Les mots pour l'histoire

leeman

Mes recherches sont des parcelles de moi, chose évidente ; je crois que tout ce que nous écrivons est une parcelle de nous. De notre expérience, de notre sentiment qui prédomine dans l'instant, de notre imagination. C'est précisément la force des mots que de faire en sorte que nous puissions, par leur biais, nous livrer à autrui. Nous avons toujours quelque chose à dire, car nous avons toujours conscience ou appréhension d'un dehors. Certes, un dehors qui nous contient, qui ne nous est pas totalement étranger, mais c'est tout de même quelque chose qui n'est pas directement nous, à nous, en nous. La relation de ce monde et de ce que nous ressentons est fondamentale pour nous ; du moins, c'est une manière de concevoir les choses dans leur manière de nous apparaître. Ce que nous voyons, écoutons, sentons, touchons, goûtons, en bref, éprouvons par notre être tout entier nous altère. Positivement ou négativement ; nous rend joyeux ou nous attriste. Sans nul doute est-ce parce qu'il y a autre chose que nous-mêmes que nous avons à dire quelque chose. Cela vaut aussi pour ces plaintes qui nous concernent avant tout : car nous serions probablement moins malheureux sans toutes ces rivalités, tensions, envies et jalousies qui nous habitent parfois. L'amour de soi est-il absent parce qu'autrui est là ? Ou, au contraire, serait-il absent même dans le cas où nous serions seuls ? Il est bien rare que nous nous aimions nous-mêmes, mais pourquoi ? Je n'en sais rien. Cela est propre à chacun ; nous avons tous nos troubles, et de nos émois proviennent nos humeurs. Enfin, et cela n'est que personnel, je crois que nous vivons sous l'influence de ce que nous ressentons. La plénitude de soi-même, dans le cœur de l'expérience intime à soi, autrement dit de l'expérience intime de l'être personnel, ne s'éprouve que parce qu'il y a un dehors qui nous excède. Sans ce dehors, il n'y a rien à dire. Qu'avons-nous à raconter sinon ce que nous avons vécu, vu, éprouvé, ressenti ? Il n'y a rien d'autre en nous que de l'expérience propre, personnelle, intime. Voir, c'est se rendre compte de multiples faits ; entendre également. Cela vaut pour de multiples sens. Cet "autre chose" que nous dans le monde fait que nous appréhendons différemment les choses en fonction de cette chose. Et cette chose est toujours proprement vécue. C'est un vécu intime à soi-même. Mais c'est un vécu que nous avons tous, parfois, envie de partager. Qu'y a-t-il de propre à moi dans ce que j'écris ? J'y ai déjà répondu : le vécu est intime à soi, et autrui ne peut jamais vivre de la même manière les choses qui nous adviennent que nous. De fait, ce que j'écris, je suis le seul à le vivre. Car il n'y a que moi pour comprendre pleinement la totalité de mon expérience ; donc, que moi pour me saisir de la réalité de mon être. Mais même si je suis le seul à le vivre, je peux être épris d'un certaine envie de le partager. Certes, je ne suis là que par les mots : certes, je ne suis là que par des formulations : mais je suis là. Je vis, ou plutôt je survis dans la constance de ma personne. Les événements qui adviennent me caractérisent, m'offrent une subjectivité. De fait, l'expérience que je fais du monde m'est propre, et l'expérience que nous faisons tous d'un dehors à nous-mêmes nous permet de voir que nous sommes autre chose que ce monde-là. C'est ce rapport entre soi et le monde qui fonde une authenticité que rien ne peut égaler. Il faut remonter à la conception de la phénoménologie pour comprendre cette idée que les choses dont nous faisons l'expérience sont précisément intimes à nous-mêmes parce que nous sommes là pour y établir une relation entre une conscience et un objet qui le saisirait. Toute mémoire est mémoire de quelque chose, de même que toute conscience est conscience de quelque chose. Nous nous souvenons ou avons conscience de quelque chose, ou nous souvenons ou avons conscience que nous nous souvenons ou avons conscience. Il y a quelque chose en nous qui nous est propre, et que nous voulons raconter. Ce que quelque chose est en nous ; nous appartient comme un objet : c'est l'objet de notre mémoire. Nous avons, concrètement, tous quelque chose qui nous est personnel : et cette chose, c'est notre histoire. L'histoire de notre vie. Il m'est désormais possible d'en revenir à mes écrits. Ce n'est pas une histoire que je raconte, c'est mon histoire ; ce que je livre sont les résidus de ma conscience, les quelques restes de mes joies et de mes peines. Nous sommes tous un roman à nous-mêmes. Les plus belles histoires paraissent se trouver dans les livres ; mais elles se trouvent en vérité dans la vie des hommes. Précisément, dans leur histoire : devrais-je plutôt dire, dans leur historicité. Car c'est dans ce qu'ils font de leur propre histoire et de leur propre temps qui fonde une narration intrinsèque au sujet et au corps d'un individu. Nous avons tous quelque chose à dire, raconter, narrer. Et, qu'importe les mots dont nous usons, ce que nous formulons nous est propre. Je veux dire, personnel. Nous sommes les seuls à avoir un rapport direct avec le vécu qui nous est intime. Les individus se conduisent de manière bien personnelle ; et c'est pour cette raison qu'il nous est possible de trouver quelque chose d'unique dans la concrétude de ce que nous vivons. Ce qu'il y a de concret, c'est ce que nous avons de cher à nous-mêmes, à savoir notre vécu. Le monde est pour nous parce que nous le vivons et le ressentons. Et ce que nous disons, ou formulons, c'est toujours un peu ce que nous avons vécu. Finalement, le langage prolonge l'expérience ; les deux sont intimement liés. La totalité de mes écrits est le fruit de mon histoire, et je sais sans nul doute que, d'une manière ou d'une autre, ce que tout autre individu écrit résulte de son expérience, de son sentiment, de son imagination. Je me sens si faible que je ne saurais poursuivre ma réflexion plus longtemps. D'une certaine façon évidente, il sera ultérieurement question du rapport entre l'écrivain, le musicien, le peintre, en bref l'artiste, et son historicité. Car je crois qu'il y a ici certaines choses à révéler, parce que nous sommes, dans notre art, notre propre histoire. Nous fondons, par nos mots, nos sons, notre images, le rapport à nous-mêmes ainsi qu'à notre propre temporalité, à savoir, à notre conscience d'un temps qui gît en nous.

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