Les Oubliés - Partie I

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 Immense :  tel était l'adjectif qui nous venait à l'esprit lorsque l'on entrait dans ce lieu. On apercevait aucun mur, aucun plafond, aucune limite, de sorte que l'on ne savait pas si on était à l'intérieur ou à l'extérieur. On avait l'impression de se promener dans une immense page blanche, un désert sans fin, qui ne semblait cependant pas vide. On n'y sentait une atmosphère chargée d'émotions. Des milliers de personnes semblaient être déjà venues ici, laissant l' empreinte invisible de leurs pensées , comme certaines femmes laissent derrière elles l'effluve de leur parfum.

SIMON : 

Simon regardait autour de lui, l'air hébété, avec une impression de vertige face à cette immensité.  

Les médecins l'avaient pourtant prévenu que ça arriverait, mais pas si tôt. Il n'avait pas eu le temps de préparer ses affaires, ni même de lui dire adieu. Il était parti sur un bête « Je dois te laisser Maman, on m'attend. A demain. » Elle n'avait pas répondu. Aujourd'hui, Simon avait vu la face triste d'Odette, comme si elle avait deviné quelque chose.  Il a refermé la porte doucement en partant, pour ne pas réveiller les larmes qui montaient aux yeux de sa mère.

Depuis qu'ils avaient diagnostiqué son Alzheimer, il comparait sa mère à la Lune : lointaine et changeante. Chaque jour, on voyait une nouvelle partie d'elle : l'Odette enfant et les déboires que lui faisaient vivre ses frères, l'Odette jeune mariée qui devait faire face à la guerre. Ou l'Odette apaisée qui parlait des livres qu'elle avait lus tout au long de sa vie en récitant par coeur certains passages. Celle-ci était de loin la préférée de Simon. Il retrouvait sa mère telle qu'il la connaissait, pour quelques heures, lumineuse, avant qu'elle ne s'éclipse. 

Comme chaque jour à 13h46, il était monté dans l'ascenseur qui le menait à son open-space. Tout-à-coup, il avait eu une drôle de sensation : une perte de repère. Il avait l'impression  d'avoir perdu quelque chose, de ne plus savoir qui il était.  Il quitta l'ascenseur. 

Sans savoir comment, il s'était retrouvé dans cette pièce qui ne ressemblait en rien à son bureau. 

Malgré la froideur ambiante du lieu, on s'y sentait bien : en sécurité, loin de tout. 

Simon avait l'impression d'être dans une salle d'attente, sans savoir ce qu'il attendait. « Si le purgatoire existe, je pense que c'est ici » s'était-il dit. 

Il aperçut un homme, plus loin, qui semblait déjà connaître les lieux. Alors qu'il se dirigeait vers lui, il fut interrompu par une jeune femme qui venait d'arriver.

Plus que perdue ou hébétée, elle avait l'air angoissée. Ses yeux parcouraient la pièce de fond en comble à la recherche de quelque chose qu'ils ignoraient. Elle respirait avec difficulté, entre sanglots et essoufflements et semblait sur le point de s'évanouir au moindre courant d'air. 

Les deux hommes accoururent vers elle : «Calmez-vous Mademoiselle. Vous êtes en sécurité ici. » dit celui qui connaissait déjà les lieux.  Son timbre de voix, très grave mêlé à son air naturellement paternel vous rassurait aussitôt.

« De toute évidence, vous avez fait une belle chute, c'est normal que vous soyez dans cet état. Heureusement, tout le monde n'arrive pas ici aussi brutalement que vous ! Sinon, ils devraient ouvrir un bloc opératoire ! »

Après quelques minutes, la respiration de Louise commençait à ralentir, elle fixait le vide autour d'elle en triturant sa robe émeraude. Elle était élégante, malgré ses cheveux défaits et ses yeux rouges. 


LOUISE :

Ce jour-là, elle s'était faite belle pour son petit-ami. Elle se faisait toujours belle pour lui, mais  aujourd'hui particulièrement. Mettre une jolie robe de la couleur de ses yeux, qu'il aimait tant, un rouge à lèvres rouge pour marquer son beau sourire. Elle voulait que Thomas lui dise qu'elle était belle. Il l'avait fait.

Dans l'après-midi, ils étaient allés se promener, c'était leur rituel : une balade pour mériter le repos qui suivrait. Pendant qu'ils marchaient, ils refaisaient le monde, pendant qu'ils se reposaient, ils le fuyaient.
Depuis qu'ils étaient amoureux, ils se sentaient l'un et l'autre entier.
Mais pour la première fois depuis qu'ils étaient ensemble, Louise se sentait seule. Thomas marchait pourtant
auprès d'elle, lui tenant la main et lui parlant de leurs projets. Elle avait cependant l'impression qu'il était loin. La
tête ailleurs. En fait, son coeur aussi était parti se promener, mais sans elle, tandis que le sien lui paraissait
trop lourd pour le rattraper. Son compagnon semblait être à la veille d'un voyage : il était physiquement là mais son
esprit était déjà bien loin. Et de toute évidence, il ne l'avait pas prise avec.

Loin des yeux loin du coeur. Louise avait l'impression que ses yeux étaient à des milliers de kilomètres du coeur de Thomas. La beauté de son regard n'avait pas suffi à le retenir. Elle avait du mal à réprimer ses larmes : le sentiment de solitude est encore plus cruel lorsqu'il apparait quand on est deux.

Au loin, elle aperçut un trou, au beau milieu du sentier. Elle ne l'avait pas remarqué jusqu'à présent.
Plus elle sentait le vide se creuser en elle, plus le trou lui paraissait gros, elle pensa d'abord que c'était une
illusion d'optique. Thomas ne remarquait rien, ni le trou sur la route, ni son éloignement.
Arrivés à un mètre du cratère, il s'arrêta. L'embrassa dans un élan de tendresse qui habituellement l'aurait
rassurée. Il lui dit « Je t'aime »

Louise avait compris.

Elle se dirigea vers l'orifice, comme hypnotisée, happée par la solitude.

Thomas resta là, sans bien comprendre ce qui arrivait.

Une fois qu'elle aurait disparu, il continuerait son chemin.


C'était donc cela, tomber dans l'oubli.





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