa prodigieuse carrière de stagiaire, il devait y mettre fin. Il referma alors ses volets et replongea dans l'immensité de la toile, espérant de tout son cœur que la Bête ne reviendrait jamais. Le lendemain, le surlendemain et tous les jours qui suivirent, il dormit excellemment bien, et ses hantises ne furent bientôt qu'un mauvais souvenir.
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Le soleil se couchait mais les volets clos, Léo se sentait triste. Pourtant en parfaite santé, la lumière émanant de la cyber toile rendirent ses yeux cernés et son teint blafard, gommant ainsi l'époque ou le vent et le soleil avaient forgé son teint boisé. Il sortait de temps en temps en vélo, pour s'acheter à manger et lire des journaux à la bibliothèque, afin de rester informé de ce qui se passait dans le monde extérieur et pour reposer ses yeux à la lumière naturelle. Le malaise que lui inspirait la foule l'assaillait cependant très vite. L'obscurité de son appartement lui convenait désormais mieux et ses escapades ne duraient jamais très longtemps. Ses amis, il ne les voyait que très peu. Si bien qu'ils oubliaient parfois qu'il existait. S'il n'y avait pas ses quelques actualisations de statuts sur les réseaux sociaux, ils l'auraient probablement effacé de leur mémoire. Mais ce n'était pas la solitude qui rendait Léo triste. Ça, il s'en accommodait bien. Ce qui le rendait à ce point mélancolique, c'était un mal plus grand et bien plus dangereux : celui que l'on appelle communément l'amour.
Il avait rencontré le sien quelques temps auparavant, alors qu'il rentrait de chez le marchand de journaux. Il l'avait aperçu de loin, emmitouflée dans un manteau grenat. Elle marchait telle une chatte de race, portée par des jambes galbées recouvertes de collants noirs qui descendaient jusqu'à de petites bottines de cuir. Il pouvait voir les cheveux blonds de cette fille onduler avec la brise et le rythme de ses pas et cette démarche le rendait presque fou . A mesure qu'il approchait, il ne put rien regarder d'autre. Quand il l'a dépassa par la droite, il n'avait qu'une envie, découvrir son visage. Mais il ne vit rien, pas même l'arbre dans lequel il fonçait et qui bordait le trottoir. Léo venait de s'étaler magistralement aux pieds de cette blonde à la fourrure grenat, la surprise du choc ayant fait perdre leur contenance à ses genoux. Il se releva en hâte, son genoux saignait, mais la douleur il ne la ressentait pas. Ses pensées avaient gardé le même objectif, apercevoir le visage de cette jeune fille. Elle le dépassa sans lui adresser un regard, ni même un geste de sollicitude quant à sa chute. Elle esquissa seulement un changement de trajectoire pour ne pas interrompre le rythme de sa marche. Léo la regarda s'éloigner et, honteux, ramassa son vélo. Sa peine fut passagère mais sa honte se prolongea car le hasard –ou le destin- voulut que cette rencontre fortuite se renouvelle à peine cinq minutes plus tard. Léo entrait dans son hall d'immeuble et il la trouva là, farfouillant dans son courrier. Ils habitaient le même immeuble. Son cœur s'arrêta de battre, submergé par le bonheur et la honte de la retrouver si vite. De nouveau, elle n'esquissa pas un regard dans sa direction, mais qu'importe pour Léo car il pouvait alors profiter de la contemplation de ses lèvres soulignées de rouge, son teint nacré et ses yeux bleus trahissant une indifférence certaine et dont l'origine lui était inconnue. Aubaine du destin, le courrier, dans l'immeuble de Léo, arrivait dans une boîte aux lettres communes et tous les résidents devaient piocher dans une liasse immense les lettres qui leur étaient destinées. Prenant son courage à deux mains, il engagea la conversation avec elle, du moins il tenta, car elle ne lui répondit rien. Pas même quand il tenta de lui décrocher un sourire en tentant de blaguer sur sa chute. Mais elle ne lui sourit même pas, se contentant d'un signe de tête pour montrer qu'elle avait entendu son explication. Léo farfouilla distraitement dans le courrier et s'empressa de la suivre dans les escaliers. Il voulait savoir à quelle étage elle logeait, il voulait capter peut être un ultime regard de sa part lorsqu'il lui souhaiterait « bonsoir » mais tout ce qu'il récolta, ce fut la vision de ses fesses rondes se déhanchant à quelques hauteurs devant lui dans cet escalier qui les menaient jusqu'au 6ème étage. Il pouvait également humer son parfum, un parfum chaud et presque épicé qui lui piquait la gorge.
Léo la suivit ainsi jusqu'au dernier étage, qui était aussi le sien, et la vit entrer dans le premier des appartements du corridor. Il put ainsi marquer avec son cœur l'emplacement de sa désormais bien aimée.
Dans la vie, Léo n'avait jamais eu de chance avec les filles. Son physique n'était pas franchement ce que l'on pouvait appeler comme étant remarquable. Remarquable par la qualité et par l'impression qu'il laissait à celles qui le contemplaient. Il était plutôt petit, le dos légèrement voûté, son teint était blafard et ses yeux cernés, sauf quand il prenait le soleil, dont les éclats tartinait leur miel sur sa peau, la rendant exceptionnellement mat et rehaussant la beauté du vert coincé dans les rayures noisettes de ses yeux. Ce qui lui faisait principalement défaut, c'était avant tout ce manque de soleil conjugué à son côté négligé. Il ne se rasait que très peu, n'achetait que peu souvent de sous-vêtements et gardait les siens jusqu'à l'usure ou jusqu'à ce que leur odeur deviennent trop incommodante pour lui, ce qui était déjà bien au-delà de ce que l'humain civilisé pouvait supporter. Toute sa vie, il avait couru après des filles. Des brunes, blondes, rousses, parfois avec succès mais c'était rare, et à chaque fois, elles se lassaient vite de son caractère taciturne, de ses réflexions étranges et de la distance qu'il mettait entre elles et lui et qu'il s'imposait par humilité et idéalisme face à la gente féminine. Avant de rencontrer sa belle blonde, son cœur était devenu sec. Il n'avait pas aimé depuis plusieurs années et se consolait en compensant par une alimentation surélevée en sucre accompagnée de contenus vidéo sur la toile.
De retour dans son appartement, Léo ouvrit les volets, habituellement clos, de jour comme de nuit, afin de laisser entrer un peu d'air pour qu'il puisse reprendre ses esprits. Tout ce qu'il récolta, cependant, ce fût un son. Fin et dangereux comme une aiguille, la sonorité d'un solo de clarinette résonnait chez lui et dans la cour sur laquelle donnait sa fenêtre. Il ne l'avait jamais entendu, pensa t-il au début. Il s'installa sur son canapé-lit, ferma les yeux et laissa son cœur profiter de ce solo acoustique irréel et qui rendait sa mélancolie amoureuse presque délectable. Après plusieurs minutes, il voulut identifier sa provenance. Il passa la tête par la fenêtre, mais la cour, totalement fermée résonnait toute entière de cette symphonie mystique. Le son lui semblait malgré tout proche et se dirigeait droit vers son cœur en passant par les oreilles. « Se pourrait-il que.. ? » se demanda t-il. Il ouvrit la porte de son appartement et entra dans le couloir. Oui, le son venait de cet étage. Il marcha vers sa provenance, ou l'écho se faisait le plus fort, et son cœur battait la chamade tandis qu'il se rapprochait du premier appartement de l'étage. Là, faisant face à la porte en bois, il s'imagina que celle qu'il venait de rencontrer et qu'il aimait déjà d'un amour fou, jouait pour lui. Son cœur fondant sous l'émotion, il versa une larme. Du bruit dans l'escalier le ramena à la réalité et, ne voulant pas être découvert et passer pour un obscur pervers par ses autres voisins, il retourna chez lui, le cœur sur un nuage.
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Léo, malgré cet amour nouveau, ne changea pas son quotidien. A la différence qu'il maintenait désormais ses fenêtres ouvertes, malgré le froid, dans l'espoir de capter tout nouveau bruit de clarinette, ce qui n'arrivait qu'une fois par jour, peu de temps avant que le soleil ne se couche. Il restait alors avachit sur le rebord de la fenêtre, l'âme bercée par cette sérénade, et prenait plaisir à contempler la cour et son jardin en contrebas. Sur les toits, des corbeaux, merles et pigeons assistaient eux aussi au concert, et les chats se mouvant entre les arbustes aux feuilles persistantes levaient la tête, sensibles à une beauté qui s'écoutait qu'avec le cœur. N'en pouvant plus de cet amour inavoué, Léo prit la résolution de déclarer sa flamme. Pour se donner du courage, il lut Dom Juan en deux heures et se résolut à offrir une rose accompagné d'un mot doux à sa dulcinée. Léo, à force de lectures médiocres, n'avait pas la plume facile. Il ne put romancer le langage brut de son cœur et écrivit quelques vers insipides résumés dans la note suivante : « je ne connais rien de vous, et vous rien de moi. Pourtant je vous aime et souhaiterais, si vous me le permettez, vous inviter à dîner. Signé votre voisin du 26 ». Il scotcha une rose au message écrit sur une carte qu'il parfuma avec le fond de son déodorant Axe, sonna et partit se réfugier chez lui. Il entendit le grincement de la porte s'ouvrir, puis se refermer quelques secondes après. Il attendit, le cœur battant, mais il ne distingua aucun son dans le couloir. Il patienta de nouveau toute la journée, et toute la semaine, n'osant pas rééditer son exploit. Déçu, dégoutté et voulant mourir, Il voulut s'excuser d'avoir importuné sa bienaimée. Il traînait de plus en plus souvent sa silhouette effacée dans le couloir, espérant la trouver et se voir gratifier d'un innocent « Bonjour » ou sentir son parfum pour égayer sa journée, sa nuit et son âme mais il ne l'aperçut même pas. Il entendait cependant toujours le son de la clarinette qui jouait et vibrait dans tout l'immeuble quand le soleil terminait sa course. Léo, abattu, se retourna alors vers son appartement. Il commença même à presque regretter son collant fantôme du passé qui d'une certaine façon, le désirait et chuchotait à son oreille sa poésie indéfinissable, tant sa solitude était grande. Prostré dans l'obscurité, Léo se coucha et ne sortit pas de chez lui pendant deux jours.
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Le troisième jour, en plein milieu de la nuit, il entendit frapper à sa porte. De petits tapotements qui provenaient de l'interstice entre la porte et le plancher se faisaient entendre, comme si une souris, du bon des dents, tâtait la résistance du bois avant d'y faire un trou. La hantise du retour du démon le bloqua alors. Il ne put ouvrir, trop effrayé de ce qu'il pourrait y trouver. Le lendemain, une fois le jour levé, il ouvrit la porte et trouva sur le paillasson un pétale de rose. Il tomba alors dans une grande perplexité. Toutes les nuits et pendant un mois, la scène se répétait. Et quand il ouvrait la porte le lendemain, à nouveau un pétale avait éclos sur le pas de sa porte.
La nuit qui suivit, prenant son courage à deux mains, Léo ouvrit la porte. Persuadé de tomber nez-à-nez avec un monstre ou sa folie, il ne s'attendait sûrement pas à faire la rencontre qu'il fit et qu'il avait tant espéré et redouté. Il reconnut instantanément ces yeux bleus aux cils courbés par une mince peinture noire et ces cheveux dorés tombant en cascade sur sa nuque nue. C'était la clarinettiste, sa voisine et son âme-sœur. Oui, c'était elle, sa muse qui se tenait sur le pas de sa porte, le fixant de ses énigmatiques yeux bleus, un pétale de rose à la bouche. Son autre main reposait sur son cœur. Elle était encore plus belle que dans son souvenir. Bouche bée comme un parfait idiot, il la zieuta de haut en bas et de bas en haut. Vêtue d'une chemisette de nuit carmin qui laissait voir ses épaules nues, son cou fragile et les courbes de ses seins généreux. L'étoffe soyeuse de sa chemise s'ouvrait vers des jambes gracieuses et blanches et de petits pieds nus d'enfant. Il remonta à son visage, elle le fixait avec attention, les yeux azurs témoignant d'une attente fébrile. Elle le poussa de la main et entra. Elle déposa la rose sur les lèvres de Léo par un baiser qu'elle donna en se penchant, et referma la porte et d'un geste expert, ôta sa chemise de nuit qu'elle déposa comme une fleur sur une chaise, tout en lui tournant le dos et se dirigeant vers son canapé-lit. Léo obéit à son instinct et partit à sa suite, vibrant intérieurement et remerciant mille fois la destinée et la vie pour lui permettre de vivre ce qui suivra. Elle s'approcha de nouveau vers lui et lui ôta un à un tous ses vêtements, l'allongea et grimpa enfin sur lui, sans dire un mot. Elle le chevaucha ainsi durant plusieurs heures. Elle était une source intarissable et Léo cumula les orgasmes en se délectant d'un nectar d'amour qu'il puisait par ses lèvres du goût salé de sa peau, de la douceur de ses seins et de la dureté de ses tétons. La succube rayonnait et illuminait la pièce d'une lumière jaune tamisée. Elle prenait plaisir à contempler le plaisir de son amant, baisant son front de ses lèvres ou elle laissait un parfum de lavande. Peu avant le lever du jour, Léo était mort de fatigue et fut prêt à succomber au sommeil. Alors la belle cavalière, dont il ne connaissait toujours pas le nom, s'allongea à ses côtés. Il ne sut rien lui demander d'autres que son prénom.
- - Sammael
- - C'est beau
- - Cela signifie « Venin des dieux »
Léo ferma les yeux. Sammael s'approcha de son oreille et lui chuchota dans le creux de son lobe :
« Doux prince aux lèvres de flamme. Prends mon corps et mon âme et fait vibrer le bûcher qui ne demande qu'à s'allumer au son des sirènes du diable. Fais-moi l'amour comme si j'étais la seule femme des Enfers. Brûle-moi de ton amour, doux prince, et abattons ensemble les étoiles du ciel dans un brasier de flammes »
Léo réalisa que ces vers, il les connaissait, et les avait entendu maintes fois, sans jamais avoir pu les déchiffrer. Au bord de l'agonie, dans le chaos de ses jours, ils prenaient désormais tout leur sens. Elle lui répéta son nom : Sammael, et lui promettait mille ans de plaisir à la condition qu'il l'aimât et ne la quitte point. L'euphorie de l'acte d'amour lui permit de réaliser sans s'effrayer que le démon qui le hantait toutes ses nuits était elle-même. Las de désir et de fatigue, Léo s'endormit s'en penser à rien.