LES ORTEILS

narjiss-au-pays-du-fromage

Petit texte sur les orteils pauvres et les orteils riches
A chaque fois que l’été arrive et que les gens découvrent leurs pieds, je ne peux pas m’empêcher de scruter leurs orteils, les petites bosses sur les phalanges, les déformations des articulations, l'état du petit orteil... Quand je vois des bosses sur des phalanges d’orteils, je me dis que lorsqu’ils étaient petits, leurs propriétaires étaient pauvres ou alors pauvres à la génération au-dessus ou encore celle d'avant ; trop pauvres pour acheter des chaussures à chaque fois que leurs pieds prenaient une pointure supplémentaire. Leurs pieds restaient contenus dans des chaussures trop petites. Au début, les cors, tout mous, se mettaient au dos de leurs phalanges, et puis, ils s’enraidissaient et s'installaient pour la vie. L’arche du pied se creusait et les orteils, ne pouvant pousser vers l'avant, poussaient vers le bas en griffe ou sur les côtés en marteau. Parfois les orteils se trouvaient en conflit dans des chaussures pointues au bout. Alors, ils se chevauchaient ou se resserraient les uns contre les autres ; les os entraient en contact et deux cors se formaient en miroir. Quand je vois des pieds sans bosses sur les orteils, j’imagine que leurs propriétaires étaient bien nés. Ils trouvaient toujours chaussure à leur pied. Leurs orteils n’étaient jamais à l’étroit, ne se faisaient jamais touts petits. Ils s'épanouissaient longs et beaux dans des chaussures qui les enveloppaient voluptueusement. Parfois, les orteils étaient mous à force de vivre dans le confort, sans rien faire, depuis des générations. Ils n’avaient jamais souffert de rester comprimés longtemps dans une paire inconfortable. Ils n’avaient jamais eu à retenir des chaussures dont la sangle était cassée et qui menaçaient de se projeter loin devant à chaque pas. Ils n’avaient jamais couru ou joué au foot avec des chaussures, en similicuir trop dur, qui leur blessaient les pieds. Moi, j'ai des bosses au pied gauche mais pas au pied droit. Étais-je pauvre ou bien née ? Je ne pense pas avoir été obligée de garder des chaussures trop petites au pied ou alors pour faire ma belle ou encore parce qu’il n’y avait pas ma pointure dans le magasin et qu’il ne fallait pas rater l’occasion d’acheter une nouvelle paire. J’ai dû hériter ce pied gauche de mon arrière-grand-mère dont le deuxième orteil était bossu et laid. J’imagine les pieds de cette arrière-grand-mère meurtris par l’exode vers la grande ville. J’imagine ce qu’ils ont enduré en descendant de sa montagne natale dans des chaussures de fortune, trop petits, fuyant la misère, avalant des kilomètres à ne plus en finir, se heurtant à des cailloux impitoyables, se blessant sans jamais être soignés ou consolés. Je les imagine pleins de crevasses, ne pouvant plus porter le corps au-dessus, le petit corps accroché au dos et le baluchon dans les bras. Je les imagine enfin arrivés dans la grande ville, lavés à l’eau tiède et pansés à l’aide d’une mixture de plantes. Je les imagine parcourir la ville en long et en large pour trouver un parent, un travail, un logement. Je les imagine timides quand il faut sortir des chaussures usés devant les autres pieds de la ville. Je les imagine recroquevillés pour ne pas être raillés à cause des bosses sur les orteils et des ongles colorés d’une coloration brune inexplicable. Je les imagine réfugiés sous la table, sous les jupes ou sous le tapis pour échapper aux regards moqueurs des citadins. Tous en retenue, ils ne s'étalent jamais même quand ils ont toute la place dans de nouvelles chaussures. J’ai dû recevoir tout ça de mon arrière-grand-mère. Les gènes transmis ont dû enregistrer cette retenue, cette tension, cette appréhension de la douleur. Dans ma famille, le confort, des pieds et du reste, est récent. Il ne s’est pas encore transmis de génération en génération. J'essaye de cacher cet héritage sous des pansements, des couches de vernis ou sous le sable à la plage. Mais, il finit toujours par sortir de sa cachette et montrer toute sa misère. Parfois, j’aimerai bien perdre cet orteil dans un accident ou alors le couper délibérément. Il me gêne dans ma nouvelle vie de parvenue. Il dévoile mes origines que je cache soigneusement. Mais, je n’ai pas envie de trop souffrir. Alors, j’ai décidé de faire appel à la chirurgie esthétique pour en finir. J’ai décidé de raboter cet horrible orteil dans la meilleure clinique de la ville. Je veux aussi un nouvel ongle sur mon nouvel orteil.
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