Les Ombres Sauvages
Fleuriste Manchot
Mateo Ek'Mes se dirigeait d'un pas décidé vers le bureau. Torek Vas Leon l'avait fait demander sans préciser de raison, mais la psychologie du prince ne lui était pas étrangère. Il déposa sa torche sur l'un des portoirs fixés aux murs de pierres et poussa l'un des lourds battants de chêne. Ses yeux déjà habitués à l'obscurité qui régnait dans le palais en début de soirée n'eurent aucun mal à reconnaitre les immenses étagères qui recouvraient les murs de la pièce grande comme deux fois ses quartiers, la table d'étude en bois bleu nuit située au centre et le jeune homme aux cheveux blonds ébouriffés qui l'attendait fièrement.
« — Vous avez souhaité me voir, monseigneur ? lança-t-il avant de s'avancer.
— Approchez Mateo, je dois vous entretenir de quelque chose d'important, l'encouragea le prince. Prenez un siège. »
Ils s'assirent tous deux autour de la table. L'un était un garçon d'une quinzaine d'années, vêtu de luxueuses parures aux couleurs vives, l'autre un quadragénaire aux cheveux grisonnants portant une tunique, pantalon et gant de cuir.
« — Mon père m'a raconté votre périple pour atteindre la forêt bleue, lâcha le prince en ménageant un silence, il m'a dit que vous aviez traversé le désert des ombres. »
Mateo avait été un compagnon d'aventure du roi Aol Vas Leon, le père de Torek et était devenu l'un de ses plus fidèles conseillers depuis. Il connaissait le prince depuis sa naissance et le considérait comme son propre fils, même s'il le traitait bien sûr avec les égards dus à son rang.
« — C'est exact mon prince, finit-il par céder, en sachant très bien où Torek Vas Leon souhaitait en venir.
— D'après lui, c'est dans ce désert que vous auriez perdu votre doigt… insista le prince. »
Mateo Ek'Mes posa sa main droite sur la table. Si le gant cachait sa peau, il était évident que son annulaire ne possédait plus qu'une phalange. Leurs yeux se croisèrent– bleu lagon pour le plus jeune, gris acier pour son ainé – et Mateo décida, une fois de plus, de céder au caprice du prince.
« — J'imagine qu'il ne vous a pas raconté comment ?
— Il a dit que vous seriez un bien meilleur narrateur » mentit Torek. Ce n'était pas la première fois qu'il usurpait la parole de son père.
Mateo commença son récit pendant que le prince l'écoutait avec l'attention d'un enfant à qui l'on conte une histoire avant de s'endormir.
« — C'est votre père qui a eu cette idée. Il voulait absolument visiter la légendaire forêt bleue, ce à quoi personne ne s'opposait, mais il n'avait pas la patience de contourner le désert. Il finit par nous convaincre et, malgré les rumeurs, nous nous enfonçâmes dans les dunes. Au bout d'à peine quelques heures de marche dans le sable rouge, tout le monde dans notre groupe éprouvait cette impression étrange que nous étions observés. Les plaines derrière nous étaient déjà hors de vue lorsque nous les aperçûmes pour la première fois.
— Les ombres sauvages ? l'interrompu le prince, trépignant sur sa chaise.
— Oui, souffla Mateo avec mystère. D'abord furtivement, puis plus nous avancions, plus elles étaient présentes. De simples ombres, d'abord mêlées à celles que le soleil descendant dessinait sur les innombrables dunes, puis même face au soleil et, enfin, en plein milieu du sable pourpre, sans le moindre obstacle pour les projeter. La plupart de nos camarades étaient particulièrement nerveux à cette vue – il faut dire que les légendes qui parlent des ombres sauvages ou de leur désert sont rarement gaies –, mais je me sentais étrangement en confiance. Nous décidèrent de bivouaquer pour la nuit et comme les ombres se mêlaient à l'obscurité qui régnait et qu'il ne semblait pas y avoir d'autres formes de vie aux alentours, personne ne fut chargé de monter la garde. À moins que ce ne fût le second soir, je ne sais plus. Je crois que le premier soir nous avions …
— Ce n'est pas très important, trépigna le prince, continuez !
— Toujours est-il que nous marchâmes une seconde journée sous le soleil, sans pour autant que la chaleur ne nous écrase comme on aurait pu s'y attendre (tant mieux, car nos réserves d'eau étaient limitées !). Les ombres s'approchaient toujours plus, toujours plus nombreuses. C'est le troisième jour, je crois, alors que nous reprenions la route au matin que l'un des nôtres poussa un hurlement. »
Mateo Ek'Mes ménagea une pause dans son récit pour observer le grand enfant qui buvait ses paroles. Il étouffa un rire – il fallait faire monter la tension après tout – puis enchaîna :
« — Jusque-là, personne ne l'avait remarqué, alors impossible de dire quand cela s'était produit, mais …
— Crachez le morceau, bon sang ! le supplia Torek.
— … nous avions tous deux ombres, lâcha enfin Mateo. »
Le récit eut l'effet escompté : le jeune prince sentit une main glacée lui caresser le dos. Il serra les dents et tenta désespérément de ne pas se retourner pour vérifier son ombre.
« — Il n'était pas difficile de deviner laquelle de nos ombres était la vraie, reprit le conseiller, vu que la seule source de lumière dans ce désert était le soleil, mais les ombres sauvages suivaient sans faute le moindre de nos mouvements. Plusieurs dans notre groupe paniquèrent et dégainèrent leurs armes. Mais ils eurent beau agiter leurs épées dans tous les sens, aux mieux ils tracèrent des lignes dans le sable. Certains essayèrent stupidement de les distancer en sautant à tout va. »
Mateo éclata de rire au souvenir de leur compagnie complètement désemparée, les uns ferraillant avec le sable, les autres courant en rond en hurlant. L'idée dessina un sourire sur les lèvres du jeune prince, qui connaissait aujourd'hui la plupart d'entre eux à un âge avancé.
« — C'est finalement votre père – qui s'il avait dégainé son arme était resté calme et réfléchi. C'est votre père, donc, qui trouva la solution. Il sauta en l'air, forçant ses ombres à se séparer de lui et – avant de retomber – traça de la pointe de son épée une ligne entre l'ombre sauvage et lui pour lui couper la route. Celle-ci s'arrêta net puis s'éloigna sans demander son reste. Les autres l'imitèrent (certains durent s'y reprendre plusieurs fois) et se débarrassèrent de leurs ombres.
— Ne me dîtes pas que c'est dans la cohue que vous avez perdu votre doigt, ironisa le prince.
— Non, monseigneur. Étrangement, je ne me sentais absolument pas menacé par cette ombre et j'avais décidé de la garder, contre les protestations de beaucoup de nos camarades. Encore une fois c'est votre père, le chef de notre groupe, qui coupa court aux discussions et la laissa m'accompagner, par curiosité.
Nous continuâmes notre voyage, au moins une journée entière. Une nuit aussi d'ailleurs, car je me rappelle me demander au réveil si l'ombre serait toujours présente. Après tout, nous savions très peu de choses sur les ombres sauvages ! Peut-être mourait-elles la nuit venue…
- Mateo… souffla le jeune prince à l'agonie.
- Bien sûr, reprit le conseiller avec amusement, ce n'est pas le cas et l'ombre était toujours là quand le soleil se leva. Je me souviens que les ombres qui nous observaient et rôdaient autour de nous s'étaient fait beaucoup moins nombreuses après l'agitation qui les avait fait fuir. Toujours est-il que nous parvînmes à l'extrémité du désert, nous commencions à apercevoir à l'horizon les cimes des immenses arbres bleus. Mais alors que nous franchissions l'une des dernières dunes de sable rouge, je me souviens avoir ressenti comme un frisson. D'instinct, je me retournais pour voir mon ombre – enfin, l'ombre sauvage – arrêtée quelques mètres en arrière, immobile. J'imagine que ce n'était pas compliqué à deviner, mais je compris tout de suite qu…
— … qu'elle ne voulait pas quitter le désert, le coupa fièrement Torek.
— … qu'elle ne pouvait pas quitter le désert, reprit Mateo avec amusement. Le reste se déroula comme dans un rêve, c'était tout à fait étrange et pourtant … si naturel. Je me suis approché de l'ombre, accroupi, j'ai dégainé le couteau à ma ceinture, l'ai posé sur mon annulaire et l'ai sectionné d'un coup.
— Je vous demande pardon ? s'exclama le prince. Toute cette histoire pour conclure que vous avez vous-même coupé votre doigt ?
— Laissez-moi finir, mon prince, le pria Mateo. (Le jeune prince rougit puis lui fit signe de continuer.) J'ai sectionné mon doigt et l'ai lancé sur l'ombre. Celle-ci n'a pas bronché, elle semblait continuer de m'observer. J'ai levé lentement ma main meurtrie pour la tendre vers elle. Il devait être approximativement midi, car je me souviens clairement de l'ombre de ma main et du doigt manquant. Mais avant que je ne le remarque, l'ombre du doigt commença à se remplir alors que mon propre doigt semblait disparaitre dans le sable pourpre. D'ailleurs, à bien y réfléchir, le sable à ce moment avait l'exacte couleur du sang qui coulait de ma main, ou alors il l'absorbait si bien qu'on aurait presque cru que je ne saignais pas. (Le prince du se retenir de demander à son conseiller d'abréger les détails aussi inutiles que gênants et trépignait sur sa chaise.) Toujours est-il qu'avant que je ne le réalise, l'ombre sauvage avait pris la place de l'ombre de mon doigt manquant.
— Qu'est-ce que vous voulez dire par là ? s'étonna le prince.
— Voyez par vous-même. »
Sur ces mots, Mateo Ek'Mes retira son gant et plaça sa main mutilée sous la chandelle. On distinguait clairement son annulaire raccourci et la cicatrice qu'avait laissée la scène. Pourtant, l'ombre que projetait sa main comportait bel et bien cinq doigts entiers.
« — Je crois que j'ai découvert ce jour-là comment apprivoiser une ombre sauvage. » lança le conseiller du roi avec un mélange de fierté et de perplexité.