Les mémoires plus ou moins vrais de Maitre Scarabée le plus grand des faussaires, ou le sucide par la justice. 12eme Partie

Remi Campana

13 LA PENSEE (3)Ah, les années soixante-dix ! C’était le temps que les moins de vingt ans ne peuvent pasconnaître… Les filles à l’époque, telles le champagne, coulaient à flot ; c’était le boulot quivenait vous trouver, et les artistes de tous styles qui refusaient de rentrer dans un conformismedésuet avaient encore leur chance d’être publiés et d’exposer.Mais arrivèrent les années quatre-vingt qui ont tué le rêve.Quant à moi, quand je repense à cette utopie que l’on aime à critiquer, cela me rappelle lesjours heureux où, dans le grenier de mon grand-père, je reniflais les bonnes vielles odeurs detartes à la barbe à papa et de confitures aux rutabagas, que me faisait ma grand-mère dans lepetit village de Tallard. A l’époque, caché dans ce lieu poussiéreux, je lisais de vieuxjournaux d’avant guerre, que j’avais retrouvé dans une malle, et ça me semblait être un vraitrésor ; je préférais les contes et légendes de Provence aux romans policiers. Je m’amusaisbien en leur compagnie, parlant et me grimant comme un Aristide Bruant ou un Cyrano deBergerac. Les prenant comme modèles, je rêvais à mille facéties et, comme eux, je faisaisdes économies en allant piocher dans les poches des autres mon argent de la semaine.Malheureusement, à ces jeux ardus on se retrouve souvent perdant. Mon brave père (que Dieuait son âme) m’attrapa la main dans le sac, résultat : en plus d’un bon tannage du cuir de monpostérieur droit, mes complices de papier qui m’avaient tant influencé terminèrent à lamanière de Jeanne d’Arc, sur un bûcher. Peut-être, comme vous l’avez constaté au chapitreprécédent, étais-je devenu un bandit par frustration de certains de mes rêves d’enfant, je lespleure encore bien des années plus tard.Et puis arriva l’âge ingrat de l’adolescence, où l’on renie ses souvenirs pour despréoccupations bien moins matérielles et plus affriolantes que celle venues du passé. Avec manouvelle dégaine, cheveux sales et peau de bête, je suivis les mouvements libertaires endevenant un post-Beatnik. Comme tous les jeunes de l’époque, je décidai de devenir chasseurde Merde en dénonçant à travers mes dessins leurs fugaces manières. Malheureusement, cesmessieurs aux manches longues et bien odorantes me coupèrent les ailes en me censurant.Apres ces premiers essais dans cette voix de garage, en gauchiste rebelle, je décidai donc derejoindre avec l’aide de Dupa-grave la capitale de Molière, pour y faire gloire et fortune.Mais le déclic ne se fit pas, et les rencontres de la vie, souvent, décident à votre place.Arrêtons maintenant mes lamentations, retournons un peu en arrière, en votre compagnie.Entre le moment où j’ai quitté Lada et mon aventure parisienne, ne pensez pas que je me suisamusé à faire du crochet sur mes toilettes ; bien au contraire, j’ai travaillé dur pour en arriverlà où je suis. J’ai donc décidé de faire l’école de l’arnaque, (eh oui, mon bon lecteur, celaexiste !). Le cursus scolaire se passe en quelques mois pour les plus doués, ou en quelques50années pour les plus lents. Avec Dupa Grave comme professeur, j’ai commencé en bas del’échelle, dans le « peu noble », comme il se dit. J’ai d’abord débuté dans le bronze, un travaildur et qui, en plus, ne paye pas. On apprend à les dupliquer dans des moules en plâtreréfractaire. Si je peux me permettre, un apprentissage par trop désagréable ; et en plus ça pueà un point que vous ne pouvez même pas imaginer, et je ne vous parle même pas de lachaleur… en un mot, c’est « l’enfer » ! Je passerai sur les étapes du modèle en cire et dudémoulage, tout ça ne présentant pas un grand intérêt. La patine est l’étape la plus rigolote àfaire, il y a trente six millions de façons d’en réaliser, à l’alcool, au tampon, et j’en passe desvertes et des pas mûres. La plus facile à imiter, et qui fonctionne bien, reste la colorisation desantiques. Un petit coup d'« esprit de sel », et hop, vous pissez dessus pour freiner l’oxydation.Neuf mois dans un pot à fleurs, et quand vous démoulez, il est aussi beau qu’un bébé qui vientde naître, avec en plus une belle patine vert de gris.Pour les vendre, rien de plus simple, l’idéal est de s’acoquiner avec un expert en fin decarrière qui ne sera pas trop regardant sur la provenance contre une épaisse enveloppe. Vosbronzes, ainsi anoblis, deviennent plus vrais que des vrais. Il ne vous reste plus, après, qu’àles écouler tranquillement sur le marché de l’art, vous trouverez toujours de la clientèle pources machins-là. Une fois que vous vous êtes bien esquinté les mains et les poumons, vousgravissez d’un cran les échelons.Vous faites dans l’artistique, comme il se dit.Et là, vous vous laissez aller à imiter les grands noms que vous aimez. J’ai donc choisi ledessin et la gravure, deux disciplines que j’affectionne. Mais tout à l’ancienne, je vousrassure, pas de ces choses inutiles au jet d’encre et à l’impression douteuse. Je suis très puristedans l’arnaque. Le vol, c’est comme tout, il doit être fait avec goût, humilité et minutie. Je nereviendrai pas sur la façon de se procurer du papier, chose que vous savez déjà. L’essentiel, cesont les outrages du temps ; tout faussaire a ses astuces. La plus connue, Ce sont les bains dethé répétés, ça fonctionne toujours très bien. Personnellement, j’affectionne le café très diluéauquel je rajoute du jus de citron frais : l’acidité, il n’y a rien de tel pour faire du« véridique ». Pour terminer, quand j’ai passé deux à trois fois mon papier dans cette sauce,pour un dernier bain, je complète avec du Safran frais, ça vous donne une légère colorationqui n’est pas faite pour me déplaire, mais ici on reste dans une question de goût. Un petitpassage au four, très léger pour ne pas le brûler, et votre oeuvre a vieilli prématurément decinq-cents ans.Comme je suis chichiteux, je m’amuse beaucoup des petits détails, les cacas de mouches ouune décoloration partielle. Pour le premier, vous faites du caramel. Avec une aiguille, vousplongez la pointe dedans et, très délicatement, vous déposez de cette précieuse mixture auxendroits désirés, ainsi vos cacas seront plus vrais que nature. Pour la deuxième, vous entassezquelques bouquins, sur votre dessin, sauf dans un coin. Une bonne lampe bien puissante, etdeux à trois jours après, « il faudra songer à le faire restaurer », petite supercherie garantie. Sivous êtes artiste, vous pouvez toujours faire des petits extras avec une déchirure par-ci, parlà,recollée au blanc d’oeuf, ou frotter les bords avec un couteau.Malheureusement, le savoir-faire à la Française a foutu le camp. Que voulez-vous, avec lesdélocalisations, les commanditaires dans notre entreprise désirent gagner plus en dépensantmoins. Et comme en général ils font partie du gotha de notre amusante société, ils n’ont doncpas besoin de respecter la vitesse autorisée pour avoir un droit de visa, pour quelquescontrées lointaines d’Asie.51En plus, les valises diplomatiques sont un potentiel superbe pour rapatrier le travail de cespetites mains.Mais revenons à mon navarin de mouton. Ici commence la dernière partie, la plusimportante : le relationnel. Ne vous êtes-vous jamais posé de questions, pendant votre repas,entre deux mastiquotages télévisuels, quand les «candides» médias vous annoncent à coup defanfare qu’un artiste, mort ou vivant, s’est vendu une fortune ? Non ? Pourtant la chose estintéressante. Le tout est de savoir à qui profite le crime, et je suis là pour ça. Que voulez-vous,une bonne oeuvre d’art est une oeuvre qui se vend ; et en général, ces messieurs les galeristes,qui méprisent notre profession, sont bien heureux de nous retrouver pour faire de l’attrapecouillons.Car grâce à notre mécénat, la cote de leur poulain est gage de réussite, avec l’aidede deux ou trois commissaires-priseurs légèrement véreux (chose facile à trouver en général).Tout le savoir-faire, dans une telle opération consiste à bien allécher le larbin. Avec quelquescompères, chacun s’assied dans son coin, on salive sur le génie du brave enfant, en prenantbien soin de ne pas oublier de prendre la populace à parti, et suffisamment fort pour faire échoentre nous. Quand les lots sont présentés, en amateurs éclairés, vous vous battez pour acquérirles précieux trésors. Or, tout l’amusement de ce jeu consiste à faire monter les enchères à tourde rôle, tout en perdant et gagnant des batailles. Si le combat est bien joué, les spéculateurs àl’écoute, avides et sournois, en désireront très vite leur quote-part. Et, ô miracle ! Un bruitcourt qu’une honorable galerie à des oeuvres du « petit-maître » à moitié prix. Vouscomprenez maintenant le bénéfice, les ventes une fois finies sont tout simplement annulées(en cachette, bien sûr), et chaque protagoniste reçoit ex abrupto son pourcentage, l’opérationse renouvelant plusieurs fois dans des lieux différents. Et voilà, « le génie » entre au prix fortdans les plus grands salons.J’aurais pu vous parler ici de mille autres forfaitures plus invraisemblables les unes que lesautres, mais il faudrait leur consacrer un roman. J’ai aussi touché un peu aux meubles, mais jen’étais pas doué, j’avais tendance à les vermouler un peu trop. Avec mon cursus un peuspécial, je me suis spécialisé dans ce que je connaissais le mieux, c'est-à-dire peindre desicônes. Le plus difficile restait de trouver les vrais pigments et, pour certaines couleurs,c’était presque impossible. Un petit coup de chalumeau pour les bonifier, tout en faisant bienattention de ne pas cuire la tempera, et ils deviennent plus byzantins qu’orthodoxes. En fin decycle, je suis passé devant le jury de la cour des miracles, et j’eus mon diplôme avec lamention et les félicitations.Voilà, en quelques lignes, comment j’ai fini mes études pour faire partie de la grande famillede la truanderie. Vous vous demandez si cela me dérange ? Pas du tout… Je sais que je n’aipas les mêmes valeurs que le commun des mortels, mais au moins c’est une chose quim’appartient. Voler une ménagerie de véritables truands, qui ont fait comme nouvelle religiond’Etat la culture de l’argent, au détriment de tous principes moraux, j’estime que c’est mêmeun honneur.Et puis, dites-moi ce que cela veut dire ? Un très bon exemple reste « l’homme au casqued’or » du grand Rembrandt, son chef-d’oeuvre absolu, comme il s’est dit pendant fortlongtemps. Jamais tableau ne fut plus vénéré, illustrant chaque couverture de bouquins,surpassant par sa beauté, aux dires de beaucoup, « la ronde de nuit ». La psychanalysel’honorait même du titre de « la plus belle représentation de la solitude » ; et puis des niaiseuxdocteurs en je-ne-sais-pas-quoi, ont eu l’outrecuidance, de par leur science, de dire qu’il« provenait de l’entourage de l’artiste, mais absolument pas de sa main ». Résultat : le tableau52de la honte fut décroché de sa salle particulière et relégué dans un coin du musée. En est-ilmoins beau, ou moins fort, pour autant ? Non.Voila à quel point tout ça ne reste que du snobisme et du mercantilisme. Alors, quandj’entends tous ces sournois critiquer notre belle profession, je rigole. Il y a certainementbeaucoup plus d’amour de l’art de notre part que chez beaucoup de ces esthètes. C’est pourcela qu’on les pastiche si bien, et que j’ai un regard aussi amer…

12 LA PENSEE (3)

Ah, les années soixante-dix ! C’était le temps que les moins de vingt ans ne peuvent pasconnaître… Les filles à l’époque, telles le champagne, coulaient à flot ; c’était le boulot qui venait vous trouver, et les artistes de tous styles qui refusaient de rentrer dans un conformisme désuet avaient encore leur chance d’être publiés et d’exposer.Mais arrivèrent les années quatre-vingt qui ont tué le rêve.Quant à moi, quand je repense à cette utopie que l’on aime à critiquer, cela me rappelle les jours heureux où, dans le grenier de mon grand-père, je reniflais les bonnes vielles odeurs de tartes à la barbe à papa et de confitures aux rutabagas, que me faisait ma grand-mère dans le petit village de Tallard. A l’époque, caché dans ce lieu poussiéreux, je lisais de vieux journaux d’avant guerre, que j’avais retrouvé dans une malle, et ça me semblait être un vrai trésor ; je préférais les contes et légendes de Provence aux romans policiers. Je m’amusais bien en leur compagnie, parlant et me grimant comme un Aristide Bruant ou un Cyrano de Bergerac. Les prenant comme modèles, je rêvais à mille facéties et, comme eux, je faisais des économies en allant piocher dans les poches des autres mon argent de la semaine.Malheureusement, à ces jeux ardus on se retrouve souvent perdant. Mon brave père (que Dieuait son âme) m’attrapa la main dans le sac, résultat : en plus d’un bon tannage du cuir de mon postérieur droit, mes complices de papier qui m’avaient tant influencé terminèrent à la manière de Jeanne d’Arc, sur un bûcher. Peut-être, comme vous l’avez constaté au chapitre précédent, étais-je devenu un bandit par frustration de certains de mes rêves d’enfant, je les pleure encore bien des années plus tard.Et puis arriva l’âge ingrat de l’adolescence, où l’on renie ses souvenirs pour des préoccupations bien moins matérielles et plus affriolantes que celle venues du passé. Avec ma nouvelle dégaine, cheveux sales et peau de bête, je suivis les mouvements libertaires endevenant un post-Beatnik. Comme tous les jeunes de l’époque, je décidai de devenir chasseurde Merde en dénonçant à travers mes dessins leurs fugaces manières. Malheureusement, ces messieurs aux manches longues et bien odorantes me coupèrent les ailes en me censurant. Apres ces premiers essais dans cette voix de garage, en gauchiste rebelle, je décidai donc de rejoindre avec l’aide de Dupa-grave la capitale de Molière, pour y faire gloire et fortune.Mais le déclic ne se fit pas, et les rencontres de la vie, souvent, décident à votre place.Arrêtons maintenant mes lamentations, retournons un peu en arrière, en votre compagnie.

Entre le moment où j’ai quitté Lada et mon aventure parisienne, ne pensez pas que je me suis amusé à faire du crochet sur mes toilettes ; bien au contraire, j’ai travaillé dur pour en arriver là où je suis. J’ai donc décidé de faire l’école de l’arnaque, (eh oui, mon bon lecteur, cela existe !). Le cursus scolaire se passe en quelques mois pour les plus doués, ou en quelques années pour les plus lents. Avec Dupa Grave comme professeur, j’ai commencé en bas de l’échelle, dans le « peu noble », comme il se dit. J’ai d’abord débuté dans le bronze, un travail dur et qui, en plus, ne paye pas. On apprend à les dupliquer dans des moules en plâtre réfractaire. Si je peux me permettre, un apprentissage par trop désagréable ; et en plus ça pueà un point que vous ne pouvez même pas imaginer, et je ne vous parle même pas de la chaleur… en un mot, c’est « l’enfer » ! Je passerai sur les étapes du modèle en cire et du démoulage, tout ça ne présentant pas un grand intérêt. La patine est l’étape la plus rigolote à faire, il y a trente six millions de façons d’en réaliser, à l’alcool, au tampon, et j’en passe des vertes et des pas mûres. La plus facile à imiter, et qui fonctionne bien, reste la colorisation des antiques. Un petit coup d'« esprit de sel », et hop, vous pissez dessus pour freiner l’oxydation.Neuf mois dans un pot à fleurs, et quand vous démoulez, il est aussi beau qu’un bébé qui vientde naître, avec en plus une belle patine vert de gris.Pour les vendre, rien de plus simple, l’idéal est de s’acoquiner avec un expert en fin de carrière qui ne sera pas trop regardant sur la provenance contre une épaisse enveloppe. Vos bronzes, ainsi anoblis, deviennent plus vrais que des vrais. Il ne vous reste plus, après, qu’à les écouler tranquillement sur le marché de l’art, vous trouverez toujours de la clientèle pour ces machins-là. Une fois que vous vous êtes bien esquinté les mains et les poumons, vous gravissez d’un cran les échelons.Vous faites dans l’artistique, comme il se dit.Et là, vous vous laissez aller à imiter les grands noms que vous aimez. J’ai donc choisi le dessin et la gravure, deux disciplines que j’affectionne. Mais tout à l’ancienne, je vous rassure, pas de ces choses inutiles au jet d’encre et à l’impression douteuse. Je suis très puriste dans l’arnaque. Le vol, c’est comme tout, il doit être fait avec goût, humilité et minutie. Je ne reviendrai pas sur la façon de se procurer du papier, chose que vous savez déjà. L’essentiel, ce sont les outrages du temps ; tout faussaire a ses astuces. La plus connue, Ce sont les bains de thé répétés, ça fonctionne toujours très bien. Personnellement, j’affectionne le café très dilué auquel je rajoute du jus de citron frais : l’acidité, il n’y a rien de tel pour faire du« véridique ». Pour terminer, quand j’ai passé deux à trois fois mon papier dans cette sauce,pour un dernier bain, je complète avec du Safran frais, ça vous donne une légère coloration qui n’est pas faite pour me déplaire, mais ici on reste dans une question de goût. Un petit passage au four, très léger pour ne pas le brûler, et votre oeuvre a vieilli prématurément de cinq-cents ans.Comme je suis chichiteux, je m’amuse beaucoup des petits détails, les cacas de mouches ou une décoloration partielle. Pour le premier, vous faites du caramel. Avec une aiguille, vous plongez la pointe dedans et, très délicatement, vous déposez de cette précieuse mixture aux endroits désirés, ainsi vos cacas seront plus vrais que nature. Pour la deuxième, vous entassez quelques bouquins, sur votre dessin, sauf dans un coin. Une bonne lampe bien puissante, et deux à trois jours après, « il faudra songer à le faire restaurer », petite supercherie garantie. Si vous êtes artiste, vous pouvez toujours faire des petits extras avec une déchirure par-ci, par là, recollée au blanc d’oeuf, ou frotter les bords avec un couteau.Malheureusement, le savoir-faire à la Française a foutu le camp. Que voulez-vous, avec les délocalisations, les commanditaires dans notre entreprise désirent gagner plus en dépensant moins. Et comme en général ils font partie du gotha de notre amusante société, ils n’ont donc pas besoin de respecter la vitesse autorisée pour avoir un droit de visa, pour quelques contrées lointaines d’Asie.En plus, les valises diplomatiques sont un potentiel superbe pour rapatrier le travail de ces petites mains.Mais revenons à mon navarin de mouton. Ici commence la dernière partie, la plus importante : le relationnel. Ne vous êtes-vous jamais posé de questions, pendant votre repas,entre deux mastiquotages télévisuels, quand les «candides» médias vous annoncent à coup de fanfare qu’un artiste, mort ou vivant, s’est vendu une fortune ? Non ? Pourtant la chose est intéressante. Le tout est de savoir à qui profite le crime, et je suis là pour ça. Que voulez-vous,une bonne oeuvre d’art est une oeuvre qui se vend ; et en général, ces messieurs les galeristes,qui méprisent notre profession, sont bien heureux de nous retrouver pour faire de l’attrape couillons.Car grâce à notre mécénat, la cote de leur poulain est gage de réussite, avec l’aide de deux ou trois commissaires-priseurs légèrement véreux (chose facile à trouver en général).Tout le savoir-faire, dans une telle opération consiste à bien allécher le larbin. Avec quelques compères, chacun s’assied dans son coin, on salive sur le génie du brave enfant, en prenant bien soin de ne pas oublier de prendre la populace à parti, et suffisamment fort pour faire écho entre nous. Quand les lots sont présentés, en amateurs éclairés, vous vous battez pour acquérir les précieux trésors. Or, tout l’amusement de ce jeu consiste à faire monter les enchères à tourde rôle, tout en perdant et gagnant des batailles. Si le combat est bien joué, les spéculateurs àl’écoute, avides et sournois, en désireront très vite leur quote-part. Et, ô miracle ! Un bruit court qu’une honorable galerie à des oeuvres du « petit-maître » à moitié prix. Vous comprenez maintenant le bénéfice, les ventes une fois finies sont tout simplement annulées (en cachette, bien sûr), et chaque protagoniste reçoit ex abrupto son pourcentage, l’opérationse renouvelant plusieurs fois dans des lieux différents. Et voilà, « le génie » entre au prix fort dans les plus grands salons.J’aurais pu vous parler ici de mille autres forfaitures plus invraisemblables les unes que les autres, mais il faudrait leur consacrer un roman. J’ai aussi touché un peu aux meubles, mais jen’étais pas doué, j’avais tendance à les vermouler un peu trop. Avec mon cursus un peu spécial, je me suis spécialisé dans ce que je connaissais le mieux, c'est-à-dire peindre des icônes. Le plus difficile restait de trouver les vrais pigments et, pour certaines couleurs,c’était presque impossible. Un petit coup de chalumeau pour les bonifier, tout en faisant bien attention de ne pas cuire la tempera, et ils deviennent plus byzantins qu’orthodoxes. En fin de cycle, je suis passé devant le jury de la cour des miracles, et j’eus mon diplôme avec la mention et les félicitations.Voilà, en quelques lignes, comment j’ai fini mes études pour faire partie de la grande famille de la truanderie. Vous vous demandez si cela me dérange ? Pas du tout… Je sais que je n’ai pas les mêmes valeurs que le commun des mortels, mais au moins c’est une chose quim’appartient. Voler une ménagerie de véritables truands, qui ont fait comme nouvelle religiond’Etat la culture de l’argent, au détriment de tous principes moraux, j’estime que c’est même un honneur.Et puis, dites-moi ce que cela veut dire ? Un très bon exemple reste « l’homme au casque d’or » du grand Rembrandt, son chef-d’oeuvre absolu, comme il s’est dit pendant fort longtemps. Jamais tableau ne fut plus vénéré, illustrant chaque couverture de bouquins,surpassant par sa beauté, aux dires de beaucoup, « la ronde de nuit ». La psychanalyse l’honorait même du titre de « la plus belle représentation de la solitude » ; et puis des niaiseux docteurs en je-ne-sais-pas-quoi, ont eu l’outrecuidance, de par leur science, de dire qu’il« provenait de l’entourage de l’artiste, mais absolument pas de sa main ». Résultat : le tableau de la honte fut décroché de sa salle particulière et relégué dans un coin du musée. En est-il moins beau, ou moins fort, pour autant ? Non.Voila à quel point tout ça ne reste que du snobisme et du mercantilisme. Alors, quand j’entends tous ces sournois critiquer notre belle profession, je rigole. Il y a certainement beaucoup plus d’amour de l’art de notre part que chez beaucoup de ces esthètes. C’est pourcela qu’on les pastiche si bien, et que j’ai un regard aussi amer… (A suivre)

Signaler ce texte