Les messes basses [Extrait]

sadnezz

Deux auteurs, une histoire.


- Faust Nicolas -


Dans son dos qui s'appuie contre les portes de bois, le loquet de la grande église désertée est tiré. La main adamantine y reste un instant. La nuque blonde se colle à la lourde entrée de l'édifice, entre une gravure d'archange combattant la bête sans nom et un relief floral remarquable et sans âge. Faust Nicolas reste là, faisant face à Alphonse. Condamnant l'issue, l'échappatoire, et scellant le face à face au secret d'eux seuls. Son regard reste obstinément arrimé à son vis à vis ombrageux. L'impatience semble les avoir tendus jusque dans leurs poitrines, figées dans une expectative muette. Jusqu'à ce que l'un brise le silence éloquent de l'autre, jetant sur le fil lisse de l'eau le caillou espérant sans doute un ricochet qui désamorce .

L'histoire raconte toutes ces pauvres âmes, enfermée dans les églises pour s'y faire piéger, et périr par le feu. Pour être nées sur la mauvaise terre. Pour avoir crû en le mauvais Dieu. Nicolas est une pauvre âme ce soir qui s'enferme seul avec son enfer grégeois. Le corps qui se détache de l'épaisse paroi en s'arquant un peu par les reins connait sa sentence. Et s'y avance avec cette peur qui ne paralyse pas, mais exhorte à se présenter à son destin.
Celui qui sait qu'il va brûler coupable sur le gibet ou dans son église peut hurler, se débattre. Il se sait déjà emporté. Déjà mort. Sa peur de Lui le transcende. Lui donne des forces inespérées. La force de Nicolas gronde, sournoise. Dans ses veines, elle pulse doucement. Dans ses tempes, elle enrobe de coton. Dans son ventre, elle s'étire. Et son corps vient effleurer celui d'Alphonse pour se laisser embraser. Retrouver les sensations, qu'elles mordent ou qu'elles brûlent, il veut bien s'y laisser embrasser; entier. La mort sera petite. L'éclat lui sera grand.
Le contact est bref, déjà il se défait. Se délite, et se détourne. Prend sa main. Comme il l'a prise à Paris. Pleine de promesses qui ne se racontent pas. Faust Nicolas a au fond des yeux tout le vide qu'il faut combler. Toutes ces heures de solitude cristallisées. Au fond des yeux il a cent suppliciés qui se défendent de ne pas être vite achevés.

- Oui. Il fait nuit.

Tu as attendu.


Et la main dans sa pression le remercie. Ils sont seuls dans la nef. L'orgue s'est tût. La nuit s'en est venue. Il sait qu'il va pécher. Pécher de toute sa vertu. Il le regarde, marchant à reculons. Il le désire. Il meurt de le désirer. Il suspend sa marche, les voilà seuls au milieu. Les enfants ont allumé les cierges, brûlants aux candélabres riches, il tremble un peu. Le visage du jeune homme brun s'est animé d'ombres méconnues. Il le trouve beau. C'est idiot.

L'envie, une habitude perdue. Un jeu oublié depuis des mois. Ses genoux semblent vouloir se dérober sous lui. Il est bien jeune, face à son bourreau. Il est bien démuni. Démuni face au désastre de son coeur noble et vaillant que l'église a évidé. Démuni face au carnage de ce corps qui pense avoir oublié les gestes. Les accords majeurs. Dont on a tût les expressions. Tué les sensations. On l'a drapé de blanc, l'a étouffé dans son essence. On lui a volé ses pulsions. Éteint sa lumière. Mais personne, non personne n'a su souffler les émotions. Elles l'assaillent en cascade, crainte, étonnement, fausse pudeur et vif tourment. Et face à son visiteur de nuit, partageant sa taille identique et la moiteur de sa main, Nicolas a les yeux célestes d'un déporté qu'on évade. La langueur d'un radeau sur la vague.

Viens Alphonse. Viens. Je vais m'apprendre les messes basses. Tu m'apprendras à t'attendre au temps qui passe.



- Alphonse -

La nef est un désert ensemencé d'étoiles; éprise des courants d'air, la danse des cierges s'alterne au moindre bouleversement, faisant et défaisant l'ombre et la lumière à chaque battement. Tout semble résonner ici plus encore qu'au ventre, et dans l'épais silence qui s'enroule aux pierres, le sang, assourdissant pulse à ses veines comme un soleil naissant. Au milieu du vaisseau, ils se tiennent tous deux, liés par une main et un pacte païen, altérés à jamais au moment suspendu précédant la curée, forçant l'âme entichée par les grâces amantes à ces combats épiques propres aux premières fois ; l'air, ensorcelé, s'est raréfié. Il n'y a plus d'heures, plus de comptes à rendre ; la nuit toute entière offre ses bras malins en guise de jardin, nouant à chaque clair-obscur le voile des secrets quand les têtes exposées, coupables et consentantes, sous le marbre étiré d'un regard pontifié, présentent au Divin la pensée et la faute. 
A la chevelure blanche de Faust, joue une couronne d'ombres alternée et d'ivoire et d'ébène, accusant les motifs d'une discrète autorité aux martèlements cardiaques, alors, les yeux miroirs en guise d'horizon, il avance d'un pas, noyant la distance et ses cohortes hurlantes.

A moi.

Sans mot dire, la dextre s'approprie la nuque, étoilant sa chaleur à la peau du jeune homme, et au pas rapproché, la bouche est cueillie d'une morsure grave ; le temps foudroie le silence et même le cœur se tait, l'espace d'un instant, pour garder l'équilibre.

A moi, tes messes basses.

Les doigts se démêlent pour accuser la hanche, froissant l'étoffe blanche d'une caresse pleine, remontant le dos et l'épaule pour se ficher au cou; le derme cadet frissonne sous ses doigts résolus, éprenant le faune d'une brûlure violente. 
L'enfer est ouvert ; les images s'enlacent aux minutes qui s'étirent, faites de peaux, de bouches, de rivages et de sel, et toutes consacrent leurs lueurs vermeilles à Faust et ses lettres. Les souffles confondus, oraison rafraichie aux chants clairs des tambours, abolissent le vide et délayent leurs vertiges à d'autres ambitions, attardant le baiser dans la dissolution des heures éprouvées au long de la journée, jetant aux gouffres des mondes chavirés, une boucle diffuse qui asservit la chair à ses lignes primaires. Les lèvres se divisent, précipitant la saccade au lit de l'étreinte, et la tempe animale s'appuyant à la sienne, la voix d'Alphonse chuchote au lobe délicatement émaillé d'une morsure tendre, défiant, au surplomb de leur nid, Christos crucifié d'un regard dévoué :

A moi.

Présentations sont faites ; à l'église Saint Front, pour la première fois, Alphonse Tabouret embrasse Son garçon sous le regard du Père et de Ses Saints, abordant ce monde nouveau où devant l'auguste courroux, l'on se présente sans honte, tête nue, quand on a le cœur pur. 
Le front brun s'appuie au blanc, s'attardant aux lèvres sans pourtant les fleurir, animal jaugeant la fièvre de l'appétit et ses faiblesses voraces à l'aune d'une gorge chahutée ; bientôt, à la coupe de cette bouche parfaite, Chronos s'endormira, effaçant à ses songes la prudence et ses réflexes, bientôt, il ne contrôlera plus ni l'espace, ni le temps.

Ta chambre, exige-t-il enfin, requête aux atomes arbitraires en guise de verdict. 

Si Dieu doit être témoin, qu'il fasse au moins l'effort de regarder par-dessus son épaule.

- Faust Nicolas -


Le contact le foudroie, lentement. D'avoir été retenu? à Paris? D'avoir été rêvé, au fond du confessionnal? Qu'importe. Le baiser le laisse là. Pantelant. Désarmé. Pourtant si tendu. Ébranlé. Bouleversant. Retrouver ces sensations, reconnecter les synapses... Un à un. Est bouleversant. La main sur sa nuque pourrait la briser. La main sur sa hanche pourrait l'éventrer. Les dimensions se chevauchent, s'embrouillent, se brouillent. La main répond, froissant le tissus bourgeois d'Alphonse, contraste à la bure si dure. La main pourfend, fébrile, n'hésitant que peu. Veut-elle retenir? Veut-elle s'en aller, voudra-t-elle revenir? Retrouver les gestes du vivant est aussi délirant que douloureux. Les retrouvailles le terrassent. C'est dur, de reprendre pied, en quittant terre. En effleurant la stratosphère. Le nez s'enfouit dans les genets des cheveux, presque pudique, gonflant les poumons d'un presque souvenir. 

Tout a changé. 

Le naturel a été chassé, à grands coups de fouets. A grands coups de prières. A grand coups de vide, délétère. Aimer, laisser son corps le manifester... C'est interdit. Vibrer, laisser son corps se trahir, c'est interdit. Soulever la bure, contre-nature. Alphonse, contre courant. Alphonse. Ventre mourant. C'est donc ça, l'odeur du péché? C'est l'envie de mourir là, d'une caresse que l'on a désapprit ? Les mots se bousculent, la langue se déboussole... Le murmure est lâché, comme si les statues pouvaient entendre. Pouvaient juger, de leurs yeux figés. Austères.

-Viens... Par là.

Les mots ne sont que souffle, d'avoir osé se laisser prononcer. Et de recommencer.

- Viens...

Les lèvres reviennent se bousculer aux autres, les mains se puniront demain d'attirer les homologues sur ce corps érectile, frisson projectile. Les silhouettes se brisent sur le fil l'une de l'autre, s'attirent, se perdent dans la progression désordonnée. Quelle étrange marche nuptiale, dans la nef silencieuse. Quelle folie, que de s'aimer en dérangeant, un à un, les bancs de l'allée. L'un plaque l'autre à lui, l'autre accule l'un dans la pénombre du cloître. Non loin la chambre. D'ici là, rien ne se retient. Et Dieu et ses beaux yeux, à deux mains cachera les siens. Garçons se brisent de désir, de désordre. Est-ce canine appliquée à mordre? Et doigt dénudant l'épaule? Est-ce folie, saints des saints, de murmurer au dessein les pensées furibondes?

Disloque-moi. Viens. Fais ma nuit, aime-moi. Alphonseje meurs ici. Et toi... Toi, tu meurs un peu de moi?

Lui est là. Envoyé comme le messie, communiant interdit. Au salé de sa peau, comme un gout d'acédie. A la liesse de sa lippe, c'est sûr, la damnation infinie. Nicolas sanglote. Sanglote-t-il? Et la perle à sa paupière, traîtresse mortifère, viendrait-elle délivrer plus qu'il ne voudrait? La crue imprévue le condamne, ôtant d'un geste trop vif la chemise qui encombre, qui sépare, qui restreint. Faust, cet Aconit là ne veut plus se restreindre. Plus pour aujourd'hui. Les corps se heurtent au mur, dans une violence qui n'était pas prévue. Qu'était-il prévu? Rien. Tout. On ne sait plus. 

Ils se désirent, au torse agité de blond. Aux mains déterminées de brun. C'est beau et c'est déroutant. Ces deux mâles qui se battent contre dieu sait quoi. 


Disloque-moi. Que je me souvienne. Viens. Aime-moi, que la vie revienne. Jaillisse encore aux creux des veines. Alphonse. Fais-moi mal, bien, fais-moi fort. Donne-moi la réponse. Donne-moi ta main...


La chambre est là. Comment y sont-ils arrivés sans se détacher l'un de l'autre, aimants aux polarités contrariées? Aimants, amants, peut-être, désormais. Dieu seul sait. Dans la communion secrète, dans la passion contre nature, et pour que chair exulte, Faust Nicolas tombe à genoux, aux pieds de l'Alphonse inespéré. Le front s'obstine à s'attarder aux mollets.

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