Les nouveaux loulous de Poméranie

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Géographiquement, même si elle s'en approche, elle n'est pas aux antipodes d'Ouessant ou de l'île de Sein. Si on aborde le climat, il en va tout autrement. Le crachin est remplacé par des pluies torrentielles qui auront vite fait de saper votre moral. Oubliez le Massif armoricain, les monts d'Arrée, le Roc'h Trevezel et leurs ridicules reliefs de sommets érodés depuis la nuit des temps. Au granit, les effleurements karstiques ou les volcans qui crachent l'enfer sont un tout autre décor. Enfin, malgré son nom, bien peu de marins de Lorient ou du Guilvinec peuvent se vanter de l'avoir accostée. Vous êtes en Nouvelle-Bretagne.

Il fut un temps où elle prit des accents allemands pour s'appeler Neupommern, la Nouvelle-Poméranie. Les Schreiber étaient originaires de Lübeck, l'ancienne capitale de la ligue hanséatique. En cette fin du 19e siècle, il y a bien longtemps que la cité avait perdu de son prestige commercial. Des centaines de familles transitèrent par Hambourg avant d'aller chercher fortune vers les Amériques. Eux hésitèrent. Ce fut la promesse de ces terres restées bien plus vierges que toutes autres et la rassurante idée d'être dans une colonie impériale qui les poussa à tenter l'aventure vers l'archipel Bismarck.

À peine débarqués de leurs trois semaines de navigation, il ne leur fallut guère plus d'une heure pour saisir que les cinquante hectares de terres qu'on leur avait octroyés frisait le leurre. Ils étaient de modestes paysans et loin de s'imaginer que le monde ne s'arrêtait pas de tourner autour de leur vision qu'ils s'en faisaient. L'horizon n'était pas aussi plat que les champs de pommes de terre qui jusque-là les avaient environnés. Dès 17 heures, la nuit s'abattait, même en plein cœur de juillet qui perdait de son sens.  C'était alors le royaume du mystère qui s'imposait. Une cacophonie de hurlements les tenait éveillés tout autant que l'humidité qui leur collait à la peau et les sangsues qui pompaient tant d'hémoglobine qu'ils craignaient l'anémie.

De l'idée qu'ils avaient pu se faire de la vie sous les tropiques, par l'entremise de colporteurs qui leur avaient fourgué des ouvrages sur le sujet, ils tombèrent des nus. Ils ne croisèrent aucune vahiné à la plastique lascive, pas plus que de nègres corvéables à merci. Au cœur des ténèbres de Conrad n'avait pas encore été publié. S'ils avaient pu le lire avant de quitter leur patrie, il est possible qu'il eût été le meilleur des repoussoirs pour ne pas s'aventurer dans des contrées hostiles.

Ils s'étaient toujours tués à la tâche. Enfin, ils le pensaient. Ils mirent près de deux années à défricher leur parcelle. On ne peut pas nier que le sol volcanique n'était pas généreux, bien au contraire. À peine avaient-ils terminé d'éclaircir quelques ares que la nature reprenait ses droits. Quand, enfin, les premières productions d'igname, de patate douce et de taro laissèrent à penser qu'ils pourraient au moins subvenir à leurs besoins, des hordes de cochons sauvages et de scarabées royaux vinrent mettre à mal leurs cultures vivrières. Ils n'avaient pas terminé de clôturer leurs champs qu'un typhon s'abattit, les obligeant à tout recommencer. Un glissement de terrain fut à deux doigts de les engloutir.

Ils se mirent à maudire les cieux et le Kaiser. À vrai dire, cela faisait des mois qu'ils avaient déjà perdu le nord.

Quand en 1914 les Australiens prirent possession de l'archipel, une patrouille tomba par hasard sur ce qui semblait avoir été une exploitation tenue par des colons. Ils s'en retournèrent, heureux d'avoir récupéré quelques trophées qui en prouvaient les origines germaniques.

Ce n'est qu'en 1975 qu'un groupe composé d'un anthropologue, d'un botaniste et d'un entomologiste revint sur les lieux. Il existait encore des tribus qui, bien qu'ils en eussent entendu indirectement parler, n'avaient jamais croisé l'homme prétendument civilisé. Quelle ne fut la surprise des scientifiques quand ils croisèrent des kilenges aux mœurs et au langage qui ne ressemblaient en rien à ce qu'ils auraient pu s'attendre. Ils furent accueillis par des enfants aux cheveux blonds et aux yeux bleus, dans un allemand tout aussi parfait que suranné.

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