Les Matrices épisode 4
Al Prubray
La déclaration presque impersonnelle d'Agatha surprit Théo.
« Bon, écoute, déclara-t-il, tête baissée vers son bureau, tu as le temps de réfléchir.
- C'est tout réfléchi. Je suis la seule à pouvoir y aller. Vous êtes tous porteurs d'une déformation qui vous tuerait. Tous ! lança Agatha avant de se lever.
- Comment ça ?
- Vous êtes tous nés des Matrices E 911 à E 999, entre 2222 et 2225, c'est bien ça ?... Je me trompe ?... Dites-moi ! » Elle criait presque.
« Mais… je ne comprends pas. Explique-nous.
- Vous expliquer quoi de plus ? Vous êtes tous nés de ces matrices, les démineurs aussi. Vous portez tous la même anomalie et, dans l'espace, vous résisteriez pas cinq minutes. Cette anomalie est due à une mutation non contrôlée. C'est passé à travers les filtres du repérage dans le choix des gamètes. Toutes les naissances qui ont lieu entre 2222 et 2225 de ces matrices portent le même défaut. »
Un silence pesant plana sur l'assemblée.
« Agatha, dans le secteur de la sécurité, il y a un kit de formation avec des exercices de manipulation pour le déminage en 3D. Ça peut servir.
- Merci, Théo. »
5.
Il est 23 heures. Dans la salle aux murs matelassés dédiée aux exercices de simulation, Agatha, en combinaison, enfile un casque VR. Elle actionne la mise en apesanteur de la cabine et déclenche la simulation. La reconstitution en 3D de l'engin explosif, modélisé à partir des photos prises par les deux malheureux démineurs apparaît devant elle. Elle s'en approche. La base de données à laquelle les photos ont été soumises, a reconnu une mine de vaisseau de fabrication courante, utilisée par les nombreux pillards dans la galaxie.
Elle déclipse le verrou situé sur le dessus de l'engin, et tout en le maintenant ouvert, passe une lame entre les attaches pour le décrocher. L'engin se détache correctement, mais lui explose dans les mains.
Les lumières de la cabine, incrustées dans le plafond, se rallument. L'écran de réalité virtuelle affiche « Code Erreur 103 : Débrancher la mise à feu 10 secondes après désarrimage de l'engin G114 bêta. »
Dépitée, Agatha soupire. « Eh ben, c'est pas gagné ! ». Elle enlève casque et combinaison et regagne pensivement son appartement.
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Du tabouret de bar, situé dans le grand hall central de la station spatiale, Alexei découvre d'un œil mi impressionné mi ironique les allées piétonnes montées sur tapis roulant qui débouchent au-dessus des échoppes, et sur lesquelles défilent les noctambules. Pour ce dernier soir avant l'alunissage, il profite, comme un affranchi, de la permission qu'on lui a donnée de sortir de sa zone d'assignation. Il distingue soudain un visage connu. La combinaison de travail, les traits tirés et l'air soucieux détonnent avec les mines réjouies de ceux qui fêtent la fin de semaine. Rapidement, la silhouette d'Agatha glisse dans un tunnel et disparaît.
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Il est 8 h00. Le soleil inonde la salle de sports où ils se trouvent. Alexei observe du coin de l'œil Agatha lui prendre la tension. Sa mine pâle ne fait que confirmer ce qu'il pressent : quelque chose ne va pas.
« Vous sortez souvent la nuit ? lance t il, l'air indifférent
- Ça vous regarde ? maugrée-t-elle.
- Je vous ai vue passer hier soir, il était 23 h 30 environ. A moins que ce ne soit l'une de ces boissons bizarres qui m'aient altéré la vue.
- Vous me surveillez ?
- Pourquoi pas ? Vous êtes plutôt pas mal. »
Elle rosit légèrement. Puis lâche :
« Ecoutez, le vaisseau est en danger et... » Elle se fige
« Oui ?
- Non, rien.
- Si, vous avez dit que le vaisseau est en danger, ça me concerne aussi puisque je suis dedans, alors expliquez-moi ! » Il la fixe. Après tout, il a raison, pourquoi ne pas lui dire...
« Une bombe a été placée sur la bouche de remplissage des réservoirs d'oxygène...
- Ok, intéressant. Et vous n'avez pas de démineur dans votre.... bahut interplanétaire ?
- Si, mais ils sont morts tous les deux. Ils n'étaient pas en état de supporter l'apesanteur.
- Et ça, vous ne le saviez pas avant ?
- Non. Ça a échappé aux contrôles. Tous les membres de l'équipage sont nés de la même sélection de gamètes mâles. Ils portent tous le même défaut.
- Mais il en est né combien ?
- Quelques centaines.
- Ah, c'est vrai ! Toutes vos naissances sont programmées in vitro.
- C'est ça. En général, quand on sélectionne un donneur, on optimise en utilisant autant de gamètes que possible d'un prélèvement.
- Et là, ça a fait combien de bébés ?
- Un peu plus de deux cents.
- Donc, ils ont tous le même père ?
- Ils ont tous le même géniteur, qui possédait un gène défectueux. Le hasard fait mal les choses...
- Pas toujours ! Regardez-moi !
- Ouais, mais dans la nature, le hasard porte sur quelques personnes, alors que là ça décuple les erreurs... lâche-t-elle, songeuse.
- Mais vous avez dit, ils ...et pourquoi pas vous ?
- Je suis née naturellement. C'est pour ça que c'est moi qui m'y colle.
- Qui vous collez à quoi ?
- Au déminage ! Vous voulez un dessin ? »
Il la scrute, comme s'il cherchait quelque chose sur son visage.
« Et...ça marche ?
- Pas encore, mais... je vais y arriver » Elle le regarde d'un air de défi.
« Et moi ? Je pourrais essayer ?
- Vous ? Mais on a besoin de vous pour le test !
- On va tous y passer, et vous, vous pensez encore à ce test !?! J'ai fait du déminage pendant la dernière guerre, laissez-moi essayer ! Je suis sûr que j'ai encore la main. »
Agatha l'observe d'un air tendu. C'est vrai, à quoi bon jouer les héroïnes ? La seule chose importante en ce moment, est de réussir à décoller cette saloperie sans qu'elle n'explose.
« Ok, vous essayez, mais une seule fois, pas plus. On a pas de temps à perdre. Je suis plus habituée que vous aux situations d'apesanteur.
- J'ai lu quelque part que les rayonnements cosmiques, c'est pas très bon pour la santé, chère madame. Ni pour celle du bébé que vous portez d'ailleurs ! Et vu le nombre de missions que vous avez déjà effectuées... »
…Alors qu'elle fixe, Alexei s'imagine ce que pourrait lancer ce regard : des flammes, des balles de fusil ? Les deux ?...
« Bon, ne perdons pas de temps, hein ? On risque tous de mourir d'asphyxiés... » Elle le fixe toujours aussi intensément «Et j'ai déjà du mal à respirer, moi. »
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A travers le hublot, Agatha aperçoit Alexei, dans sa combinaison blanche, tout juste sorti dans l'espace . Ses jambes flottent à l'horizontale tandis que son buste glisse sur la paroi du vaisseau jusqu'au réservoir. Il évite l'échelle qui lui barre le chemin, et se faufile dans l'encoche qui donne sur la bouche des réservoirs. Agatha imagine ses gestes, les mêmes que ceux accomplis dans la salle d'entraînement, lents et sûrs. Comme si l'apesanteur était son milieu naturel. Elle retient sa respiration…
Il a décroché la bombe : le bruit sourd du décrochage lui parvient par les vibrations de la coque. Peu après, Alexei réapparaît derrière le hublot. Il sourit et lui fait signe de la main. Elle actionne l'ouverture du sas.
Epilogue
Alexei posa sa moto contre le mur de la ferme et enleva son casque. Plus bas la rivière s'étendait sous le soleil du printemps. Sur les branches des saules, poussaient de jeunes feuilles au vert tendre. Le blé en herbe formait déjà des pelouses dans les champs.
Il pensa à Agatha. Il se souvint de son air radieux, dans cette maternité de périphérie, près du bourg où vivent ses parents.
Des amis de ses parents et des copines de classe s'étaient souvenus d'elle. Comme les Rois Mages, ils s'approchaient timidement du lit de la mère tenant son bébé dans les bras, et déposaient sur la table de nuit un présent pour l'enfant. Renouer avec cette tradition perdue, ensevelie dans la modernité leur piquait les yeux, les rendaient vagues, embués.
Agatha avait mis au monde, un garçon, Ivan. Pourquoi Ivan ? La question était restée en suspens. Le sourire d'Agatha avait suffi à ses parents.
Elle avait quitté Bertrand, son compagnon, plus occupé par ses promotions que par sa paternité, et préférant la minceur des jeunes filles à l'épaisseur d'une femme. Ou bien : Elle avait quitté Bertrand, son compagnon, trop occupé par ses promotions et préférant la minceur des jeunes filles à l'épaisseur d'une femme. Aller jusqu'au bout de la sexualité, avec ce que ça implique, ça n'était pas son truc, à lui. Comment lui en vouloir ? C'était tellement démodé !!! La société Wizard lui avait proposé une place de consultante sur terre, avec un bel appartement de fonction équipé d'une terrasse et d'une piscine au centre de la capitale.
Elle n'avait pas dit non, mais n'était pas dupe. On lui avait aussi garanti une certaine paix contre son silence sur les événements survenus sur Moon Alpha. Ce sauvetage in extremis d'une base spatiale par cette femme enceinte remuait encore les médias, peu satisfaits de la version officielle qu'on leur avait servie. Les circonstances qui avaient pu mener à cet incident restaient encore obscures.
« Papa, regarde le cheval que je viens de ferrer ! »
Alexei se tourna vers son fils de 13 ans qui venait vers lui, tenant par la bride un gros cheval trapu. Il rayonnait de bonheur.
« Papa, qu'est-ce que tu faisais ? Le repas est prêt ! Tante Natacha appelle depuis 5 minutes. Dis, tu rêvais encore ? »
Alexei regarda Valia. Un corps robuste se dessinait déjà sous ses vêtements et un duvet noir commençait à poindre au-dessus de sa lèvre supérieure. Il n'avait plus à baisser les yeux pour rencontrer son regard qu'il trouva pétillant.
« Eh ! Mais, tu prends du bec, toi ! Il lui tapa sur l'épaule.
- Dis, papa, tu pensais à Agatha ? Elle est belle, dis ?
- Eh bien, tu as vu sa photo déjà, non ?
- Oui, mais pour toi... !
- Quoi, pour moi ? Pour moi ? Hé ben, j'en sais rien, moi ? … Mais... ça te regarde ?
- Dis papa, tu vas te marier avec elle ?
- Mais qu'est-ce que tu vas te mettre dans la tête ! Allez, viens manger. »
Fin