Les mains noires

haylen

Elle savait déjà ce qu'il n'était pas.

 Il observait les autres sortir par la porte de secours, un par un. B semblait être celle le plus en retrait. Quand elle s'aperçut qu'il la regardait avec insistance, elle baissa les yeux. Elle savait qu'elle avait fait une erreur, elle n'aurait jamais dû le laisser venir. 

Ils finirent par s'en aller, ne laissant plus que B et le jeune homme ensemble, face à face. 

« T'en veux une ? »

Il présenta son paquet de cigarette. 

« Tu fumes des blondes ? »

Surpris par sa question, il ne répondit pas sur le coup. Elle soupira avant de s'assoir sur le trottoir, les genoux contre sa poitrine. Elle regarda au loin, là où il n'y avait plus de civilisation depuis longtemps. Le « désert ». Elle finit par tendre la main pour attraper une cigarette au garçon qui venait de s'installer près d'elle. Elle prit le briquet au fond de son sac. 

« Ca fait chier… »

Il releva la tête et l'observa allumer sa cigarette avant de demander :

« De quoi ? 

_ Tu ne pourrais pas comprendre. 

_ On peut toujours essayer. »

Il se gratta le haut de la tête avec gêne. 

« Tu pourrais commencer par me dire ton prénom.

_ B. 

_ Mais encore ? »

Elle leva les yeux au ciel, agacée. 

« C'est Blum. »

Il se mit à sourire devant son air renfrogné. 

« C'est original. 

_ Légèrement, ouais… »

Il tendit la main vers la jeune femme. 

« Léo. »

Elle serra la main qu'il lui tendait, un peu surprise. Après un court silence, elle se mit à dire :

« Je n'aurais pas dû t'emmener ici. 

_ Le mec qui nous a ouvert avait l'air d'accord, pourtant. 

_ C'est parce qu'il ne sait pas qui tu es. 

_ Toi non plus, rétorqua Léo en fronçant des sourcils. »

Elle lui fit un sourire en coin avant de répondre :

« Hans ne verrais même pas un éléphant s'il était au milieu d'une pièce. »

Ils entendirent le bus arriver au loin. Sydney, le chauffeur de bus, s'avança près d'eux avant d'ouvrir les portes. 

« Bonne journée ? 

_ On peut dire ça, ouais, lui répondit B. »

Ils s'installèrent sur la banquette du fond, sans dire un mot. Au bout d'un moment, le jeune homme se retourna vers Blum. 

« Qu'est-ce que tu voulais sous-entendre, tout à l'heure ? »

Elle ne daigna pas lui répondre. Elle se contenta de regarder par la fenêtre. Les quartiers les plus pauvres défilaient devant ses yeux. Des rues aussi sombres que la nuit, n'avaient le droit qu'à un seul lampadaire. Les gens se déplaçaient avec nonchalance, comme par habitude vers leur travail. Elle se sentait triste pour eux, parce qu'elle savait qu'elle serait bientôt à leur place. 

« Si tu apprends, tu pourrais avoir un métier plus intéressant. »

Elle se retourna vivement devant le jeune homme. Il avait presque lu dans ses pensées. 

« C'est pas le but de prendre des cours ? »

Elle haussa les épaules avant de répondre :

« A quoi ça me servirait, je n'aurais pas de diplôme. Personne n'a les moyens ici pour avoir une formation.

_ Les riches n'ont pas tous les droits, B.

_ J'apprends pour moi, et non pour les autres. J'apprends pour connaître l'histoire de notre pays bien avant la crise. Quand il existait encore une classe moyenne, des écoles publiques et des supermarchés. Parfois, je me dis que je ne suis pas née dans le bon siècle. »

Il se mit à lui sourire avant de demander :

« Tu aurais voulu devenir quoi ? »

Elle se mit à chercher dans tous les métiers qui existaient avant. Avocat, médecin, commercial, ingénieur… 

« J'aurais voulu être une personne qui aide les autres. Une femme sur qui on pourrait compter. J'aurais pu être une scientifique, une infirmière ou un médecin. Je me serais sentie… utile. »

Le bus finit par s'arrêter au dernier arrêt. Blum tomba nez à nez devant la femme-poster. Elle la regarda avec dégoût. Elle se sentait inférieure face à cette personne riche et sûre d'elle. De la propagande pour les pauvres. 

Regardez ce que je suis et rêvez de ce que vous n'êtes pas. 

« On devrait descendre. »

Elle hocha la tête avant de se lever et dire au revoir au chauffeur. Ils se retrouvèrent devant l'arrêt de bus, au lieu de continuer son chemin, B s'installa sur le banc. 

« Je sais ce que tu n'es pas. »

Il s'immobilisa devant le regard gris de la jeune femme. 

« Et qu'est-ce que je ne suis pas ? demanda-t-il avec humour. 

_ Je sais que tu n'es pas comme nous. Tu viens d'un autre monde, d'un autre quartier.

_ Et qu'est-ce qu'il te fait dire ça ? 

_ Tes mains. »

Instinctivement, il se mit à regarder ses paumes. 

« Elles ne sont pas rêches et ni noires comme celles d'ici. Tous les hommes qui viennent de ce quartier travaillent à l'usine, ils se servent de leurs mains pour le charbon. Celles de mon père ont toujours été noires. »

Elle se releva pour se mettre en face de lui. 

« Les tiennes sont blanches. Elles sont belles. Elles n'ont jamais vécu la pauvreté. »

Il ne savait quoi dire, il restait de marbre face à ses propos. Elle finit par laisser tomber et se diriger vers la gauche, vers le quartier des ouvriers. Au bout de quelques pas, elle se retourna vers le jeune tagueur :

« Oh, et, ici, personne ne vend de blondes. Tout le monde fume des roulées, on n'a pas les moyens. »

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