Les Mites et les Jambes

Stéphane Rougeot

Et si les mythes et les légendes connues avaient une toute autre explication que celle qui leur est généralement attribuée ?

Pas si bête


— C'est alors que je compris mon erreur. Ce que je prenais pour le roulement du tonnerre d'un orage lointain était trop régulier. Il s'agissait en fait…

Engoncé dans le vieux fauteuil qui traînait d'ordinaire dans un coin de l'auberge à seule fin de décoration, l'homme savait qu'il captivait son auditoire. Trois enfants, une adolescente et une gueuse n'étaient pas ce que l'on pourrait qualifier de public idéal, certes, mais il s'en contentait. D'ailleurs, quelques oreilles se dressaient parmi les rares clients toujours présents à cette heure tardive.

Malgré la chaleur de l'âtre près duquel il s'était installé, ses pieds nus frissonnaient encore du froid mordant de l'hiver, ainsi que des émotions qu'il venait de vivre. Les frotter l'un contre l'autre lui permit également de prendre son temps et de choisir ses mots avec soin.

— Il s'agissait d'une bête.

La dernière syllabe provoqua quelques expressions de stupeur.

Il est vrai que la région n'avait pas bonne réputation. Il arrivait que des loups affamés s'aventurent trop près des fermes, mais ils ne s'attaquaient que rarement aux humains, préférant la sécurité d'une poule ou parfois d'une chèvre.

Les grands yeux apeurés d'une fillette étaient proches des larmes lorsqu'elle murmura :

— Dis, c'était une bête-maman, ou bien une bête-papa ?

Perturbé dans son récit, l'homme pencha la tête :

— Euh… Je sais pas, j'ai pas pensé à regarder. Pourquoi ?

Avec l'air d'une maîtresse qui explique pour la centième fois que deux plus deux, ça donne quatre, elle clama, comme s'il s'agissait d'une évidence :

— Ben, les mamans protègent toujours leurs bébés. Alors si t'es allé trop près de ses bébés, c'est normal que la maman t'attaque !

Sans savoir quoi répondre, l'homme préféra oublier cette interruption. Il reprit le fil de son histoire, et tenta de retrouver la profondeur de sa voix ainsi que l'intensité des regards posés sur lui.

— Le grondement était en face. Deux yeux brillants dans l'obscurité trouèrent la végétation de la forêt. On aurait dit des billes lumineuses d'un jaune flamboyant. J'avançai de quelques pas, et ma torche se refléta sur le pelage luisant de la bête.

Il fixa la fillette et ajouta :

— Une seule. Pas le moindre bébé en vue.

Une autre voix demanda :

— Elle ressemblait à quoi ?

Satisfait que tous ne se focalisent pas sur des futilités, l'homme entra alors dans une description minutieuse.

— Je dus lever les yeux pour la regarder. Largement plus grande que moi, elle m'observait, immobile. Le grondement sortait de sa gueule entrouverte, où je pouvais deviner des crocs acérés. Sa fourrure épaisse paraissait noire et grise. Elle était assise et sa longue queue traînait dans la neige.

Un petit garçon courra se blottir dans les bras de sa mère, attablée un peu plus loin.

— Je voyais ses oreilles se tourner, comme pour épier chaque son, et s'assurer que je n'avais pas une armée de chasseurs avec moi. Bien sûr, j'étais seul. Aucune aide, et aucun espoir. J'étais à sa merci. La neige arrivait à mes genoux. Quand j'ai tenté de faire un pas en arrière, le crissement pourtant faible de mes vêtements provoqua l'arrêt instantané du grondement. Le silence qui suivit n'en était que plus inquiétant. Craignant qu'elle ne se jette sur moi, j'ai préféré m'immobiliser. Je suis resté comme ça, un pied en l'air, pendant longtemps.

La fillette revint à la charge, atténuant l'intensité dramatique du récit :

— Combien ?

— Combien quoi ? Mais je t'ai déjà dit qu'il n'y avait qu'une seule bête. Aucun bébé !

— Mais non, combien de temps ? Pasque, moi, je tiens pas beaucoup sur une jambe.

L'homme roula de gros yeux en direction de la fillette qui n'insista pas. Il ramassa un pichet sur le sol et fit couler une longue rasade de cervoise dans son gosier.

— Je me suis dit que l'unique solution pour m'en sortir vivant, c'était de la prendre de vitesse. Un véritable duel. Je savais que je n'étais plus très loin d'ici, aussi je pouvais peut-être atteindre la porte avant qu'elle ne me rattrape. Mais si je voulais avoir une chance de réussir, je devais m'alléger de mes affaires. Lentement, j'ai fait glisser la bandoulière depuis mon épaule, le long de mon bras, jusqu'à ce que mon sac s'enfonce dans la neige. Si elle n'y touchait pas, je reviendrais dans la journée pour le récupérer. J'avais besoin de la torche pour éviter les obstacles et savoir où me diriger, aussi je la gardai en main. Quand je me sentis prêt – autant qu'on puisse l'être en pareilles circonstances – je me retournai et bondis en avant.

L'homme marqua une pause afin de savourer l'attention de ses spectateurs.

— Mais j'avais à peine parcouru deux enjambées que la bête s'était déjà retrouvée devant moi. J'ignore comment elle…

La fillette soupira en se pinçant les lèvres.

— N'importe quoi ! C'est pas possible d'être aussi rapide !

Cette fois, ce fut une voix agacée qui lui rétorqua :

— Mais t'étais là, ou quoi ?

Intimidée, elle répondit doucement :

— Ben… non.

— Alors, cesse de m'interrompre, d'accord ? Bon, où j'en étais ? Ah, oui : j'ignorais comment elle pouvait se déplacer si vite, mais elle me barrait la route vers l'auberge. Je cherchai une autre issue. À droite, rien. À gauche, non plus. Je remarquai à ce moment qu'elle suivait mes mouvements de tête. Cela lui permettait sûrement d'anticiper mes actions. Il me fallait être plus rusé qu'elle.

La fillette intervint cette fois pour une question plus intelligente :

— C'est quoi, « rusé », Monsieur ?

En se tapotant la tempe du bout de l'index, l'homme répondit avec un sourire moqueur :

— C'est quelque chose que tu n'auras jamais, morveuse !

L'adolescente se risqua, elle aussi, à parler :

— Mais alors, comment vous avez fait pour vous en sortir ?

— Je pensais vraiment être dans une impasse, et je m'imaginais déjà dévoré vivant par cette bête innommable. Inférieur par la force et la vitesse, sans arme, sur un terrain défavorable, il n'y avait rien qui pouvait me sauver. Rien, sauf une gueuse. Oui, une faible femme, portant à peine des haillons déchirés laissant voir la moitié de son corps maigre et bleui par le froid. À l'extrémité de l'un de ses bras filiformes, une main squelettique accrochait l'anse d'un seau. Sûrement une employée de l'auberge qui allait chercher de l'eau à la rivi…

Un cri résonna dans la salle. La patronne, prostrée, avait la bouche grande ouverte, derrière son comptoir. Elle articula à peine :

— Ma fille… C'est ma fille…

Le ton de l'homme s'aggrava.

— Je suis désolé, Madame, mais j'ai profité que la bête croquait ses os à la recherche d'un peu de viande pour prendre mes jambes à mon cou, tel un couard, et me réfugier ici. C'était elle ou moi. Je n'ai rien pu faire.

L'adolescente était pendue aux lèvres de l'homme.

— Et alors, vous avez réussi à vous sauver ?

La fillette fut plus prompte que le narrateur à répondre :

— Ben oui, banane, sinon il serait pas en train de nous raconter son histoire !

Cette fois, c'était au tour de l'homme de soupirer. Il sauta du fauteuil et, du haut de son mètre dix et de ses soixante-quinze ans, se traîna jusqu'aux toilettes en marmonnant :

— On m'y reprendra, tiens, à venir dans la forêt du Gévaudan.

C'est sûr, il faut relativiser les récits, mais la légende était née.


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