Les mots étaient partis

aporie

TW : self-harm

Les mots étaient partis.

C'est étrange maintenant que j'y pense, que je ne m'en sois pas rendu compte avant. Mais ce soir, les mots me hantent. Alors je me rends compte, je m'en rend compte qu'ils n'étaient plus là. Depuis combien de temps sont partis les mots ? Ils ont toujours étaient dans ma tête, depuis que j'en ai connu suffisamment. Pas juste des mots en fait, pas de simple mots je veux dire. Des phrases, des métaphores, des envolées quasi-lyriques aux syntaxes ampoulées. Je ne vois pas une fleur dans mon esprit, quand je pense à une fleur. Je ne pense pas à une fleur : je pense aux pétales tendres et fragiles, au cœur vivace, et la flétrissure certaines et presque déjà visible par endroit. Je ne pense pas que « je suis triste », je pense à cette sensation lourde et collante dans ma poitrine, qui m'empêche de respirer et engourdis tout mon corps.

Je sais que certains n'aiment pas ça. Mes mots, je veux dire. On m'a déjà reproché d'en jouer, d'en faire trop même parfois, de m'en servir pour manipuler carrément. Parce que trop de mots, trop de formes, ça cache forcément quelque chose, c'est forcément surfait, c'est nécessairement sinon mensonger, au moins manipulateur. J'en sais rien, peut-être que quelque chose se cache derrière mes mots. Mais moi, je ne connaissais que eux. Je sais que ça m'a blessé, ce jour-là. C'est comme si on m'avait dit « quand tu penses, tu mens ; et quand tu parle, tu nous manœuvres. » J'en ai même pleuré, je crois.

Alors comment n'ai-je pas vu plus tôt, que les mots été parti ?

Je crois que les mots sont sortis de moi, ce soir-là, ce 30 novembre dans le froid de mon petit appartement étudiant. Je crois bien que je ne les avais pas revus depuis ce moment. C'est comme si ils s'étaient enfuis de mon esprit, en même temps que le sang qui se répandait de mon bras. Les mots sont sortis avec le sang, les idées se sont échappées quand la chair et la graisse sous ma peau se sont libérées, et toutes les jolies phrases, tous les beaux palabres lexicaux ont explosés quand le muscle a été mis à nu.

Aujourd'hui, je me souviens que ce soir-là, je n'avais plus de mot. Je me revois dans mon pantalon rose, ma brassière rose, mon gilet rose (du rose, pas du pêche ni du mauve, ni même du dragée ou du saumon, mais juste du rose), en train de réciter au téléphone mon nom, prénom, mon adresse et « je me suis ouvert le bras, je fais une hémorragie, j'ai mon diplôme de premier soin et j'ai fait une contention, mais c'est moche, c'est vraiment moche, et j'ai besoin que quelqu'un vienne parce que vraiment, c'est pas beau, pas beau du tout... ». Moche. Pas « profond », ou « sanguinolent », ou encore « effroyable », ni même « effrayant ». Juste « moche ». Parce que les mots s'étaient répandus au sol dans une flaque sombre.

Et je me revois dans la salle d'attente des urgences, me balançant d'avant en arrière, agitant les jambes, frappant doucement ma poitrine de mon bras sain, une petite peluche dans la main. Une peluche, parce que je n'avais pas les mots pour dire « j'ai du mal à être adulte, j'aimerais, parfois, pouvoir m'appuyer sur quelqu'un et qu'on me réconforte ». Alors dans ma folie lexèmophobique, j'ai attrapé cette peluche quand les urgentistes m'ont emmené avec eux.

C'est presque étrange maintenant que j'y repense. Un infirmier à écrit « bras ouvert » sur mon dossier, puis m'a demandé comment je sentais. Et j'ai répondu « comme quelqu'un qui s'est ouvert le bras », parce que c'était évident, parce que je n'avais pas les mots pour dire vraiment comment je me sentais, et parce qu'on m'avait donné la réponse juste avant. Alors l'infirmier à écrit « tentative de suicide » sur sa feuille, et moi, j'ai trouvé ça moche, comme mots. Ni vrais, ni faux, juste moche. Puis on m'a demandé si j'avais mal, et je ne sais même pas si j'ai répondu. Parce qu'en fait, j'avais pas mal. J'avais peur. C'est presque fou, parce que j'avais le bras ouvert, une plaie de « 8 centimètres de long et 2 centimètres d'ouverture » (et je le sais, parce que je l'ai lu, sur le foutu dossier de cet infirmier), mais je n'avais pas mal. M'ouvrir le bras ne m'avait pas fait mal : ça avait été froid, puis ça avait piqué, puis ça avait été chaud, humide, rouge, moche… Mais pas douloureux. Mais ça m'avait fait peur.

J'aurais aimé que ça fasse mal, je crois. Parce que la douleur ça dissuade plutôt bien. La peur, ça fascine. C'est comme les gens qui ont le vertige et qui regardent en bas jusqu'à sauter dans le vide. Ça fait un an que j'ai peur, que j'ai cette image en tête, dépourvus du moindre mot, et qu'elle me terrifie. Mais comme j'ai peur, j'ai envie de sauter pour arrêter d'avoir peur. Parce que je crois que je pourrais me rouvrir le bras si je laisse la peur prendre le dessus. Alors que la douleur elle, elle m'aurait tenue éloignée. Mais voilà, on peut s'ouvrir le bras, se vider son sens, être laissée seule dans une chambre d'hôpital avec la chaire ouverte et à l'air libre, se faire recoudre avec 8 points de suture et ne pas avoir mal, mais avoir peur. Peur au point d'en pleurer comme une enfant, peur au point de serrer cette peluche contre moi en chantonnant, en me balançant frénétiquement d'avant en arrière. Et je n'avais même pas les mots pour dire à quel point j'avais peur, alors j'ai continué, jusqu'à ce que quelqu'un me prenne dans ses bras. Et là, parce que je ne savais pas quoi dire, comment le dire, j'ai juste crié. J'ai crié parce que j'avais peur de cette plaie, j'avais peur du sang, de la chair, de la graisse déchirée sous ma peau, du muscle visible sous la graisse, j'avais peur parce que je n'avais pas mal, j'avais peur parce que j'étais toute seule, j'avais peur parce que la grand-mère en face de moi essayait d'enlever le bandage autour de sa tête et quelle saignait et que les infirmiers n'était pas là, j'avais peur parce que je n'arrivais pas à le dire tout ça, parce que j'avais de nouveau six ans et que je n'avais pas les mots pour parler, pas les mots pour penser tout ça. Alors j'ai juste pleuré, et j'ai crié dans les bras de la personne qui m'avait prise contre elle, et j'aurais dû être une adulte, mais j'étais habillé en rose, avec une peluche dans les mains, et je pleurait en demandant pardon, en zozotant, en reniflant et suçant mon pouce. Et même ça, ça me faisait peur.

Et puis, quand finalement on a refermé ma plaie (et c'était moche de voir l'infirmière coudre, et c'était moche de regarder la plaie refermée, mais au moins elle ne faisait plus peur), j'ai pus parler, un peu. Puis parce que je n'avais pas vraiment retrouvé les mots, j'ai pu dire les choses simplement. Pas de tournure de phrase, pas de litote ni d'euphémisme, juste ce que je pouvais dire. Alors on m'a dit des mots simples, un diagnostique simple, que je pouvais comprendre, qui ne faisait pas peur, pas mal, qui disait juste « ouaip, voilà, t'es malade et en fait, ça ne se soigne pas vraiment d'un claquement de doigt, va falloir être courageuse ». Et j'ai bien dû être courageuse, parce qu'on m'a laissé sortir. J'étais là, dehors, dans mon pyjama rose, ma peluche à la main, petite fille de six ans incapable de dire « j'ai peur, je veux qu'on me ramène à la maison », et il était 4 heures du matin, il n'y avait pas de tram, pas de bus, pas de taxi, que mon téléphone était mort et que j'avais plus d'une heure de marche devant moi. Et j'avais peur, peur de la nuit, peur de mon bras, peur de la tache à côté de mon lit quand j'arriverais, peur du concierge qui m'avait vu partir en ambulance, peur de mes amis qui m'attendaient pour la sortie prévue le lendemain, peur de ceux qui envoyaient des messages sur mon téléphone pour avoir de mes nouvelles, peur de ceux qui n'en demandait pas et n'en demanderait jamais, peur de faire le chemin toute seule… Et j'ai marché, et marché, et marché encore. Et peut-être que j'ai pleuré en marchant, et peut-être que je me suis répétée « tout va bien, on est bientôt arrivé, tient encore un peu »… Mais quand je suis arrivée, le soleil allait se lever, et j'avais toujours peur.

Et je crois que depuis un an, j'ai peur. Et depuis un an, j'ai pas écrit non plus. Parce que les mots ne venaient pas, et c'est étrange en fait, parce que j'ai toujours écrit, parce que les mots tournaient dans ma tête. Mais plus depuis un an. Mais ce soir, les mots m'obsèdent, me hantent, se battent et se débattent dans ma tête pour exploser derrière mes yeux, et j'ai besoin de m'en débarrasser, avant que la peur ne me les fasse couler sur le sol.

Peut-être que quelqu'un a enfin mis de la javel là où les mots ont coulé la dernière fois. Moi, je ne l'avais jamais fait.

Maintenant que les mots sont sortis, en quelque sorte, je me sens mieux. Ça ne durera pas, ça dure rarement avec eux. Mais je pourrais peut-être enfin dormir.



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